[40] elle avait l’air d’une rose stérilisée

« Ayant l’air d’une réduction en pierre ponce de soi-même », écrit Proust, ou bien – en plus connu – : « c’était comme si on les avait vus à travers une vapeur colorante, ou mieux un verre peint qui changeait l’aspect de leur figure », le moment où le narrateur s’immerge dans le salon Guermantes au début du Temps retrouvé est bien sûr une plaque pivot chez Proust. La construction d’une séparation de temps, parce que l’éloignement de temps se construit par la phrase même : au début, il (...)


« Ayant l’air d’une réduction en pierre ponce de soi-même », écrit Proust, ou bien – en plus connu – : « c’était comme si on les avait vus à travers une vapeur colorante, ou mieux un verre peint qui changeait l’aspect de leur figure », le moment où le narrateur s’immerge dans le salon Guermantes au début du Temps retrouvé est bien sûr une plaque pivot chez Proust. La construction d’une séparation de temps, parce que l’éloignement de temps se construit par la phrase même : au début, il n’est question que de ce séjour dans une maison de santé, puis il y a le déclic spatial – l’attente confiné dans la bibliothèque et la révélation qui s’ensuit – puis la descente de l’escalier directement dans le salon. Chaque personnage l’un après l’autre va composer une figure distincte des effets du vieillissement. Alors le récit, augmentant à chaque personnage la force de ces effets, accroît de lui-même, de personnage en personnage, la coupure de temps qui est censé séparer ce soir-là des dernières visites mondaines du narrateur. Proust lui-même en est conscient. Par exemple, il utilise plusieurs fois l’expression « trente ans » comme une expression courante (le duc de Guermantes, parlant de Swann, bien avant dans la Recherche : « Vraiment, si Swann avant trente ans de plus et une maladie de la vessie, on l’excuserait de filer ainsi »), et l’expression « trente ans » va jouer de cette ambiguïté langage courant et compte précis pour venir dater la scène du salon Guermantes. Ainsi, dans son moment de confinement bibliothèque, à l’instant de la révélation, Proust décrit par anticipation ce à quoi il va procéder devant nous, comme le grand magicien Houdin, dès lors qu’il aura amorcé la descente de l’escalier plongeant vers les hommes : « il en est ainsi du Temps dans la vie. Et pour rendre sa fuite sensible, les romanciers sont obligés, en accélérant follement les battements de l’aiguille, de faire franchir au lecteur dix, vingt, trente ans en deux minutes. Au haut d’une page on a quitté un amant plein d’espoir, au bas de la suivante on le retrouve octogénaire ». Sauf que si de telles coupes sont bien connues dans les livres, voir celle de L’Éducation sentimentale, les personnages sont censés avoir continué pendant ce temps leur vie réelle. Proust s’applique ce principe à lui-même, non pas dans l’espace de la page (il lui en faut toujours dix pour une, ce cher), mais dans sa traversée du salon Guermantes, pour que puisse s’entretenir son propre dispositif de récit. Parfois, le saut est placé à vingt ans, ainsi pour ce « M. de Courgivaux » qu’on découvre : « il avait l’air plus jeune (il devait avoir dépassé la cinquantaine et semblait plus jeune qu’à trente ans). Il avait trouvé un médecin intelligent, supprimé l’alcool et le sel ». D’autres fois on passe à trente ans : « mais ces histoires dormaient dans les journaux d’il y a trente ans et personne ne les savait plus ». L’expression « trente ans » revient une dizaine de fois (« qui lui faisaient juger les choses et les gens comme trente ans avant », « au bout de trente ans on ne se rappelle plus rien de précis », ou pour le retour de Rachel puisque, comme dans un immense générique de film, c’est toute la Recherche qui défile dans le salon : « trente ans de théâtre »). Jamais Proust ne s’abaisse à traiter de façon « réaliste » (surtout après sa charge sur ce mot, dans les pages bibliothèque), plutôt se laisse-t-il dériver dans les propres surprises instantanées de sa phrase. Bloch, qui n’a plus de barbe ni moustache, et observe le salon à travers un monocle, demande au narrateur de lui raconter comment parlaient Charlus ou Swann : et surgit une des figures les plus étranges de la Recherche, le narrateur expliquant que lui-même s’était mis à parler comme Bloch (devenu, on le sait, écrivain moyen et chargé de tics), et que Bloch, arrivant dans l’âge mûr, s’était mis à ressembler à ce qu’était le narrateur autrefois. Si Rachel, de la jeune compagne de Saint-Loup au temps du premier Balbec et des poiriers en fleurs, s’est mise à ressembler à « une affreuse vieille femme », Proust est coincé par son propre chronomètre. De comment le