Michèle Audin | « C’est dur, Henri », vie et mort d’un mathématicien

de l’assassinat de Maurice Audin en 1957 – le livre « Une vie brève » pour qu’il soit de notre mémoire à tous



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Michèle Audin est mathématicienne elle-même, et membre de l’Oulipo.

Mais son nom pour nous tous symbolise les martyrs de la guerre d’Algérie, et ce dont témoignera La Question d’Henri Alleg (avec sa postface chez Minuit : « La torture au coeur de la République »).

En ces jours où nous sommes encore sous le choc de la mort violente d’un étudiant de 19 ans, Clément Méric, la relecture des pages de Michèle Audin sur la mort de son père, faite pour moi il y a quelques semaines, revient de façon obsédante.

Pourtant, dans ce récit, rien n’est dit de la mort elle-même. Ce qu’accomplissent les parachutistes français, sur un jeune intellectuel père de famille, torture et crime de sang froid, s’accomplit pourtant en notre nom, celui du peuple qui les envoie, et appartient à la mémoire collective – à preuve, que notre société n’en soit toujours pas guérie.

La force et la beauté du livre de Michèle Audin, c’est de rester jusqu’au bout du récit la mathématicienne qu’elle est. Dans les 36 chapitres tendus de cette vie brève dessinée, un événement d’apparence totalement universitaire, la mention sur la thèse, ou pas, de l’absence du candidat à sa soutenance, occupera un espace narratif plus large que le puits, l’abîme, le gouffre tout entier replié dans le bref fragment 27, dernière parole à la mère, dernière parole à Henri Alleg, dernière parole à Georges Hadjadj, qu’on ne saura pas.

Maurice Audin a 25 ans. L’État français n’a jamais reconnu sa responsabilité dans cet assassinat, et sa fille a refusé pour cette raison la Légion d’honneur.

Ce livre nous appartient à tous. D’une écriture remarquable, d’une écriture qui ne tremble pas – ou consacre toute son énergie droite à ne pas trembler –, la leçon d’histoire est elle aussi le fil permanent de la frontière entre responsabilité individuelle et responsabilité collective. Comme chez Roubaud (leurs deux visages pour moi associés), la place faite dans le récit à la pratique des mathématiques comme pour créer un tenseur autour de la langue, qui définisse aussi un autre appel dans le rapport au monde, jusque dans l’éthique.

En se faisant le récit de l’enquête, le livre ne cesse de produire devant lui, d’abord, une question encore.

L’évocation comme irréelle des propres souvenirs d’enfance, les coups de pieds aux parachutistes et la mention du cirque, démultiplient l’instance tragique, et ouvrent à l’inscription de l’auteur, seule à pouvoir se risquer dans cette frontière de l’enquête.

Lire aussi cet entretien dans le Monde, et cette suite d’articles de Michèle Audin elle-même dans la revue du CNRS Images des maths (sur Fournel, Perec, ou les maths et le nazisme). Sur Michèle Audin oulipienne, voir liens sur sa page du site Oulipo tenu par Valérie Beaudouin.

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Michèle Audin | Une vie brève (extrait)


25

Janvier 1957. À Alger, la dixième division de parachutistes, commandée par Massu, a les pleins pouvoirs en matière de police.

« Les talons des paras sur les trottoirs d’Alger m’ont fait la même impression que les talons des bottes allemandes sur les trottoirs de Bayonne en 1940 », écrivit ma grand-mère dans un carnet quelques mois plus tard.

Les images d’archives qui montrent des paras torse nu enregistrant les Algériens raflés (18 000 interpellations et arrestations, en 1957, parmi lesquelles plus de 3 000 disparitions) évoquent les jeunes garçons torse nu en cours de sports sur les photos de propagande de l’école militaire préparatoire de Hammam Righa. Car, oui, c’est sans doute ce que beaucoup de ces gosses, au moins parmi ceux qui n’étaient pas morts en Indochine, sont devenus...

