[65] pour y parcourir les artères de la cité souterraine

Père-Lachaise, division 85, mais dessous


L’explication la plus rationnelle de cette imbécile dalle parallélépipédique de granit qui recouvre la tombe de Marcel Proust est désormais corroborée par des documents, lesquels n’appartiennent pas au legs Proust de la Bibliothèque nationale de France, n’étant pas considérés comme manuscrit, mais sont restés propriété de la famille jusqu’à certaine dissension récente, et la requête mandatée par huissier au nom de la ville de Paris, propriétaire, d’avoir à fournir au moins le plan de masse de l’installation, à défaut de ce qu’elle contenait.

Il y avait quelques fous sur le pavé de la bonne société artistique parisienne, à l’époque. Cocteau en fut l’initiateur, et les raides surréalistes ne manquèrent pas de l’en brocarder. La bonne société que fréquentait Proust était peut-être avare (certainement avare), certainement pas le haut du panier de la société des riches et des puissants, mais assez pour solliciter directement quelques hauts banquiers ou rois de la finance – si Proust avait souvent fait partie de ces pigeons dont on dévalue les actions sans qu’il s’aperçoive de la manipulation, quand bien même il aurait pu tenir dans un roman le schéma d’une manipulation tout aussi compliquée et destinée au même but, ces gens-là ne rechignaient pas à y mettre de leur poche.

La dalle rectangulaire grise a cette forme par commodité. Une fois tous les dix ans, le 18 novembre (mais on avait sauté 1942), la famille convoque quelques artistes ou personnalités représentatives. Le rendez-vous est en fin d’après-midi. La dalle coulisse, un escalier de ciment apparaît, puis un couloir et la porte. Alors on rentre dans la chambre de Marcel Proust, telle qu’exactement elle était, avec la table, le téléphone, le lit et la cheminée. Rituellement, les nouveaux invités regardent vers le lit, sous le portrait de Jacques-Émile Blanche, mais rien qu’un oreiller, et quelques liasses de manuscrits échappées au legs. De l’autre côté du couloir, la porte de fer verrouillée donne sur le caveau cimenté où on a déposé le cercueil. La pièce plus loin reproduit l’ancien salon de la rue Hamelin, avec des photographies et des objets ayant appartenu à l’auteur.

Le mémorial souterrain de Marcel Proust, grâce à la souscription de Cocteau, ayant été construit dans un délai très court, et devant l’enthousiasme des responsables du Père Lachaise, qui y voyaient de nouvelles perspectives pour leurs visiteurs, et peut-être même une nouvelle rentabilité, on avait examiné si d’autres installations similaires ne pouvaient pas être réalisées.

On dit que, de 1925 à 1938, il s’en fit sept, dont cinq purent être aménagées selon ce qu’était la chambre ou le bureau de l’écrivain de son vivant. Parce que Raymond Roussel avait été des premiers à contribuer financièrement au mémorial Proust, il fut celui qui en proposa la première maquette. Lui aussi (on ne savait qu’il hébergeait dans son sous-sol le catafalque de sa mère, avec un hublot pour en surveiller l’intérieur) qui conçut ce système de galerie souterraine parcourant les autres tombeaux aménagés. Avec Chopin, Nadar, Sarah Bernhardt et Louise Michel, on avait imaginé une sorte de visite souterraine du grand siècle (ce n’était plus celui de Louis XIV qu’on appelait ainsi), et Michelet, Schoelcher, Radiguet pourraient entrer dans le cercle. On envisagea une réalisation similaire au cimetière Montparnasse, mais quand on découvrit que pour le seul Baudelaire on aurait à reconstituer et aménager exactement trente-et-une chambres, pour autant d’adresses parisiennes, le projet resta dans les limbes.

Il paraît que le 18 novembre 2012, pour la deuxième fois depuis quatre-vingts ans, personne n’a descendu les marches du caveau, pour entrer dans la chambre préservée. Il en a pensé quoi, de l’autre côté du couloir, derrière la porte de fer, dans l’étroit caveau où il est relégué, Marcel Proust ?


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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 décembre 2012
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