narrateur aurait pu passer alors trente ans dans sa maison de santé, on ne saura rien : mais de quel droit s’en enquérir, puisque cette mention venait en amont du passage à grossissement de temps ? On revient parfois au marqueur vingt ans, lorsqu’il nous dit qu’Albertine aurait maintenant l’âge de madame Cottard dans Balbec 2, et que sa grand-mère (rare marqueur précis) aurait à ce jour quatre-vingt quinze ans. Du confinement du narrateur, ce sont les personnages du roman eux-mêmes qui viendront à l’aide de Proust écrivain, et lui tendront des perches : « Puisque vous sortez quelquefois de votre Tour d’ivoire », dira Gilberte au narrateur. Les grandes morts de la Recherche ont toutes été commentées, la double mort de Bergotte, la longue traversée de la mort de la grand-mère, et ici dans le Temps retrouvé la mort de Saint-Loup. Mais celle d’Odette passe plus inaperçue, Odette comme celle qui inaugure l’oeuvre par la jalousie de Swann, par sa permanence dans tout le livre et ses métamorphoses successives. Que le salon Guermantes dans le Temps retrouvé joue avec les frontières de la mort, c’est explicite – le mot cimetière revient plusieurs fois : « un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés », ou bien, directement appliqué aux personnages, « et ainsi le salon de la princesse de Guermantes était illuminé, oublieux et fleuri, comme un paisible cimetière ». Et il y a ce fabuleux passage où Mme de Sainte-Euverte, apprenant la mort de la marquise d’Arpajon (« d’une façon tout à fait insignifiante »), semble s’en réjouir « comme de l’avoir emporté dans un concours sur des concurrents de marque », alors même que la marquise de Cambremer assure avoir assisté à une soirée de musique chez la même d’Arpajon il y a moins d’un an, donc après son décès, dans ce coassement soudain les frontières vie et mort ont disparu, comme dans le Bobok de Dostoïevski on a plutôt l’impression de morts qui tous se moquent d’eux-mêmes. D’où la majesté du brusque surgissement d’Odette. Le narrateur découvre « une grosse dame » et ne la reconnaît pas, c’est Gilberte. Qui ne s’étonne pas que le narrateur ne la reconnaisse pas : « Vous me preniez pour maman, en effet je commence à lui ressembler beaucoup » – or, si Odette a eu bien des métamorphoses, elle n’a jamais été une « grosse dame ». Dans ce moment de la narration, et puisque la rencontre avec Gilberte est évidemment le fait le plus structurant pour la circularité qui se prépare, avec l’invitation à Tansonville, et le télégramme reçu à Venise annonçant le mariage (alors qu’ici elle est déjà veuve), Proust n’avait pas forcément prévu d’ajouter ou d’inclure – avant cette phrase qu’il fait répéter à Gilberte (« Vous me prenez pour ma mère », dès la page suivante, au présent au lieu du passé simple), la sublime et majestueuse, presque muette apparition d’Odette. Quels que soient les compteurs « réalistes » des chronologies (mais Proust sait bien qu’on ne saurait les appliquer, par exemple, à Bouvard et Pécuchet), l’apparition d’Odette en pied n’est pas recevable. Alors il l’établit dans son irrecevabilité même. La voilà. Au lieu d’être vieillie, elle, elle aura rajeuni – le tour est joué. On ne pourrait amplifier un vieillissement de quelqu’un qui serait déjà dans un au-delà des trente ans supposés de vieillissement, alors on la renvoie dans le temps contraire. Proust nous dit explicitement l’impossibilité chronologique, il l’insère dans le récit (ce qu’il ne fait pour aucun des autres personnages) et admirez le syllogisme de prestidigitateur : « je faisais maintenant rapidement le calcul et, ajoutant à l’ancienne Odette le chiffre d’années qui avait passé sur elle, le résultat que je trouvai fut une personne qui me semblait ne pas pouvoir être celle que j’avais sous les yeux ». Et pour cause. Donc, Odette est définitivement hors de la chronologie réelle. Solution – la plus simple –, la laisser par définition en dehors de cette chronologie : « précisément parce que celle-là était pareille à celle d’autrefois ». Alors Proust descend dans l’abîme avec sa clé à molette et ses outils de plombier du temps : son chapeau date de l’Exposition de 1878 (cohérent avec le temps récit et la « cocotte » ou « dame en rose » en photo chez le grand-oncle, avec retour sur cette cohérence : « l’Exposition de 1878, dont elle eût certes été alors, et surtout si elle eût eu alors l’âge d’aujourd’hui, la plus fantastique merveille »). Et c’est ce qui conditionne la figure même : « Elle avait l’air, sous ses cheveux dorés tout plats – un peu un chignon ébouriffé de grosse poupée mécanique sur une figure étonnée et immuable également de poupée... » La phrase de Proust restera pour l’éternité