[hors série] pourquoi comment je sais pas

de comment on se trouve lancé dans un bouquin sans même l’avoir décidé


Du mal encore à comprendre ce qui m’est arrivé avec cette histoire Proust. Le premier billet est daté du 17 novembre. Je n’arrive pas à reconstituer les fils, comment et pourquoi ça s’est lancé. Je sais que le 17 et le 18 novembre c’était un samedi et un dimanche, que j’avais commencé ces notes comme ça, sans intention préalable et que depuis c’est tunnel.

Mais cette forme de la fragmentation web me convient – j’ai fait un saut en avant avec Autobiographie des objets, puis cet été avec ma chronique Stones. La délimitation est positive, et la poussée en avant est positive. Même pour le projet Hendrix qui aurait dû m’occuper cet hiver si j’avais été un professionnel conséquent et raisonnable, c’est cette forme d’écriture que j’ai choisie – je ne suis pas au bout avec elle, loin de là. La publication blog simultanée donne un regard aigu sur le fragment, le positionne dans un espace mémoriel concret. D’autre part le fragment est de suite un espace d’écriture riche, avec des liens (même si là je n’en ai pas utilisé beaucoup, la documentation se fait par l’ordinateur, les textes consultés, à commencer par Proust, le sont de façon numérique. C’est aussi une forme de carnet : même ici, avec la grande dalle 27’’ et le fauteuil de bureau, j’ai toujours écrit à l’aube, engoncé dans un recoin de canapé, avec le minuscule MacAir 11’’ sur les genoux, comme tout de suite. Ou dans les trains. Avec un mode de relecture intense de Proust le soir, 2 heures en général, qui a commencé aussi parce que j’avais ce Kindle Fire neuf à apprivoiser.

Je sais comment ça a commencé : le mardi 13 novembre, University Street, en rejoignant le métro Bleeker ou 14th street, Laurence Marie qui dit qu’une de ses préoccupations d’attaché culturel à New York c’est l’année Proust, et moi qui m’étonne – pas du tout fait attention que Swann avait été publié en 1913, je ne me souvenais d’ailleurs même plus de l’année précise, pour moi la date qui comptait c’était 1909, Proust qui commence à écrire la Recherche. In petto, je me dis : voilà 30 ans que je lis Proust c’est pas l’année Proust qui y changera quelque chose. Pourtant, c’est trois jours après, au retour de New York, dans cette bascule toujours un peu blafarde où le jet lag se mélange à une grosse envie de repartir illico, que je me suis fait ce week-end, ça écrivait tout seul, un truc, puis un autre.

Je crois que la grosse crise a commencé après, mais qu’elle n’a jamais été liée à ce qui s’écrivait comme indépendamment de moi. J’ai eu une vie avec quelques principes : ne jamais s’empêcher d’acheter des bouquins quand on avait envie de bouquin, et si on a un truc à écrire ça passe avant tout le reste (et, inversement, peu importe si on reste des semaines ou des mois sans rien qui s’écrive). La crise était due à une suite de mondes divisés, parcourus tous ensemble : la passion tous ces mois à rencontrer, une fois par semaine, quitte à pas mal d’heures et de frais non remboursés en TGV et autobus, les chercheurs toutes disciplines que rassemble le plateau de Saclay – mais avec l’impression d’avoir à taire sans arrêt ce qui m’était le plus nécessaire. Des individualités qui vous remontent jusqu’au tréfonds : jamais rencontré de savant Cosinus, mais, dans toutes les disciplines rencontrées, des hommes et des femmes qui ont eu le culot d’aller au bout de ce truc qui leur plaisait, même quand ils ont mon âge comme Serge Abiteboul ou Jacques-Marie Bardintzeff : ma position n’était pas fausse, mais elle n’était pas symétrique. Je suis saltimbanque, je n’ai pas le CNRS derrière, donc me voilà à faire un boulot de commande (la générosité de cette offre de résidence de la Région Île-de-France, l’accueil de l’équipe [S]Cube) de la littérature vers les scientifiques, alors que les scientifiques n’ont guère besoin de nous autres, plumitifs. Je crois que l’expérience m’a remué plus que prévu, dans les deux dimensions en parallèle : la rigueur citoyenne, intellectuelle, le battant de tous ces gens rencontrés, le grand ballet des disciplines (qui d’ailleurs à quelques centaines de mètres s’ignorent royalement), et puis le désarroi d’être là avec son Proust et son Balzac et son Gracq dans l’intérieur de la tête mais personne n’en veut.

