[97] chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même

Sinon, pourquoi encore et encore lirions-nous Proust ? Mystère que cette activité et ce principe, elle est sans doute aussi d’obéissance pour l’auteur. Si Proust l’éprouve pour lui, cette obéissance, et qu’il se lit lui-même dans ce que son écriture déplie, bien trop avant dans la masse et le dispositif pour qu’il en ait la pleine maîtrise esthétique, intellectuelle ou simplement mémorielle, alors le livre sera offert à des traversées plus souterraines, plus profondes, où ce n’est pas lui (...)


Sinon, pourquoi encore et encore lirions-nous Proust ? Mystère que cette activité et ce principe, elle est sans doute aussi d’obéissance pour l’auteur. Si Proust l’éprouve pour lui, cette obéissance, et qu’il se lit lui-même dans ce que son écriture déplie, bien trop avant dans la masse et le dispositif pour qu’il en ait la pleine maîtrise esthétique, intellectuelle ou simplement mémorielle, alors le livre sera offert à des traversées plus souterraines, plus profondes, où ce n’est pas lui qui nous dicte ce que nous sommes, mais une convocation presque pythique, une ouverture, une circulation éphémère et suspendue de signes et figures que nous ne pourrions saisir ou immobiliser sauf à cesser de lire. Dans cette phrase de Proust, « chaque lecteur est, quand il lit, le lecteur de soi-même », c’est peut-être le « quand il lit » qui compte – imposant ce temps même de lire, qui n’est pas un arrêt mais un parcours, et qu’à l’arrêter tout tombe, s’en repartent les fantômes.

C’est ce que j’ai souvent considéré comme maladresse, arbitraire du chantier dans ses palissades et grues, dans cette élongation qui saisit la part inachevée de la Recherche lors de la transition entre la fin (quatrième chapitre, après retour Venise) d’Albertine disparue et la première des trois parties du Temps retrouvé. Comme d’habitude, des chevilles maladroites ou fragiles – on dirait que Proust ne s’en préoccupe pas : comptent ces plaques narratives qu’il organise et non pas la causalité narrative qui fait que l’une suit l’autre. Fragile aussi ce chronomètre permanent de la Recherche qu’est l’âge d’Odette : « cinquante ans (soixante disaient certains) » elle entre progressivement dans sa définitive distension – le récit est dans la suspension de l’avant-guerre, Gilberte s’est mariée à Saint-Loup et les deux parties qui se suivent, à la fin d’Albertine disparue et au début du Temps retrouvé, évoquent chacune un séjour du narrateur à Tansonville. Mais rien qui articule ou rejoigne ou précise pourquoi deux voyages et ne pas les avoir fusionnés en un seul : « j’allais d’ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à Tansonville », commence le premier séjour. Pour le deuxième séjour, il est séparé des contingences du temps, installé dans une durée équivalente aux séjours de Balbec, et associé à l’été, avec promenades rituelles et répétées, Saint-Loup qui revient à l’improviste plusieurs fois confirmant qu’il s’agit de bien plus que « quelques jours » : « Toute la journée, dans cette demeure de Tansonville un peu trop campagne, qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste... », Proust a réintroduit sa récurrence principale et essentielle : le sommeil – variation, ce sera un sommeil d’après-midi. Ce qui explique aussi les promenades à la nuit avec Gilberte, et dernière récurrence le livre de Balzac qu’elle lui prête, La Fille aux yeux d’or, et seuls les balzaciens avertis se souviendront que c’est un récit bref qu’on lit en une heure, et qu’il est peu probable que le narrateur, de la confrérie Balzac lui aussi, ait pu l’ignorer jusqu’alors.

Alors pourquoi deux Tansonville ? La logique du premier est amenée par la narration : dans le jeu des cartes interchangeables, Gilberte a rejoint Saint-Loup. La force du récit, celle qui se greffe d’emblée pour nous à ma phrase titre, sur le lecteur qui se lit lui-même, c’est qu’on s’appuie non pas sur ce qu’on raconte (l’improbable mariage de Gilberte la sans nom, passée de Swann à Forcheville, à Saint-Loup qui est un vieux nom mais un être perdu, de plus en plus sec et incarnant dans sa nouvelle homosexualité une résurgence de Charlus), mais sur le partage conversationnel. Un long voyage en train (le retour de Venise) et l’intimité qu’il donne au narrateur dans sa conversation avec sa mère, le réel n’intervenant plus que par ces lettres qu’on se donne à lire, et cette magnifique phrase, quand on est revenu à Paris et que mère et fils partagent leur intimité, une phrase qu’on aurait presque pu trouver dans Le Grand Meaulnes pour la première partie, mais qui va finir par un empilement à la Tarkos : « Ainsi se déroulait dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de ces causeries où [...] le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, lui donne tout son relier, dissocie, recule une surface, et situe en perspective à différents points de l’espace et du temps ce qui, pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque, semble amalgamé sur une même surface, les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété ».