bancale. Il insère l’ancien ministre, l’escroc mis en prison et la jeune laitière, l’allusion au cimetière, et retour à madame ex-Swann avec fin de la transposition sur l’Exposition de 1878, pour la finir à quatre pages de distance, sa phrase, avec une incise qui rend cohérente la reprise, mais sans penser à clore la phrase d’avant l’insert : « Elle avait l’air d’une rose stérilisée ». Odette a conservé sa voix (« Cette voix était restée la même, inutilement chaude, prenante, avec un rien d’accent anglais »). Et pourtant la voix même est l’incarnation de cette ambiguïté d’un au-delà du temps, la frontière poreuse d’entre vie et mort : « ... sa voix était triste, presque suppliante, comme celle des morts dans l’Odyssée. Odette eût pu jouer encore. Je lui fis des compliments sur sa jeunesse. Elle me dit : – Vous êtes gentil, my dear, merci ». Alors l’étonnante saisie clinique de ce qu’on nommerait aujourd’hui maladie d’Alzheimer (aucune idée si Proust avait eu connaissance des travaux d’Aloïs Alzheimer, sa description initiale de l’affection neuro-dégénérative qui porte son nom date de 1906) : « et pourtant, de même que ses yeux avaient l’air de me regarder d’un rivage lointain, sa voix était triste », Odette se met à répéter « merci tant, merci tant », comme si la « poupée mécanique » s’était mise en boucle. Et quel culot incroyable, alors que tout ce récit est tendu vers la construction de ce fossé de temps où s’amplifient un par un tous les personnages de la Recherche, que Proust rajoute alors une anticipation de trois ans, pour nous emmener à l’enterrement d’Odette. Et quel trouble pour nous : la conversation avec Gilberte, sur la mort à la guerre de Saint-Loup, assigne l’année 1919 pour référent de la soirée dans le salon des Guermantes. Anticipez de trois ans pour aller enterrer Odette, et c’est son propre enterrement que Proust décrit dans son propre livre, sans le savoir. « Moins de trois ans après, je devais la revoir [...] Et bientôt elle ne se défendrait pas contre la mort. Mais après cette anticipation, revenons trois ans en arrière, c’est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la princesse de Guermantes ». Alzheimer documenté ou pas (mais c’est très possible que oui), quelle cruauté alors que l’assassinat en règle de celle sur qui repose de bout en bout la Recherche, pauvre figure exhibée dans une soirée mondaine donnée par sa propre fille – et merci aussi pour les poètes plus curiosité de ce composent intransitif : « hochant la tête, serrant la bouche, secouant les épaules à chaque impression qu’elle ressentait, comme ferait un ivrogne, un enfant, comme font certains poètes qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure et, inspirés, composent dans le monde et tout en allant à table au bras d’une dame étonnée... » On parle d’elle devant Odette comme si elle ne comprenait pas (« Du reste, elle est un peu gaga »), ce qui rajoute explicitement à la souffrance qu’on lui fait endurer jusque dans le livre : « De nouveaux invités ricaneurs la firent à nouveau regarder et parler toute seule, si c’est parler que tenir un langage muet qui se traduit seulement par des gesticulations ». Ne restera plus que ce visage définitivement fixe, celui que Swann cherchait dans les peintures, et le narrateurs dans les signes émis (ô notre Deleuze) par Odette via mobilier, fleurs ou robes, promenades en calèches et tous rites sociaux considérés comme son théâtre même, ou son oeuvre d’art à elle, son visage définitivement hors du temps (et c’est ce qui suggère que Proust ait été renseigné des découvertes d’Alzheimer, le brusque surgissement de la radio-activité et des découvertes qui valent aux Curie le prix Nobel de 1903) : « son aspect, une fois qu’on savait son âge et qu’on s’attendait à une vieille femme, semblait un défi plus miraculeux aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de la nature. » Ainsi (« Quel était le fait du fard, de la teinture ? ») Odette rajoute un pic d’intensité majeur (soigneusement réservé avant le coup de théâtre qui nous apprendra – avec son prénom – que Sidonie Verdurin est désormais princesse de Guermantes) au tout dernier haussement de la Recherche avant le basculement circulaire qui la rétablira dans sa première splendeur, « elle ignorante qui avait le goût des jolies choses », avec son « profil trop accusé, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise mine ou d’être de mauvaise humeur » – Odette, définitive dès sa première apparition dans Swann, se condamne elle-même à sa fin terrible dans le Temps retrouvé.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 décembre 2012
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