L’autre expérience a été plus violente, un atelier d’écriture pas branché même longueur d’ondes, textes et personnalités intéressantes, mais le concept qu’on peut écrire sans besoin de le fonder par l’histoire littéraire, et que c’est une discipline qui se travaille. On m’a renvoyé à mon jardin en me disant que ces livres dont je parlais : « C’est votre bibliothèque, pas la nôtre ». Pas possible à 60 balais de se faire voler dans les choux comme ça, j’ai choisi à cet instant-là le retour à ma bibliothèque, même si ensuite j’ai fait des efforts pour trouver une voie intermédiaire. Je me souviens d’un retour en train Le Havre - Saint-Lazare, plein trauma à en chialer. Je suis parti dans mon clavier, malgré le Corail surbondé, et c’est là que les morts sont venus dans le texte de Proust, qu’il y avait Baudelaire qui s’était mis à parler et tout tombait sur ses pattes.

Je crois qu’il y a longtemps que je me dis dans ma tête qu’un jour je serai vieux et je ne ferai plus qu’écrire que sur la littérature. Des années j’ai rêvé d’un grand livre fou sur Lautréamont, mais il y a eu Lefrère qui est venu et ce n’était plus la peine. Les noms de Balzac et Baudelaire sont là aussi en permanence. Ces dix dernières années, mon plus grand plaisir physique ça a été l’impro devant des étudiants à parler d’auteurs. Pourtant, toujours sur le strapontin de vacataire. Une fois, à Poitiers (je ne vais plus à Poitiers) j’ai eu l’impression que si je quittais la salle, reprenais ma voiture et partais personne du groupe ne s’apercevrait que j’avais cessé de parler. Un de mes plus grands bonheurs ça a été les 2 ans aux Beaux-Arts Paris, pour la qualité des zèbres avec qui je partageais l’atelier et le cours, les deux pour moi marchant ensemble, et le fait que pour eux il n’y avait pas à justifier du caractère artistique de la littérature. Quand on eut rempli la tâche, restituer la littérature comme morceau vivant de l’ENSBA, Bergou a pris le relais parce que lui c’était juste une mutation interne de l’Éduc Nat, il échappait enfin au collège où il passait son temps à confisquer les couteaux et où on lui disait que « vous parlez comme Jeanne d’Arc, monsieur » mais l’ENSBA du coup a supprimé les ateliers d’écriture et ça m’a mâché. Pourtant, un mardi c’était parler de Rimbaud, un autre d’Artaud, un autre de Proust et ainsi de suite. Il me semble que je n’ai jamais pu faire nulle part un atelier d’écriture sans parler une fois dans la séance de Proust, Balzac, Baudelaire ou Rimbaud à tel ou tel moment.

Au Havre, avec des bacs + 4 création littéraire, ce n’était pas le fait qu’aucun n’ait lu Dostoïevski, on peut toujours commencer à tout moment, c’était de m’entendre dire : monde fini. J’ai pris à ce moment-là ma décision, que mon intervention s’arrêterait avec le semestre. Pas possible de se faire du mal, en tout cas pas à cet endroit-là, celui qui compte le plus. Affaire réglée maintenant, qui s’éloigne et je leur souhaite bonne route à tous – à la Maison des Écrivains qui est partenaire de ce master il y a 260 auteurs pratiquant les ateliers d’écriture, ça n’en ira que mieux pour tout le monde.

C’est pas forcément facile, l’âge. Même les braves Stones m’ont donné des leçons cet hiver à suivre comment ils avaient géré leur cinquantenaire, eux avec tunnel de 6 semaines à Bondy, Seine Saint-Denis. Je ne sais pas pourquoi je me suis dit longtemps que ça devait commencer aux soixante : pour moi c’est cette année, et il y a 30 ans que j’ai publié mon 1er bouquin. Il faut passer à autre chose. Être plus radical dedans. Et peut-être ne plus écrire que sur ça, la littérature. Et dès le début des écritures Proust est venu ça : Baudelaire mort à 46 ans, Proust mort à 51 ans, et moi là qui continue. Je m’étais dit que pour mes soixante balais je m’offrirais un concert de bass solo, que j’oserais : ce sera le bouquin sur Proust qui sera ça.