Le 21 mai, le gouvernement Guy Mollet était « tombé », comme on dit. Et le 12 juin, le dénommé Bourgès-Maunoury, jusque-là ministre de la Défense nationale et à ce titre responsable de ce que faisait l’armée en Algérie, et d’ailleurs partisan d’une « solution » militaire, était nommé Premier ministre, par le président (qui s’appelait René Coty, mais à cette époque pré-gaullienne le président avait peu d’importance, d’ailleurs celui-là n’avait été élu qu’au treizième tour).

26

Au début de l’année, mon père finissait de rédiger sa thèse, qui portait, pour employer les termes exacts, sur « les opérateurs linéaires entre espaces vectoriels de dimension infinie, leurs noyaux, leurs images ».

Gaston Julia avait déjà transmis à l’Académie des sciences quatre notes que mon père avait écrites pour annoncer ses nouveaux résultats, au fur et à mesure qu’il les obtenait. Deux autres s’y ajoutèrent en 1957, le 7 janvier et le 27 mai, après la visite à Schwartz (et à Julia) en novembre. Il avait donc continué à démontrer les résultats qui constitueraient sa thèse. Ces six notes sont parues dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, aux dates où elles furent transmises ou quelques semaines plus tard, le temps qu’il reçoive les épreuves, les corrige et les réexpédie à l’imprimeur.

J’ouvre ici une parenthèse pour y insérer deux détails. Cela avait un coût : la note du 24 mai 1954 apparaît dans le carnet de comptes pour la somme de 1 732 francs (je ne sais pas ce qu’il a comptabilisé, les tirés à part, qui n’étaient pas gratuits, mais peut-être aussi les frais postaux). Quant aux délais de publication, le plus long est celui qui a séparé la présentation le 26 septembre et la publication le 31 octobre 1955 de la note Extension de la méthode de Galois-Hilbert à des cas non symétriques, je ne savais pas que la méthode s’appelait, ou s’était appelée ainsi, mais c’est une généralisation à une situation beaucoup plus compliquée d’un théorème que j’enseigne à mes étudiants... Les cinq semaines s’expliquent peut-être par la naissance, dans la période, de mon frère Louis, le 18 octobre.

Cette parenthèse refermée, je signale que, à la publication des résultats dans ces notes, il faut ajouter la publicité que leur faisait de Possel. Du 27 mai au 4 juin 1956 s’était tenu à Bucarest le quatrième Congrès des mathématiciens roumains. Une partie des communications qui y furent données ont été publiées par la Revue roumaine de mathématiques pures et appliquées. René de Possel, dont j’ai déjà dit qu’il avait participé à ce congrès, et dont la lettre à Kratchkovsky mentionnait l’exposé, a donné un court article, intitulé « Les équations linéaires dans un espace vectoriel algébrique topologique et de Banach » dont l’introduction commence ainsi :

Mon intention est de donner un aperçu des principaux résultats sur les équations linéaires, obtenus par Maurice Audin, assistant à la Faculté des Sciences d’Alger, qui travaille avec moi sur ces questions. Quelques-uns de ces résultats ont été indiqués dans des Notes [...]

subtil, non ? Il a obtenu, il travaille avec moi — assez subtil pour que W.A.J. Luxemburg, qui recensa l’article pour le journal Mathematical Reviews ait compris de travers :

This is a survey of results about linear transformations in topological vector spaces which were obtained by the présent author and M. Audin [des résultats obtenus par le présent auteur et M. Audin] and which were announced previously by M. Audin.

De toute façon, cette recension est parue seulement en septembre 1959, une date où plus personne ne pouvait s’offusquer de l’erreur (les recensions des notes de 1957 sont parues en septembre 1957 et juin 1958, après la mort de leur auteur elles aussi).

De Possel avait aussi parlé de ces travaux au quatrième Congrès des mathématiciens autrichiens à Vienne du 17 au 22 septembre 1956. Je l’ai appris dans une lettre de de Possel à Cartan dont je ne citerai qu’une phrase : « j’ai hâte maintenant de quitter Alger » — ce qui n’est pas vraiment une digression.

