[93] se reportait pour chaque mot à une sorte de dictionnaire intérieur

« Cela n’empêche pas naturellement qu’un grand écrivain, et ici Ruskin a bien raison, doit savoir à fond son dictionnaire, et pouvoir suivre un mot à travers les âges chez tous les grands écrivains qui l’ont employé. » L’adverbe naturellement suffirait à prouver que Proust n’en est pas si convaincu. Je ne crois pas qu’il aimait vraiment les dictionnaires. Ce n’est pas une question si mineure. Saint-John Perse (cité dans Proust) les aimait et les collectionnait, les utilisait pour écrire (...)


« Cela n’empêche pas naturellement qu’un grand écrivain, et ici Ruskin a bien raison, doit savoir à fond son dictionnaire, et pouvoir suivre un mot à travers les âges chez tous les grands écrivains qui l’ont employé. » L’adverbe naturellement suffirait à prouver que Proust n’en est pas si convaincu. Je ne crois pas qu’il aimait vraiment les dictionnaires. Ce n’est pas une question si mineure. Saint-John Perse (cité dans Proust) les aimait et les collectionnait, les utilisait pour écrire dans différents âges de la lange, via Furetière par exemple. Francis Ponge adolescent, au moment où Proust compose la Recherche fait de son Littré un roman d’aventure ou la somme de tous les livres. Littré n’est jamais nommé par Proust, ni dans la Recherche ni dans les autres textes, alors que sa Préface, ou son travail concernant la médecine, donneraient mille entrées. Parce qu’à un moment encore charnière de la reconnaissance du dictionnaire comme oeuvre en tant que telle, par Littré justement ?

Dans les quatorze occurrences du mot dictionnaire dans la Recherche, il s’agit toujours de dictionnaires spécialisés, et une seule fois d’un dictionnaire de la langue française. Mais cette phrase ci-dessus confirmant l’ambiguïté où est Proust : l’écrivain écrit avec un matériau qui, dès l’amont, n’est pas séparé de son emploi. Si Proust est un écrivain riche, dont le lexique va – je crois – jusqu’à 22 000 mots, ce matériau est la mémorisation ou l’annotation des occurrences de ce mot, et des expressions qui le concernent, dans la littérature qu’on maintient au plus près de soi, de Saint-Simon à Flaubert. Et la masse des discours émanant couche par couche de chaque instance ou chaque métier de la société, qu’on y accède par écrit, journal, revues, ou depuis l’immense brassage oral dont Proust se saisit à pleines phrases. Un dictionnaire qu’on se constitue à son usage unique – « les ouvrages d’un grand écrivain sont le seul dictionnaire où puisse contrôler avec certitude le sens des expressions qu’il emploie ». Encore confirmé dans ce passage sur Victor Hugo : « [...] un grand écrivain sait son dictionnaire et ses grands écrivains avant d’écrire. Mais en écrivant il ne pense plus à eux, mais à ce qu’il veut exprimer et choisit les mots qui l’expriment le mieux, avec le plus de force, de couleur et d’harmonie ».

Ce qui est frappant, dans ces balades que Proust nous offre à côté de la Recherche, et les notes sur Ruskin principalement, c’est l’étendue horizontale de ces dictionnaires spécialisés : « prenez vos dictionnaires de grec et de latin », «  ayez de bons dictionnaires de toutes ces langues », dictionnaire d’architecture de Viollet-le-Duc, dictionnaire d’étymologie de Poitevin, dictionnaire d’histoire latine de Smith (« si cette définition générale ne vous suffit pas, vous pouvez lire l’article Gallia dans le Dictionnaire de Smith qui tient soixante-et-onze colonnes d’impression serrée, chacune de la longueur de trois de mes pages et il vous dit à la fin : – quoique long, ce n’est pas complet »).

Ainsi, une seule fois parmi quatorze occurrences, alors que Cottard prescrit l’application de sangsues et ventouses à la grand-mère agonisante, le narrateur parle de « mon dictionnaire », mais sans nous préciser si c’est Larousse ou Quillet ou Littré ou quel autre : « [...] on mettrait des ventouses “clarifiées”. Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire mais ne pût les trouver ».