Sans doute aussi, au bout de 4 ans de publie.net, il y avait besoin d’une vraie redistribution de cartes : une équipe forte, un outil qui nous appartient collectivement à nous tous, auteurs et équipes, et pas un d’eux tous pour me dire « eh, réponds à nos mails et fais ton taffe au lieu d’écrire pour toi ». Là j’ai une vraie impatience de reprendre, retrouver aussi InDesign et le code sur Sigil, mais un truc comme ces billets Proust ça pompe dur. Même si c’est 5 heures non stop le matin, de 6 à 11, et qu’ensuite on reprend les tâches de votre place dans le collectif, la compta, les dossiers, l’interface, on est un vrai zombie intérieur, impossible aller lire un manus ou le bouquin publié même d’un copain, mais ça aussi j’avais besoin. Contexte où ça m’est de m’est de plus en plus dur, intérieurement, d’assumer le déni où sont nos textes d’excellence, auteurs comme codeurs, alors que le discours numérique tous azimuts se fonde sur la daube et le consensuel, au mieux les variantes révisées de la littérature populaire. Pour arriver à m’en fiche, il faut lever haut notre étendard de l’anarchie littéraire, se hisser à assez d’indifférence.

Quand ça a pris un tour sérieux, je suis allé à Tours, librairie Le Livre et j’ai raflé pour 150€ tout ce qu’ils avaient de bouquins sur Proust. Je dois dire qu’ils sont restés à peu près dans le même état. Quelques pages par ci par là du Proust et les signes de Deleuze, mais j’ai une mémoire des pages lues parfaitement symétrique de ma non-mémoire des visages. Découvert avec surprise le texte de 1930 de Beckett, et lu avec intensité la conférence sur Proust de Claude Simon. Mais pour l’essentiel, revalidation du vieil axiome : ce qu’on doit scruter dans l’oeuvre de Proust est dans l’oeuvre de Proust. Ça se fait sans intermédiaire.

Toutes ces années, à avoir fait souvent cours ou atelier d’écriture, l’impression aussi que se créent facilement des simplifications. On s’arrange un peu avec les faits, pour que les idées soient plus facilement recevables. Quand on se recolle aux dates, ou à la transition du Contre Sainte-Beuve à la Recherche, ce n’est plus si simple. Je me dis que ma place rêvée, désormais, la seule qui me convienne, ce serait là comme ça, Plus besoin de sortir, et encore moins parler, juste se concentrer sur écrire. Ce n’est pas si simple.

Je me suis méfié longtemps de cette équation : 100 ans = 100 billets. C’est trop simple et trop contraignant. Si j’ai à dire pour 60, pas la peine que j’en rajoute 40. Seulement au début ça venait si bien. Je n’ai jamais eu depuis février 1980 d’interruption dans ma relecture de Proust. C’est une sorte de bain, toujours dérangeant, mais avec toujours des repères qui remettent dans cette première idée de lecture – en fait la passion de lecture enfant ou adolescent, ou la première plongée dans Balzac, impression que j’aurais du mal à restituer même avec Jules Verne ou d’autres, alors que Proust ça fonctionne toujours.

Au début, c’était aller voir moi-même les points qui me demeuraient peu clairs. La chronologie après Albertine disparue, les trois chapitres du Temps retrouvé, comment narrativement s’organisait le petit train de la Raspelière, les éléments transférés du Jean Santeuil, et puis à mesure il y avait ces glissades de hasard – je savais que je voulais faire le point sur les artefacts techniques, la photopraphie, le phonographe, la lanterne magique, l’électricité, la voiture, l’avion et déjà à mesure ça structure un fond, on reprend possession du territoire. Des années que je me sers des recherches d’occurrences dans les livres (FranText et autres labo de recherche – qui se souvient d’Etienne Brunet – ça préexistait de longtemps à nos accès webs), mais je ne m’en étais jamais servi avec une telle systématique, sur un corpus de 50 000 mots. Encore ce matin, sur cortège, miroir, livre. Beaucoup trop vaste pour être mémorisée simplement, la recherche d’occurences permet de s’approprier le livre comme ensemble.