Mais revenons à la thèse de mon père et à 1957. En février, il rédigea pour (et sans doute expédia à) « Monsieur J. Leray » un résumé de sa thèse, douze pages dactylographiées dont il avait conservé une copie, celle que j’ai vue. En mai, de Possel était à Paris. Il se préoccupait, de loin, de l’examen d’analyse supérieure, laissant ses collègues restés sur place en confectionner le sujet. Il se rendit à l’Académie des sciences, y rencontra Julia et Leray, et en rendit compte à mon père dans une lettre datée du 29 mai :

Votre note a été remise lundi à M. Julia. Vous en recevrez les épreuves ces jours-ci. Leray était présent, et nous avons arrêté la composition du jury : il y aura Favard en plus de Leray, Julia et moi-même. Date de la soutenance : trop tard pour la présente année scolaire. Au premier trim. Leray sera absent, ce qui remet au début de janvier.

Si finalement, la thèse et sa soutenance en décembre restèrent associées à Laurent Schwartz, il est remarquable qu’en mai 1957 de Possel ne mentionnait pas Schwartz dans le jury. La dernière note de mon père, celle dont parlait de Possel dans cette lettre, présentée le 27 mai 1957, fut publiée dans le Compte rendu daté du 12 juin 1957, exceptionnellement un mercredi, parce que le lundi de cette semaine-là, le 10 juin, était le lundi de Pentecôte, un jour férié.

Quelques jours plus tard, le secrétaire archiviste rangea les manuscrits qui revenaient de l’imprimerie dans l’ordre où ils apparaissaient dans le fascicule publié, y ajouta la correspondance reçue depuis la séance précédente, en particulier la résolution adoptée le 26 avril par le Science Council in Japan pour l’arrêt des essais de bombes atomiques et à hydrogène (il n’y avait pas de démonstration de la trisection de l’angle ce jour-là, ni d’autre lettre de « déséquilibré » comme il y en a souvent), il y joignit les épreuves qu’il avait corrigées du Compte rendu, écrivit la date de la séance, 12 juin 1957, sur une grande enveloppe, dans laquelle il enfourna le tout, et qui est, depuis, conservée par les archives de l’Académie des sciences.

De cette dernière note de mon père, les tirés à part sont arrivés après sa mort.

Je n’ai eu aucun mal à recueillir ces informations, j’aurais pu détailler davantage le contenu de l’enveloppe, j’aurais même pu citer les noms de toutes les personnes qui, à l’imprimerie Gauthier-Villars, ont composé telle ou telle page de ses notes... Les archives de l’Académie des sciences me sont un lieu de travail familier. J’y ai déjà consulté de nombreux documents : j’ai essayé de reconstituer ce qui s’était passé au cours des séances de l’Académie des sciences pendant la Commune de Paris, pendant la Première Guerre mondiale ou encore pendant l’Occupation, au moment où l’on a fait disparaître les auteurs juifs des publications scientifiques, j’y ai étudié les archives de Bourbaki, celles des mathématiciens Henri Cartan et André Weil — la lettre de mon père à Kratchkovsky n’est pas la première lettre de mathématicien que je publie...

J’y suis allée encore une fois et j’ai demandé à consulter les enveloppes des séances au cours desquelles étaient passées ses notes (j’avais auparavant fait une liste des dates de ces séances). J’ai regardé et même photographié les « manuscrits » (seule la première note était effectivement manuscrite, les autres étaient plutôt tapuscrites). Comme je le fais toujours, j’ai rempli avec soin le formulaire d’« autorisation de reproduction », sur lequel on doit déclarer les documents que l’on a photographiés. Je me sentais si peu de légitimité à consulter et reproduire ces documents que, je l’avoue, j’ai écrit sur le formulaire que j’avais photographié des notes de Bouligand, un des mathématiciens dont j’avais le nom sous les yeux. De même, à la question amicale de la responsable (« tu travailles sur quoi, là ? ») j’ai répondu gentiment et sans vraiment mentir, mais très vaguement (« oh ! toujours les mathématiciens du XXe siècle... »).

