on mourait donc, ici ?

à partir d’une phrase du Malte Laurids Brigge


La phrase t’était revenue telle quelle, d’un seul morceau : « On mourait donc, ici ? » Comme si quelque part on ne mourait pas. Comme si, à n’importe quel moment du temps, il existait une carapace à ne pas mourir. Non, si la phrase t’était revenue, c’est pour là où, à cet endroit, toi-même tu étais. L’étonnant, dans la phrase, ce n’était pas mourir, c’était ici.

Dans nos villes il n’y a pas mourir. C’est dans les films à la télévision, c’est dans les bandes de caméras de surveillance qu’on trouve ensuite sur Internet : un corps allongé sur le trottoir, plus tard les pompiers et les flics, une bâche grise sur la silhouette, des hommes en gilet réfléchissant qui prennent des mesures.

Tu as vu des morts sur le trottoir de la ville : un scooter qui percute une voiture, même si la voiture est en faute, ce n’est jamais beau à voir. Ou cette femme sous le camion.

Tu t’étais arrêté en des lieux précis pour regarder le sol : ici était mort l’ami, tombé de là-haut. Un sol ne garde pas mémoire. C’est le bitume sombre du trottoir que sous cette fenêtre au cinquième tu regardes : la fille était tombée là, où – devant toi – tu as les yeux. Un trottoir ne garde pas empreinte du corps qui s’y écrase. La pluie a tout lavé. Il y a si longtemps. Tu regardes pourtant.

Mais dans la ville ordinaire il n’y a pas la mort. Chacun vaque à ses tâches. On marche, on avance, on se déplace. Ceux qui sont dans les appartements, ils se préservent. Parfois une ambulance devant une porte, parfois passer pressée la civière qu’on enfourne, et les hommes occupés. C’est bref, et ce n’est pas la mort : il y a trop de sirènes, les sirènes sont la tâche de vivre.
Dans la ville ordinaire on ne s’arrête pas : dans le centre commercial, sur les bancs, ces silhouettes fatiguées, posées – ce n’est pas la mort. Et ceux-là, près de la poste, qui mendient : tu en vois un, couché, endormi, face contre le mur. Quand tu repasses, l’heure suivante, rien de changé : mais sont-ils encore de la ville, eux qui ont renoncé ?

À l’heure du soir, le grand couloir se remplissait. Dans la salle jaune, sous les lumières faibles, ils étaient des dizaines et dizaines, et chacun avec soi portant son île, et la démesure de l’injuste. On mangeait ici pour si peu cher, c’était ici pour l’entraide – mais l’histoire qu’on portait on la gardait pour soi seul, c’est elle qui maintenait les visages si fixes et si raides, tandis qu’on mangeait.

« On mourait donc, ici » : en autobus tu avais longé le cimetière, mais il y avait eu cette neige, toute cette neige – le haut des tombes émergeait seul du champ blanc. On aurait pensé un tableau si ancien, très ancien. La mort ce n’était pas ces stèles ni ces pierres sous le tapis uniforme et épais de silence – la mort est bruyante, pourquoi sinon les villes feraient tant de tapage et de bruit, la moindre circulation, la moindre galerie ?

« On mourait donc, ici » : tu attendais un autre autobus. C’est cet endroit du bord de ville (les villes ici ont-elles seulement un bord ?) où tu avais comme d’autres un entrepôt : trois pieds carrés, un mètre sur un mètre, on charge en hauteur. Tu y avais mis des livres. On ne peut pas, dans une vie urbaine, emporter sans cesse avec soi ses livres. Qu’est-ce que les livres à soi, quand on les laisse empilés en hauteur dans ces boxes numérotés par série de dix au bord de la ville ? Et les autres rideaux d’aluminium voisinant le tien, ou continuant dans ces couloirs et galeries dont la lumière s’allumait seule à mesure que tu y avançais, recelaient-ils aussi des livres, des objets qui sont de chacun la mémoire que la ville ne peut contenir, des papiers, des archives, des secrets, ou rien : la possibilité seulement, en louant un box, d’avoir à y ranger quelque chose ?

