de ces sept livres abandonnés à Brooklyn

de livres abandonnés dans la rue de Brooklyn, et de Pamela Serure


Tu marches longtemps dans Brooklyn, de Red Hook à Dumbo, en suivant les rives, les grues et entrepôts au bout de l’East River. Tu vois d’étranges gens, et des lieux qui sont des mondes, des mondes à l’abandon, des mondes bulle, des mondes comme désenfouis, ou l’indifférence de ceux qui ici ont leur campement vie.

Et la ville ici grogne, c’est une ville de camions, de bretelles express, de voies routières haut grimpées sur structures de fer ou émergeant avec violente d’odeur d’huile brûlée et d’essence de souterrains sans accès piéton.

Et pourtant d’autres rues sont calmes, larges, ouvertes. Toi tu marches, grognant que rien ici n’est à la taille de celui qui marche (et combien un peu plus tard, au retour, te semblera étroit l’espace retrouvé).

Ils étaient là. Sept livres sur une pierre, un de ces blocs mal équarris posés probablement pour empêcher les véhicules de stationner trop près du virage. Un virage en côte, qui montait, avec d’un côté toi qui surplombes l’autoroute et la rivière, de l’autre côté ces immeubles aux fantastiques labyrinthes dessinés plein ciel qui te surplombent mais sans jamais un regard.

Lequel d’entre nous serait indifférent au destin de livres ainsi laissés ? Et non pas dans les rues populeuses d’à côté, mais ici où il ne s’agit que d’entrepôts et d’un virage en côte. La ville s’équipe de vélos à louer, les bornes sont prêtes, mais elles sont vides. Quelqu’un a pensé que, plutôt de les abandonner aux poubelles de tri sélectif, ces livres pourraient avoir leur chance, même ici sous pluie, soleil et vent, sur leur pierre.

Le web l’a d’emblée, cette chance, d’être en tout temps et de partout accessible, sans limite de durée. Pour les livres imprimés il faut la bibliothèque, chez soi, à l’école, dans la ville.

Peut-être qu’un des éléments de la nostalgie c’est que, même ainsi, personne ne les prend, les livres. Ils sont un signe comme la borne à vélo : quelques rues plus loin il y a les écoles, les bibliothèques, les librairies. Il est normal qu’une ville ait des livres, alors ceux-ci resteront sur leur pierre parce que telle est leur place de livres abandonnés.

Les livres abandonnés sont-ils obsolètes ? Peut-être un livre imprimé obsolète devrait s’effacer comme on le fait d’un fichier sur le web. Un livre s’appelait Media Worlds, antrhopology on new terrain. Un catalogue de la marque de vêtements American Apparel faisait partie des sept : la notion de livre est-elle la même ?

Et le petit livre Hope for the future, by children of Liberia, s’il est ici abandonné, s’est-il résigné à abandonner aussi l’espoir de son titre ?

Et Confessions of an economic hit man que dit-il de notre aventure humaine ? Celui qui l’a acheté rêvait-il lui aussi de succès économique ? Les livres sont des productions liées à un temps précis – les bibliothèques autrefois classaient ces productions (les journaux de la Révolution) dans la rubrique éphémères et savent les traiter, mais elles n’ont pas appris, dans les dernières décennies, à y placer aussi les livres imprimés, ça ferait pourtant de la place.

Moi aussi j’abandonne des livres. Pas seulement parmi ceux qu’on reçoit, sans connaître l’expéditeur, ou tout simplement parce qu’il nous sera plus simple de le recommander ou de le retrouver en bibliothèque, qu’en alourdir encore l’espace limité de votre pièce de travail. Le problème peu à peu s’allège avec le numérique. En fin d’année scolaire, cela représente quelques dizaines de kilos. Il y a quelque temps encore, je les déposais à la librairie, ils vendaient ou donnaient ça le jour de la brocante annuelle, ça participait à la cagnotte des pots, lors des réceptions auteur. Je viens toujours régulièrement à la librairie (merci à eux, qui, il y a quelques semaines, m’ont fait découvrir Manganelli), mais je n’oserais plus y déposer mes trois sacs poubelle remplis des livres à évacuer.

Et pourtant, à Brooklyn non plus, pas pu me résigner à partir sans emporter un des sept livres.

J’ai emporté ce gros livre, gonflé aussi par les pluies récentes, il a rediminué depuis, 3 days energy fast. Trois jours à pleine énergie, trois jours pour reconstruire votre énergie personnelle. Des tas d’exercices, des recommandations d’hygiène alimentaire, des exercices de méditation, de prise de distance au quotidien urbain, de maîtrise du temps domestique, et même d’attention aux rêves. Plus les inévitables citations de grands écrivains.

C’est un peu plus tard, au bord de l’East River, que j’ai découvert que l’auteur s’appelait Pamela Serure, même si peu de rapport avec le roman à clé ou le livre qui ouvrirait des portes. J’ai cherché Pamela Serure sur le web. Elle a écrit d’autres livres sur le bien-vivre, et ses 3 jours d’énergie à vivre sont toujours disponibles.

J’ai le livre dans mon bureau. Je l’ai feuilleté plusieurs fois. Je ne sais pas combien de temps je le garderai. Je ne sais pas quand je repartirai à New York, si c’est dans 3 mois ou dans 2 ans. Peut-être qu’alors je reprendrai le livre de Pamela Serure, et le rapporterai sur cette même pierre où je l’ai pris.

Il me trotte pas mal de questions sur le livre, ce n’est pas nouveau. Mais soudain, c’est le contexte, et ta propre situation de marcheur, qui les ravive d’un seul coup.

Quel est le temps du livre ? Quel est le rapport au monde que tisse pour nous seuls, qui l’attendons, le trouvons, le lisons, les livres en général, et tout livre singulier en est-il dépositaire d’une part intime, dont nous ne saurions faire deuil ?

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er juin 2013
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