[42] Musset, simple bourgeois de Paris

pour celles et ceux qui ne croiraient pas que Proust a connu Baudelaire


« Et vous avez été assez enfant pour oublier que la France a horreur de la vraie poésie ; qu’elle n’aime que les saligauds comme Béranger et de Musset... Vos lignes sur ce joli pédant m’ont mis en fureur. Toute la racaille moderne me fait horreur. Vos académiciens, horreur. Vos libéraux, horreur. La vertu, horreur. Le vice, horreur. Le style coulant, horreur. Le progrès, horreur. Ne me parlez plus jamais des diseurs de rien. Vous pouvez deviner que j’ai éprouvé quelque surprise à voir votre admiration pour de Musset. Excepté à l’âge de la première communion, je n’ai jamais pu souffrir ce maître des gandins, son impudence d’enfant gâté, son torrent bourbeux de fautes de grammaire et de prosodie, enfin son impudence totale à comprendre le travail par lequel une rêverie devient un objet d’art ? Je vous demande pardon de parler de certaines choses si vivement ; le décousu, la banalité et la négligence m’ont toujours causé des irritations peut-être trop vives. » Ce à quoi Marcel Proust, de cette table à Venise où ils discutaient, avait très exactement répondu : « Ce discours, vous me l’avez déjà tenu au mot près. Vous épanchez-vous, dans vos lettres, sur Musset et les autres... » Et Baudelaire : « Quant aux longs poèmes, nous savons ce qu’il en faut penser ; c’est la ressource de ceux qui sont incapables d’en faire de courts. Permettez-moi de vous dire que vous n’avez pas compris... » Proust, le patient, le doux Proust n’avait pu réprimer un mouvement d’impatience – le soir tombait sur la lagune et le soleil rasant éclairait les dômes de Saint-Marc avec une violence toute baudelairienne – et c’est ce qu’il dit à l’homme en noir, qui buvait, crispé comme un extravagant, et ne se retourna même pas. « Comme si votre jalousie eût eu une vitalité indépendante », marmonnait Proust, mais l’autre restait détourné, marmonnait aussi : « Poète, maintenant que ta muse fidèle, Par ton pudique amour sûre d’être immortelle, De la verveine en fleur t’a couronné le front... Et ça enchante monsieur Proust, écrivain d’avenir, rêvant poètes... école mélancolico-farceuse, féminin et sans doctrine, quelque chose comme une cargaison d’autobus, détestablement imitateur, si vous croyez que le langoureux de Musset soit un bon poète. Croque-mort langoureux. Porcelaines gagnées aux loteries d’Asnières. Faculté poétique : petits chiens de verre filé. Adoré des âmes tendres et molles. Notre pauvre France n’a que fort peu de poètes. » Proust grogna : « On en ferait une anthologie, de vos insultes à Musset... » Et Baudelaire : « Que non, mon petit – nous l’avons admiré, nous aussi. Né onze ans avant moi, et monsieur à quarante-et-un ans entre à l’Académie française. Et comment ses amis le surnomment ? Verre qui tremble ! Chancelant perpétuel ! Monsieur a rédigé ses Nuits qui vous émeuvent on dirait plus que Baudelaire, mais voilà : ivrogne ! Il lui reste cinq ans à vivre : il fait quoi, de ces cinq ans, légion d’honneur, académie ? Il écrit ? Il boit ! Alfred de Musset, mort d’ivrognerie accélérée à quarante-sept ans. Voilà comment finit monsieur le bibliothécaire au ministère de l’intérieur, par protection, je dis bien par protection. » Proust parla plus haut : « Exactement ce que vous m’avez dit la dernière fois, au mot près, c’en est obsédant ! » Puis, plus doucement : « Mon cher Baudelaire, jalousez-vous donc sa mort plus que sa position sociale, obtenue par des vers qui ne valent pas les vôtres ? » Baudelaire s’était levé : « Montrez-moi Venise, vous m’avez promis... Et vous me raconterez à nouveau cette histoire, là, George Sand et le docteur, votre Musset dans la pièce juste à côté, ça m’avait bien fait rire, ça... »


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 décembre 2012
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