#LedZep 9, scène | Earl’s Court 1975, Black Dog

Rock’n roll, un portrait de Led Zeppelin


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Chien noir, c’est le titre d’une de leurs chansons fétiches, celle du monolithique album IV, presque un indicatif, une mélopée que tous nous entendons par réflexe, sitôt prononcé le nom Led Zeppelin : Hey, hey, mama, said the way you move, gonna make you sweat, gonna make you groove, chiens noirs, chiens noirs des seventies. Et Plant rit de façon tranquille, à peine éclairé sous l’immense plafond du hall qui résonne : « La musique pour nous c’est comme une lumière… On cherche à l’attraper… Quelquefois très claire, quelquefois sombre… Et même très sombre… »

Et il dit, parce que le groupe a disparu derrière lui : « We just have a little interlude, c’était la récréation… » Avant de s’excuser : « Sometimes il you play city after city after city, night after night after night, you don’t feel it too easy : Quand vous jouez ville après ville, soir après soir, on n’est pas si bien que ça dans sa peau… » Donc, quand on est en tournée aux USA c’est la corvée, et ici à Earl’s Court plutôt comme se retrouver chez soi, have somme good time together. D’ailleurs les musiciens prennent leur temps. Et pour arriver à jouer trois heures d’affilée, il leur faut ces moments de relâche, de reprise.

Que tout soit élaboré et précis, il n’est que d’écouter la façon dont un accord discret de Page donne le ton si c’est à Plant d’attaquer a capella le morceau suivant, ou comment No Quarter, sur le disque un morceau compact et dur, devient sous le clavier de John Paul Jones une longue variation presque classique, frôlant le jazz façon ambiance parce que non, on ne peut pas tenir trois heures au rythme de Heartbreaker, Immigrant Song, Rock’n roll ou Black Dog, la chanson au chien noir que tout le grand hall d’Earl’s Court reconnaît dès que lancée :

Hey, hey, mama, said the way you move, gonna make you sweat, gonna make you groove...

Black Dog, le chien noir, changez deux lettres et ça devient Black God, dieu noir : combien de gloses sur la contrepèterie à deux balles et qu’ils ont dû sourire quand les petits magazines ont commencé à chercher ce qu’il recelait comme allusion très secrète ou divinatoire. Voilà juste ce que ça donne (traduction libre), les paroles de Black Dog, la chanson : Rester tranquille non, ça brûle dans mon cœur, jamais j’en ai assez / Mes yeux qui brûlent au rouge, le rêve de toi plein la tête. C’est l’assonance et le rythme qui commandent, right on the bell selon l’expression de Plant pour dire cet art de syncoper des paroles sur la musique qu’on lui propose, mais le refrain ne fait pas dans l’érotisme dissimulé :

Hé, petite, si tu marches comme ça, ce miel qui te coule au derrière je veux goûter…

C’est leur quatrième disque, et l’histoire du chien noir, la fille qui se fait appeler The Dog Act et qui a loué ses services à Bonzo et à Cole, ça fait trois ans qu’elle les suit bruyamment comme une casserole. Peut-être que ça les exaspère, peut-être qu’ils en rigolent : « Il y avait des événements bien plus importants et plus graves, des décisions qui nous engageaient complètement, et c’est juste ces trucs-là qui vous intéressent », rétorque Page en 1977 à un journaliste. Alors, avec Black Dog, on renvoie la balle, convocation dont on accepte la charge obscène, l’aura de provocation, et voilà comment on parle des filles quand on a vingt-cinq ans et qu’on chante dans Led Zeppelin :
Besoin d’une fille qui me prenne la main, me raconte pas de bourres, fasse de moi un type heureux

Et pour refrain cette antienne que même à soixante ans, alors qu’avec son groupe Strange Sensation il revient en France (juin 2005, studio 104 de la maison de la radio), il reprend évidemment des morceaux de Led Zeppelin mais pour les déconstruire, en jouer comme d’un classique qu’on tient à distance. Et lui, le raviné, le patron bienveillant accroché toujours à son micro comme si c’était de toujours un amusement, un pis-aller provisoire, fait survoler au-dessus de notre tête, en nuage impossible à saisir, quatre morceaux de Led Zeppelin (en commençant par When the levee breaks : « Un morceau surgit d’il y a très longtemps, trois cents ans, aussi vieux que Led Zeppelin… ») mais sans changer une syllabe à ce refrain écrit quand il avait vingt-et-un ans (lui qui s’affiche avec une brunette de deux fois moins que son âge dont on ne nous dit pas ce qu’elle en pense) : Moi je sais pas mais on me l’a dit : une fille aux si grandes jambes ça a quoi dans la cervelle. Plant, si on osait l’en interroger, dirait sans doute que ce « je ne sais pas » est assez de distance, mais quand même :

I don’t know but I’ve been told, a big-legged woman ain’t got no soul.