Les morceaux Baudelaire me servaient de ponctuation. Ne jamais en user comme d’une facilité. Ne pas se laisser aller à la variation. Faire que mine de rien chacun touche à un mystère précis de mon propre questionnement sur moi-même ou sur Proust. Si c’est des allusions qui supposent qu’on ait vraiment lu Proust, Baudelaire et Nerval, eh bien tant pis si on est trois à les comprendre. Et puis découvrir peu à peu combien dans la Recherche même ce jeu de porosité avec la mort était présent et structurel. Quand j’ai atteint les 60 (c’était un billet un peu à part, comme celui-ci), je me suis dit que j’irais aux 100 – qu’est-ce que la fatigue extorquerait de moi, ou le fait même de n’avoir rien à dire. Se dire : l’hommage à Combray supposera que vers la fin tu écrives trois billets uniquement sur Combray. Mais pas possible d’anticiper l’angle d’attaque avant l’écriture même. Ces derniers temps je marchais dans Proust à l’intérieur de mes rêves. Des choses écrites dans l’air même, mais sans savoir quel est cet appartement qu’on arpente.

Et pas toucher à l’ordre. Un texte après l’autre, et l’histoire qui s’écrit là est le récit de ma propre histoire pour aller vers Proust.

La semaine avant-dernière, cela me semblait un pont infini. Je n’ai pas triché, mais ai laissé faire les courts billets Baudelaire. Et puis la mine a repris. Ce matin, j’arrivais au 92ème billet. Le 100 était prêt dans la tête depuis longtemps, je l’ai écrit, puis ai fait le 99 avec le dernier Baudelaire qui doit le précéder, et écrit le mot FIN, mais pas mis en ligne. Rajouté, parce qui’il avait une place très logique, un Baudelaire en position 96, il me reste donc à écrire 94 et 95 d’une part, 96 et 97 d’autre part. Puis tout relire, tout reprendre – trucs à élaguer, à simplifier, ou au contraire pousser, dans les 4 ou 5 prochains mois, à tenter, dans l’intérieur de la distribution existante, rejoindre ces hauts points glissants de l’énigme, ceux qui touchent à la réalité, à la circularité, au sommeil, aux chambres, à l’écriture.

C’est bizarre : énorme premier jet de 420 pages, et je me serais bien moqué si on m’avait dit ça il y a deux mois. M’étais jamais arrivé, ou pas comme ça, même dans les grosses écritures des bios rock. Bon, si on enlève les citations, ça allège déjà pas mal : c’est pas moi qui ai tout fait ! Des continents de mails à répondre, de chantiers en retard (j’aurais dû arriver au terme de la traduction du très beau Empty City de Berit Ellingsen, je l’ai continuée très lentement, j’en suis à la moitié à peu près, là juste pour garder la main, Proust a mangé le reste – alors que c’est un régal de précision, de poésie urbaine, de fantastique. Des interrogations sur la forme, aussi. Donner tout au Seuil, grâce à quoi il y aura une autre étape d’élaboration collective, et la prise en compte publique d’un travail qui, tant qu’il sera sur le blog, ne sera qu’un partage de famille (même si c’est ma famille ? Savoir progressif que le livre numérique n’est pas une solution forcément, à l’heure actuelle mais peut-être structurellement, pour rendre honneur à un travail (bien pour cela aussi qu’on a lancé notre collection papier), mais que sur une dizaine de sites au moins parmi ceux que je connais bien on pourrait flécher, mettre en valeur, propulser, ces oeuvres incluses, et autonomes dans la globalité du travail.

Possible que début juin, vieux démons et Olivier Chaudenson aidant, je serai amené à faire une impro Proust de 2h à la Maison de la Poésie/Théâtre Molière. Là cet après-midi je trouillais déjà : quelle forme ça prendrait ?

Mais je me sens quand même mieux dans ma peau. Quant au désastre, il est partout, alors ça de plus ça de moins...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 janvier 2013
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