Dans les deux séjours à Tansonville, il s’agit bien à nouveau d’un réglage différent du télescope qu’il revendique pour outil d’écriture. Le premier récit dans le coup de force de l’intelligence spatiale : c’est l’été, l’après-midi Gilberte fait de la peinture dans la chapelle de la demeure. Le narrateur lance comme à la légère la phrase-clef : « et qui fut peut-être le moment de ma vie où je pensai le moins à Combray ». Le livre que lui apportera Combray est à sa portée, il voit le clocher de sa fenêtre, mais il en est séparé. Il faut cette image étrange – après celle où les moutons sont devenus des triangles peints en bleu (« le triangle bleuâtre, irrégulier et mouvant, des moutons qui rentraient »), où le narrateur se sépare de son ombre, déjà une référence dantesque : « je m’avançais, laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des étendues enchantées ». Puis : « S’il n’était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en tournant ensuite à droite, en moins d’un quart d’heure nous serions à Guermantes », dit Gilberte, et c’est tout l’équilibre du souvenir, côté de Méséglise et côté de Guermantes, qui tremble, de même qu’on apprend que les sources de la Vivonne tiennent dans un lavoir carré où on voit des bulles.

Le narrateur, au terme d’une première narration Tansonville tout entière vouée à la question des personnages, leurs mutations, leurs ressemblances (Gilberte se déguisant en Rachel, Saint-Loup offrant des rubis à Odette pour l’avoir comme alliée), en trois pages la catalyse est prête : le geste de Gilberte au narrateur, autrefois interprété comme un bras d’honneur, était une invitation.

Et c’est bien cela que le deuxième récit Tansonville, qui le suit immédiatement, mais après la cassure qui nous fait changer de livre, va le déplier du point de vue du sommeil – ce par quoi on commence c’est par la chambre, et pas par Gilberte. Ce par quoi on commence, c’est par le temps lui-même : « où, sur un fond d’argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais, pour halluciner les heures que vous passez au lit, toute la journée je la passais dans ma chambre »... Et puis, à l’inverse, les promenades avec Gilberte, qui sont à nouveau évoquées, n’ont plus rien à nous apprendre – tout le récit se développe comme preuve que le narrateur est inaccessible à Combray offert. Au lieu qu’on parle de Gilberte et Saint-Loup à distance, ils seront tous deux ici des protagonistes directs du récit qui a oublié la révélation de Méséglise et Guermantes qui se rejoignent. C’est le moment où, pour initier le dernier basculement, Gilberte offre au narrateur, pour sa dernière nuit à Tansonville (la dernière nuit dans l’ignorance), la Fille aux yeux d’or. Mais c’est aussi le moment – que je considère ridicule dans la Recherche –, où Proust y insère un pastiche du Journal des Goncourt, quasiment moins intéressant que cet ancien pastiche où, au moins, les Goncourt parlaient de la soi-disant mort de Marcel Proust. Démonstration de maîtrise dans la fausse langue, quand, dans la Recherche, nous ne cherchons plus que la vraie.

Et si Proust avait vécu assez pour terminer son livre, aurait-il fusionné les deux récits de Tansonville en un seul, en supprimant le pastiche Goncourt ? Ou bien à nouveau, pour que – lecteur – nous nous lisions nous-même, il fallait à cet endroit cet écrasement du livre : mettre en place les pièces qui vont se rejoindre dans la dernière partie du Temps retrouvé, et pour cela nous faire la démonstration de la stérilité qui la précède : quand tout Combray est offert, n’avoir à faire qu’un pastiche. Et que, sans cette brutalité de Tansonville cassé en deux, on n’aurait pas ce moment de pesanteur qu’exige le grand ébranlement tout prochain.

Se souvenir de la madeleine, qui précède de très loin dans le temps du livre, mais qui, dans le temps référentiel, n’est pas encore advenue dans la vie du narrateur : par l’émiettement, le narrateur entrera enfin dans la chambre de Léonie et pourra commencer à écrire. Ce nous lisons ici de nous-même, c’est notre échec quand tout est offert, et c’est aussi une figure nécessaire à l’accomplissement du livre.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 février 2013
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