« Moi je ne sais pas mais on me l’a dit : les filles aux grandes jambes n’ont pas de cervelle… »

Et nous dans le Poitou qui n’avions pas connu ces filles dont il parlait, et ne saisissions qu’un pourcentage infime des paroles anglaises, on ne retenait que le Hey hey qui en était la marque de départ…

Demain, à nouveau, on jouera deux heures trente et plus sous les lumières et on tentera d’extraordinaires prouesses parce que l’ampli Marshall est un instrument de musique à part entière et encore à explorer, ou que ce fichu batteur derrière vous mène si lourdement la danse et que le blond à la crinière, devant vous, nu jusqu’au nombril, se déhanche et gémit. Ensuite on rentrera tranquillement chez soi, on sera père de famille ou laboureur ou artisan de studio (ou bien, tout cela, on aimera le faire croire).

« C’est tout le temps la bagarre, en moi, dit Plant. Autant j’aime ce que je fais quand je reste à la maison : j’ai ma petite équipe de foot et je vis comme n’importe qui, je me trouve plein de sagesse mais le groupe me manque. Alors j’appelle Jimmy, ça compense. Et l’autre nuit, quand on a recommencé à jouer, je ne m’étais jamais senti un pareil sourire sur la tronche… »

Croyons-le. Et chantez à n’importe qui, même faux, ou juste en voix parlée, la phrase qui lance Black Dog, même ceux qui vous disent n’avoir jamais entendu parler de Led Zeppelin conviendront d’avoir eu ça un jour dans la tête :

Hey, hey, mama, said the way you move, gonna make you sweat, gonna make you groove.

Et tant mieux si le baby-foot du pub ou l’équipe du dimanche avec les vieux potes ne suffit pas au bonheur d’un homme. Nous demandions autre chose à l’icône flamboyante et sexuée, à la voix rauque et capable de cri, et que ce cri soit collectivement nôtre : Plant nous l’a toujours rendu. Immense bonhomme.

Earl’s Court, écran géant : de la main gauche, pour le cri modulé, il éloigne légèrement le micro, puis à nouveau le rapproche des lèvres, enfin reprend la phrase presque en voix parlée. Page cesse brusquement et cette fois c’est une pure émanation rauque, de la gorge un bruit blanc bien plus fort que tout orgasme mais sur le fond pas si différent :

« When your conscience hits, you knock it back with pills. Livin’, lovin’, she’s just a woman… T’as des remords ou pas la conscience nette, une petite pilule et boum dehors, vivre c’est aimer, elle la fille… »

Après tout, à la famille, au bout de la tournée, est-ce qu’on ne ramène pas de l’argent plus qu’on ne saurait en faire. Rien qu’un quatuor de musiciens, et ce qu’ils livrent d’une performance où jamais les décibels n’effacent la précision technique, et bien plus : on ne fera jamais deux concerts pareils, on se réserve toujours l’improvisation d’un medley. A la fin de Black Dog, sur la vidéo, on voit John Bonham lancer ses baguettes en l’air et les rattraper en moulinet, comme les grands jazzmen d’autrefois. Qui l’aura vu de la salle ? Personne. C’est comme pour ces sculptures sur le toit des cathédrales gothiques, qu’aucun visiteur ne découvrira jamais : juste pour l’assemblage, la cohérence du tout.

« The extraordinary, the smily, the lovely John Bonham on drums… Jimmy Page on guitar… And mâ’ self Robert Plant… »

Robert Plant, et ce qu’on en retrouve dans sa tête, à trente ans de distance, un coup de projecteur sur la crinière dorée, un corps déhanché sous toison ébouriffée et toute l’adolescence soudain abruptement traversée, non pas le visage de Robert Plant mais sa sueur et son ventre : les grands jambes aux cuisses de footballeur (c’est seulement les deux dernières années, après l’accident de voiture, qu’il aura cette silhouette plus épaissie), un simple blue-jean et la chemise ouverte en triangle, par-dessus les épaules l’ample chevelure et le reflet doré de la toison sur le ventre, les deux seins durcis et tendus, au bout proéminent. – parce que la scène est un désir ? Il y a quelques paroles définitives de Janis Joplin sur la question (« Chanter sur scène, c’est comme vingt-cinq orgasmes, et je m’y connais… »).