On a sinon un « petit dictionnaire de civilité que je portais en moi », « quelque dictionnaire mythologique de la société », un « dictionnaire illustré où l’on donne jusqu’au portrait authentique de Minerve », le « dictionnaire de l’oeuvre de Balzac » (et dans une lettre, parallèle noté par Assouline dans son Autodictionnaire Proust d’un même projet pour ses propres personnages), un « dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui chaque jour s’oublient davantage : des cravates à la Saint-Joseph, des enfants voués au bleu, etc. », un dictionnaire chinois, un « dictionnaire d’adresses », au point que l’idée même est mise en abîme, par exemple pour Brichot : « Brichot sait tout, et nous jette à la tête, pendant le dîner, des piles de dictionnaires », sans compter la résurgence du mot quand la brave madame Cottard s’endort pendant le dîner de la Raspelière et se met à prononcer des incohérences : « mais les plumes du dictionnaire... s’écria-t-elle en se redressant ».

À la Recherche du temps perdu étant alors en partie la réalisation de chacun des dictionnaires spécialisés qui y sont évoqués, en insérant et exposant le mécanisme, la multiplication des dictionnaires contribue à donner au livre cette objectivité qui outrepasse la fonction du roman.

Et c’est sans doute ce qui justifie celui qui est un des personnages au passage le plus bref de la Recherche (il y a beaucoup de personnages fugaces, le plus curieux étant ce pêcheur croisé chaque fois en remontant la Vivonne, qui salue d’un mouvement de tête mais on a interdiction de lui parler pour ne pas effrayer le poisson, et son chapeau rabattu sur sa figure interdit d’en reconnaître le visage, mais là on est à table à la Raspelière, donc en pleine séance de dîner de têtes où ne serait pas admis un personnage secondaire), le philosophe norvégien.

Un qui surgit de rien, sans explication, grâce à une cheville narrative quasi magique : « À ce moment le repas fut interrompu par un convive que j’ai oublié de citer... » Et cheville narrative encore plus éblouissante quand le narrateur (ou Proust) s’aperçoit qu’il n’en a plus du tout l’usage et doit de suite l’exclure du livre, tout en expliquant pourquoi ledit personnage ne bénéficiera d’aucuns traits caractéristiques ou descriptifs : « C’était du reste, un être délicieux, quoique pareil en apparence à beaucoup d’autres, sauf sur un point. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d’une rapidité prodigieuse pour s’échapper dès qu’il avait dit adieu ». Il finit par dire que le lendemain il part pour Alger, puis de là au Cap de Bonne-Espérance, dessinant donc depuis sa Norvège un méridien parfait qui serait pour lui comme un rail. Et donc que sa fonction dans le livre, où chacun parle une langue spécifique, c’est la parole sans phrase, parce que chaque mot est coupé des autres par un silence. Le Norvégien si rapide sur son méridien n’est ici que pour manifester la possibilité lente du langage. « Qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d’abord que l’ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes (il en faisait pourtant quelques-unes), il se reportait pour chaque mot à une sorte de dictionnaire intérieur ; ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait. »

Dans sa fulgurante apparition-éviction dans la Recherche, le Norvégien n’aura eu comme rôle que la possibilité d’un parler lent, chaque mot examiné un par un selon ce dictionnaire embarqué, dirait-on aujourd’hui, et de la relation que cette lenteur offre à la pensée qui s’invente à mesure qu’elle s’énonce, alors que c’est une caractéristique si banale pour l’écriture, qui ne se préexiste jamais à elle-même.

« On chercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l’avait-elle saisi ? Avait-il eu peur de manquer le train ? Un aéroplane était-il venu le chercher ? Avait-il été emporté dans une Assomption ? »

À quoi on ajouterait bien un point d’interrogation : cher Marcel Proust, aviez-vous pensé ce passage avant que de l’écrire ? Mais de la brièveté et de l’arbitraire présence des mots dans les dictionnaires, il en est va pareillement ainsi.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 janvier 2013
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