de pourquoi ces corbillards enfin joyeux

ras-le-bol du triste, disaient les morts, pourvu qu’on les ballade


Cela avait commencé dans le sud-ouest, dans ces villes de lumière plus douce, on disait.

La ville avait tué les adieux : trop grands cimetières mornes, stériles cérémonies de crémation qui n’en finissent pas. Églises froides comme ceux qu’elles accueillent, où tout va trop vite, mains serrées dans le manteau.

Et puis ces convois qui se dispersent au deuxième feu rouge.

Notre vie, c’est donc juste ces silhouettes dures, rassemblées sans rien à se dire, quand tout ça finit, et qu’on rumine l’hôpital ou l’accident ou les comprimés du suicide et tout ça.

On avait relu le Barbare en Asie, par exemple : il n’y avait rien d’inéluctable, à tout cela. On avait le droit de faire autrement.

On avait appelé ça la conduite : au lieu des tristes cérémonies dans les lieux sempiternels, les voitures aménagées pour le funéraire étaient repeintes. Mais attention : repeintes pour chaque client. Ça coûtait quoi, avec les techniques numériques : une impression haute résolution sur film auto-collant détachable à l’infini.

Alors, et c’était plein de couleurs, il suffisait de prendre les têtes et photographies de vos amis – rien qu’une petite moisson dans l’ordinateur –, de vos relations – rien qu’une petite moisson dans les réseaux sociaux.

Alors c’était un véhicule de fête. Le cercueil aussi, on lui bâtissait une fresque des mêmes images : c’était quand même plus engageant.

Et on vous promenait une dernière fois. À vous de faire la liste, à vos proches de l’établir : lieux où vous aviez habités, lieux où vous alliez en vacances, maisons et familles que vous fréquentiez, entreprises, usines et bureaux qui furent les vôtres.

Le véhicule arrivait, klaxonnait : on se rassemblait, on regardait les photos, la fresque, les images. Si la famille y pourvoyait, ou les anciens collègues, on trinquait.

On nommait ça, pour chaque mort, la tournée, un mot tout vivant et gai, un mot de la vie d’avant, de la vie de tous les jours, de la vie des vivants.

Quand c’était fini, c’est eux qui s’occupaient du reste. On avait assez d’anciennes usines, et centrales nucléaires, on pouvait stocker sans peine, et dans assez de lieux isolés, des milliers et milliers de défunts à qui on avait payé la dette. On avait de quoi, pour prolonger l’affection, les pensées, partager via ces mêmes pages des réseaux avec toutes les images, les messages, où souvent on continuait longtemps de se croiser, d’échanger – parfois le disparu était le seul lien entre tel et tel participant, qui ne s’étaient jamais croisés, on y gagnait donc à tous points de vue.

Quelques villes et régions résistaient, s’en tenaient aux défilés mornes. Moi, sur les routes, j’aimais bien suivre, croiser, doubler les véhicules en tournée. D’ailleurs, ceux qui s’y employaient y trouvaient aussi un bien meilleur enrichissement.

Guettez-les, les véhicules de la mort gaie, n’hésitez pas à les interpeller, à les saluer, à s’arrêter même un instant auprès d’eux s’ils sont en pause. Et rien qui vous empêche de préparer vous-même votre tournée : le monde est triste, abandonnons-le donc comme une langue tirée.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 septembre 2011
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