Aussi bien, comme on ne lui voit pas le visage, c’est de cela qu’on se souvient : quand ce type-là chante, sur toutes les photos qui nous rejoignent dans l’adolescence, plus qu’une posture sexuelle affichée de façon provocante, plus que la voix même et les déhanchement, restent ces reflets dorés sur le ventre nu, la sueur qui rend brillants les pectoraux plats de l’homme musclé et, tandis que le visage rejette en arrière la longue toison blonde, que les seins en sueur sont obscènement tendus, à nous proposés et offerts : il bande des seins quand il chante, Plant ne s’est jamais expliqué sur cette sensation ni de comment, sur scène, il en fait une arme de guerre.

« Silent woman in the night, you came, Took my seed from my shaking frame, Same old fire, another flame, And the wheel rolls on… La fille qui se tait a surgi de la nuit : tu es venue, et ce germe quand je m’agite, le très vieux feu a fait nouvelle flamme, la roue recommence… 

« Silent woman through the flames, you come, From the deep behind the sun, Seems my nightmares have just begun, Left me barely holding on… La fille qui se tait a surgi des flammes, tu es venue, des profondeurs au-delà du soleil comme si du cauchemar tout revenait, à peine moyen de s’y soutenir… »

Né en 1948, il a vingt ans l’été de sa rencontre avec Jimmy Page, et lorsqu’il prend pour la première fois l’avion, direction le Danemark avec un groupe qui a à peine répété pour huit concerts sans répertoire. À vingt-trois ans millionnaire, pour ces paroles adaptées et collées sur de vieux blues chauffés à blanc, Whole Lotta Love, à vingt-cinq ans responsable de couplets et de refrains sur le puits bien plus ancien des mythes celtiques, et les paroles qui sont sa sculpture à lui, sa pâte sonore dans le suraigu malaxée et broyée, mais lancée par nappes, comme organiquement mêlée à lui-même tout entier fait instrument, sexe et seins compris, devant nous à Earl’s Court. Plant a trente-deux ans à la fin de Led Zeppelin : il lui reste toute la vie pour chercher à comprendre ce qui s’est passé pendant ces douze ans, et tellement d’intensité. Plant le fait en continuant de chanter, comme d’explorer à tâtons ce monde qu’il veut encore et encore décomposer pour en palper l’énigme. Quand il reforme plus tard, le temps de deux tournées, s’assurant avec vielle à roue et banjo (voir le film Unledded) que la musique qui les rassemble n’empiète pas sur le souvenir de Bonham et le fantôme de l’équipée Led Zeppelin – d’ailleurs on n’a même pas invité John Paul Jones –, ils reprendront Black Dog, mais il refusera toujours à Page qu’ils reprennent Stairway to heaven.

« With blazing eyes you see my trembling hand When we know the time has come Lose my senses, lose command Feel your healing rivers run… L’éclair de tes yeux sur ma main qui tremble, Tu sais que le temps est venu De perdre le sens, perdre commande Sens comme en toi la rivière de feu…

« Is it every time I fall That I think this is the one In the darkness can you hear me call Another day has just begun… Si chaque fois je tombe Je me dis là c’est totale Dans la nuit tu m’entends qui crie Et un autre jour a commencé…
 
« Silent woman, my face is changed, Some know in ways to come, Feel my fire needs a brand new flame, And the wheels rolls on.... rolls on… La fille qui se tait a changé mon visage Comment elle s’y est pris certains savent Et pour mon feu une flamme neuve Que tout recommence, oui recommence… » Parfois Led Zeppelin c’est quand même plus beau que Black Dog et son riff inventé d’abord à la basse, chanson tout droit venue de John Paul Jones (on a cette version initiale tout entière dans son grognement des quatre cordes, et sur lequel Page essaye timidement ses accords).

Silent woman c’est dans A Wanton Song, disque Physical Graffiti, paroles Robert Plant.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 avril 2013
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