[86] et c’est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l’existence

Reprenant un peu systématiquement comment surgit Proust chez ceux qui le lisent, ceux qui m’importent, je serais probablement passé chez Koltès, et j’aurais d’abord été voir dans ses entretiens ( Une part de ma vie), mais ça m’arrive directement par cette lettre de Koltès que présente et analyse Arnaud Maïsetti.
C’est l’été 1977, moi je ne me rappelle plus bien – j’ai été éliminé de mon école d’ingénieur un an plus tôt, en fin de troisième année mais sans diplôme, j’ai fait au moins (...)


Reprenant un peu systématiquement comment surgit Proust chez ceux qui le lisent, ceux qui m’importent, je serais probablement passé chez Koltès, et j’aurais d’abord été voir dans ses entretiens ( Une part de ma vie), mais ça m’arrive directement par cette lettre de Koltès que présente et analyse Arnaud Maïsetti.

C’est l’été 1977, moi je ne me rappelle plus bien – j’ai été éliminé de mon école d’ingénieur un an plus tôt, en fin de troisième année mais sans diplôme, j’ai fait au moins trois boulots différents par intérim, et en novembre je prendrai mon sac pour aller à Paris. Je n’aime pas trop me souvenir de cette année-là. Mais voilà : elle est à trente-cinq ans de distance et je suis ce matin au travail sur ce texte. Koltès, lui, n’aurait que douze ans pour tout faire tenir, avant le terme d’avril 1989, sur ce lit d’hôpital où le visitent sa mère et Michel Piccoli.

Cet été 1977 je n’ai pas lu Proust encore. La lecture, ça commencera pour moi avec la décision de partir à Paris, et ça recommencera là où j’ai arrêté pas mal d’années plus tôt, en 1969 exactement, avec Kafka – après ce sera enclenché. Mais Koltès a cinq ans de plus que moi, il a vingt-neuf ans quand il lit Proust en 1977, et j’en aurai vingt-sept quand je le lirai en 1980. Mais ce que je retrouve instantanément, dans ces lettres de Koltès d’août 1977, c’est comment on peut tomber dans Proust, et que sa traversée remplace tout le reste. C’est ce qui s’est passé pour moi durant cinq semaines hallucinées de février 1980 à Bombay, c’est ce qui se passe pour Koltès dans cette maison de La Valette, l’été 1977. Il y a beaucoup de La Valette en France, il s’agit apparemment d’une maison de campagne appartenant aux Koltès, pas très loin de Metz, ils y sont souvent. L’été 73, Bernard y écoute Bach en écrivant un scénario de film qu’ils tourneront sur place (« Récits morts ») et parle de son projet de partir ensuite en URSS. Dans la lettre à Yves Ferry, où Koltès parle de Proust, Arnaud Maïsetti cite mais ne relève pas la mention qu’il rajoute directement sur l’enveloppe : « voyage dont on ne revient pas intact » et parle de son projet de partir ensuite au Nigeria. Il ne relève pas non plus un point qui me semble important : c’est quand il reviendra un an plus tard, l’été 1978, que Bernard lira le troisième tome : pas possible de continuer la lecture de Proust ailleurs qu’où il l’a commencée. Après, il commencera l’Ulysse de Joyce.

Et je n’ai aucun moyen de savoir, à la lecture des Lettres de Koltès, quel est en septembre 1980, alors que sa vie d’écrivain est lancée, son projet de partir « dans une de ces petites villes sur les traces de Proust, Cabourg ou Trouville, où je serai comme cela dans l’atmosphère idéale pour la “recherche du temps perdu”. Ce projet est actuellement la seule chose qui me donne le moral ». Voulait-il filmer, avait-il une idée de monologue ? Peut-être que cela fait partie de la lecture Proust, qu’y revenir avec ses propres armes, comme je le fais ici, vingt-cinq ans après mon unique rencontre avec Bernard, où nous avions longuement parlé de Balzac, sans savoir que nous aurions aussi pu parler de Proust. Il le reconfirme le 28 septembre 1980 : « J’ai fait une fugue, incognito et solitaire, sur une plage inconnue de Normandie, sur les traces de Proust... J’y passe 5-6 jours, et je rentre, hélas, déjà dimanche – Mes fenêtres donnent sur les cabines de bain blanches, et les mouettes, et la mer à 100 mètres... On se croirait dans Mort à Venise. » Koltès est pour moi tellement associé à ses voyages en Afrique, en Amérique du Sud et à sa fréquentation de New York que cela me touche de découvrir que Proust est en lui-même un voyage aussi lointain, mais à égalité.