Le délai (correction des épreuves, lundi de Pentecôte) fit aussi que, lorsque sa dernière note est parue, il était déjà dans les mains des parachutistes, et peut-être, car que savons-nous de la date précise à laquelle le fascicule est sorti de l’imprimerie, et surtout, que savons-nous de la date précise de sa mort, peut-être était-ce déjà une publication posthume.

Sans doute s’était-il réjoui, les fois précédentes, de voir son travail imprimé. Peut-être était-il allé montrer à ses parents les articles publiés sous son nom, certainement ceux-ci s’en sont montrés heureux et fiers, certainement ils ont pensé que, comme il l’avait promis lorsqu’il avait quitté Autun, il faisait bien mieux dans le civil qu’il aurait fait dans l’armée. Certainement. Sauf que, même de cela, que j’imagine sans mal, je ne peux être sûre.

27

Les derniers mots qu’il dit à ma mère, lorsque les parachutistes l’emmenèrent, furent : « Occupe-toi des enfants. » C’était le mardi 11 juin.

Les derniers mots qu’il dit à Henri Alleg lorsque leurs tortionnaires les mirent face à face furent : « C’est dur, Henri. » C’était le mercredi 12 juin.

On sait qu’il a parlé ensuite avec Georges Hadjadj et d’autres prisonniers, mais les mots exacts qu’il a dits, on ne les connaît pas, la date non plus.

28

Ce dont je suis sûre, c’est qu’il a dit à sa mère, et ce sont peut-être les derniers mots qu’il lui a dits, du moins c’est ainsi qu’elle s’en souvenait, que rares étaient les étudiants qui n’avaient pas un couteau ou un pistolet dans la poche et qu’il s’attendait à recevoir un coup de couteau dans le dos ou une balle de pistolet.

C’est dans un immeuble en construction de ce qui s’appelait l’avenue Georges-Clemenceau, et qui porte aujourd’hui le nom d’Ali Khodja, à El-Biar, que les parachutistes torturaient. Aussitôt après que le médecin qui avait soigné Paul Caballero eut parlé, ils s’étaient précipités chez nous. C’est là aussi qu’ils l’ont emmené, torturé et tué.

Plus tard, c’est-à-dire longtemps après que j’ai su qu’il s’agissait d’un immeuble en construction, j’ai appris que ce que l’on appelle « Drancy », un camp où beaucoup de Français juifs ont attendu le train pour Auschwitz, était aussi un groupe d’immeubles en construction. Aujourd’hui, c’est une cité habitée, de même que l’immeuble de l’avenue Ali-Khodja est aujourd’hui un immeuble d’habitation, un immeuble vivant, comme les photos qu’y a réalisées Ernest Pignon-Ernest le montrent.

29

Ma grand-mère se souvenait, et elle l’a beaucoup raconté, elle l’a même écrit dans un de ses carnets, que j’avais beaucoup pleuré en réclamant mon père, que j’étais « comme une petite folle », et même, que j’avais donné des coups de pied aux paras en leur criant de s’en aller de cette maison.

Cela me donne un côté héroïque, la fillette qui n’a pas peur de donner des coups de pied aux méchants paras, qui s’accorde assez mal avec mes souvenirs. Des coups de pied aux paras je ne me souviens pas mais il n’y a pas de raison de ne pas croire ce que dit ma grand-mère, qui n’était pas présente mais à qui ma mère a parlé. Pleurer en réclamant mon père, ça je suis sûre de l’avoir fait, et certainement plus d’une fois. Si j’en suis sûre, c’est parce que j’ai un souvenir très précis d’une des fois où c’est arrivé. Comme il n’a rien de glorieux, ma mère n’en a jamais parlé devant moi, de sorte qu’il est intact, au moins avant que je le couche sur le papier. Je me souviens donc d’une immense crise de sanglots et de larmes, au cours de laquelle je le réclamais, et que ma mère avait fini par calmer en me promettant de m’emmener au cirque, ce que j’avais accepté avec un peu de honte et beaucoup de satisfaction.

 

© Michèle Audin, Une vie brève, L’arbalète Gallimard, janvier 2013.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 juin 2013
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