Tu t’étais pris à rêver : on pourrait y vivre, pourquoi pas, ce sont des lieux de calme, on y accède avec sa clé magnétique, il n’y a pas d’ouverture ni fenêtre, on peut baisser sur soi le petit rideau d’aluminium, y avoir son réchaud et sa tasse, des pommes, un cahier pour écrire – et qui viendrait te chercher là ? Et si on faisait ça à plusieurs, plusieurs dizaines mêmes, tous les auteurs de la ville, un dimanche par an, sur 24 heures pleine, quel visage de la ville en surgirait, de la penser elle-même depuis ses bords, mais sans ce trouble du bruit, du tapage, du mouvement, des sirènes, de la lumière même ?

« On mourait donc, ici ? » Tu attendais ton bus, ils ne sont pas si fréquents sur cette ligne qui dessert le bord de ville. Une cahute vitrée au toit plat, en bas d’une longue descente, la ville sur son cap. En bas, à gauche, un monde d’échangeurs, d’autoroutes, le pont au lointain. On ne se risquerait pas là à pied. Derrière toi, en élévation, c’est la symétrie du bâtiment bas qui t’avait surpris. Rien que de moderne. Une allée qui atteignait la porte de verre sombre avec un rond pour tourner. Plus loin, sur le côté, un parking et des entrées latérales plutôt pour camionnettes et camion. Et la voiture de ces gens qui venaient s’y garer : ce petit rien de guindé, les deux silhouettes comme immobiles emportées.

En avançant de cinq mètres dans la rue on pouvait lire le panneau, tu l’avais fait mais pas la peine, tu savais.

Et chacun de nous, dans ces pièces dessinées au carré, avec des peintures bleu pâle ou vert pâle, une chaise pour qui aurait faiblesse, et des verres dépolis aux fenêtres, combien de fois on s’est recueillis, on a attendu et regardé ?

Les morts ne ressemblent pas à ce qu’ils étaient vivants, ce n’est pas vrai. Tu serres par principe les deux mains jointes sur le ventre, mais dans ces bâtiments modernes c’est réfrigéré, sous tes mains ce que tu touche est dur et gelé. Le front que tu embrasses n’est pas celui d’un visage mais d’un masque. Il te semble percevoir quelque chose d’un enfant : infiniment lointain, infiniment débarrassé de ce qui nous meut. Banalités. Tu embrasses le front, parce que tu sais dans ton front à toi les mêmes traits – à lui bien sûr tu ressembleras. Est-ce que tu ne te surprends pas à tant ressembler désormais à d’autres qui sont morts ? Tu le portes déjà, ton mort, c’est lui qui t’empêtre, qui est si lourd quand tu tombes, qui a mal quand tu te lèves, qui t’empêche de penser, de retrouver le nom propre que tu cherches : tu hais le mort en toi. Il a vie si confortable, le mort qu’on porte, il n’a pas nos soucis.

Sur le trottoir devant la fenêtre du cinquième, d’où cette fille était tombée, savoir si c’était fuir. À cette hauteur on ne se manque pas : c’est finir, et non pas fuir. Elle a traversé le trottoir, puisqu’il ne porte pas trace. Toi il te refuse, quand bien même tu t’y allongerais, tu y poserais, comme sur tes morts, le front, les yeux.

« On mourait donc, ici. » Pour qui le lit, Rainer Maria Rilke accompagne toute une vie. Pour cela qu’on garde avec soi ses livres, quand bien même dans un box, empilés en hauteur, dans les bords de la ville. On porte les livres dans son corps, par des phrases séparées, égarées, qu’on ne sait pas y être, et qu’un bâtiment en élévation, symétrique, en bord de ville, peut soudain faire à nouveau surgir.

La ville n’est pas faite pour les morts : elle est notre mouvement, notre bruit, et quand l’autre jour dans l’escalier du métro tu avais vu ce type vaciller, s’arrêter et tourner, puis d’autres venir, quelqu’un téléphoner, la ville bien sûr tout aussitôt partout avait continué. Trois personnes s’en chargeaient, qu’aurait ajouté une de plus ?

« On mourait donc, ici. » C’est beau comme une chanson, parfois, Rainer Maria Rilke. Ton bus arrivait, avait ralenti, tu étais monté : c’est le 18, cette ligne. Tu t’étais assis au fond : on s’imagine parfois un autobus de morts, s’en allant à jamais dans la grande circulation du monde, et que tout le reste du monde ignore.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 janvier 2010
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