Dans cette lettre du 24 août 1977, Maïsetti note l’essentiel : ce n’est pas tant la phrase que signale Koltès à Ferry, mais, pour qu’Yves Ferry (celui qui a commandé à Bernard puis créé dans une arrière-salle de bistrot d’Avignon La nuit juste avant les forêts dont j’ai ici un exemplaire carbone de la dactylographie originale) retrouve la phrase, il lui en signale juste l’emplacement : « Lui dont une phrase (qui ne t’a pas échappé) m’a longuement laissé rêveur : Pleïade volume 1, page 948, ligne 21 (et c’est en somme) ». Sur mes appareils électroniques, il suffit d’entrer « et c’est en somme » dans le moteur de recherche pour retrouver immédiatement l’occurrence. Pour Arnaud Maïsetti c’était impossible, puisque lisant Proust dans l’édition de référence actuelle, l’édition Tadié en quatre tomes avec toutes les variantes. Mais pour retrouver cette occurrence, moi aussi là je vais sur l’étagère et ressors Proust dans l’édition où je l’ai d’abord lu, le Pléiade Clarac de 1954. Dans mon tome 1, je retrouve mes propres passages soulignés ou marqués d’un trait dans la marge, ce que je ne fais plus depuis longtemps, dans aucun livre. Mais Proust était décidément pour nous une aventure ternaire. D’autres accumulaient un par un les livres de poche, le Pléiade n’était pas une contrainte pour lire Proust en entier. Mais vous saviez que vous lisiez une oeuvre en trois parties, Swann et Combray avec Balbec et les Jeunes filles en fleur, les Guermantes dans le tome deux, et Albertine plus le Temps retrouvé dans le troisième, qui conditionnait la boucle. Je ne me suis jamais départi de cette vision ternaire de ma première lecture, même en passant à l’édition Tadié en quatre tomes, même maintenant que j’ai Proust en un seul fichier dans ma tablette du soir et sur mon ordinateur.

Une édition quasiment sans notes, à peine quelques corrections : y perdions-nous tant ? Plus tard, quand Proust s’élèverait dans le domaine public, soixante-dix ans après sa mort, et que se multiplieraient les éditions de poche, paraîtrait un Proust en un seul volume, un Quarto assez lourd. La légèreté et la compacité relative des trois tomes de cette première édition Pléiade ça reste aussi pour moi le Proust imaginaire, quand bien même je ne l’ai plus sur ma table. Nous utiliserions le Quarto lors de cette intégrale à voix haute, à Beaubourg, où nous sommes une cinquantaine à nous relayer par sets de quarante-cinq minutes, pendant trois semaines. Dans mes tours de passage, je succède à un gars étrange, dont j’ai survolé les livres : Christophe Tarkos. Il dissèque au mot à mot la phrase de Proust dans un immense ralenti, en quarante-cinq minutes tout juste s’il lit six pages du Quarto, quand la moyenne c’est quatorze : « Tu rattrapes, tu rattrapes », me dit Marianne Alphant chaque fois que je prends la suite, sur la même page du Quarto, tournant le dos au public qui nous voit par une caméra à nous invisible. Dans ce ralenti, la phrase de Proust parle par sa grammaire, ses conjonctions. « Et c’est en somme » alors n’est pas une cheville banale, mais un glissement chuinté de e et de o – je tomberai d’un seul coup dans l’écriture Tarkos pour n’en plus sortir, et lui non plus n’est plus là aujourd’hui.

C’est cela que je retiens de la lecture Koltès, qui aurait compris Proust en bloc, là où le vénéré Gracq l’a refusé en détail : quand il nous parle de ces jours d’été où la pluie les interdit de sortir de cette vieille maison quelque part dans la campagne vosgienne ou mosellane : « on a fini par échouer à La Valette ; il pleut, il fait bon, c’est merveilleux – Alain passe ses journées à faire du feu, Madeleine fait de la confiture et moi je lis Proust ». Qu’une grande bouffée de lire alors vous avale et c’est pour toujours, et qu’on a chacun connu ça aussi (en tout cas Bernard) pour Balzac et pour Dostoïevski, ensuite d’accord cela diffère et chacun ses chemins.

Quant à la phrase, volume 1, page 948, ligne 21, elle est toujours là dans mon livre aussi – et lisez là donc au rythme de Tarkos, presque syllabe à syllabe :

« Et c’est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l’existence, qu’approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu’elles sont sans mystère et sans beauté ; c’est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n’est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi – comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n’était pas grand’chose – pour nous résigner à la mort. »

 

Un très grand merci à Arnaud Maïsetti de m’avoir mis sur la piste de cette lettre de Bernard-Marie Koltès. Le web semble souvent ainsi un atelier commun, où les points de traverses ne sont jamais des hasards. On trouvera sur son site l’ensemble de son Chantier Koltès, et sur publie.papier son étude Seul, comme on ne peut pas le dire, faites-nous une fleur, commandez-la chez votre libraire (ou sur Amazon, chez vous le surlendemain), soutenez-nous... Et sur le site d’Arnaud, lire ses propres incises Proust.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 janvier 2013
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