[31] un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés

On a beaucoup glosé sur le manque absolu de goût de cette trop épaisse dalle de granit gris qui constitue la tombe de Marcel Proust au cimetière du Père Lachaise, à Paris. C’étaient des temps troublés, on élevait partout ces monuments aux morts d’après le grand carnage des puissants contre les peuples, la boucherie organisée de 14-18. On reconditionnait les cimetières dans une danse de labours auprès de laquelle le siège de 1870 était bien loin d’égaler. Et puis qu’elle semble ainsi (...)


On a beaucoup glosé sur le manque absolu de goût de cette trop épaisse dalle de granit gris qui constitue la tombe de Marcel Proust au cimetière du Père Lachaise, à Paris. C’étaient des temps troublés, on élevait partout ces monuments aux morts d’après le grand carnage des puissants contre les peuples, la boucherie organisée de 14-18. On reconditionnait les cimetières dans une danse de labours auprès de laquelle le siège de 1870 était bien loin d’égaler. Et puis qu’elle semble ainsi inviolable, mastaba disproportionné au corps fragile et malade qu’elle accueille en son sein de ciment. Robert Proust, qui jusqu’en 1935 se consacra le premier à l’édition des oeuvres de son frère (à partir de quelle masse informe d’ébauches et chantiers ouverts), puis de sa correspondance, est mort avec bien des secrets. Entre ce 18 novembre 1922, date de la mort de son frère, le 21 novembre où on l’enterre, et le 29 du même mois où la dalle de granit est posée, que s’est-il réellement passé ? S’il est effectif que de 1870 à 1918 la tombe d’Isidore Ducasse au cimetière Montmartre était – sinon identifiée – du moins repérée avec quelque probabilité, est-il possible, en tant qu’exécuteur testamentaire de son frère aîné, et en tant que chirurgien que les choses de la mort n’effraient pas, Robert Proust ait consacré une somme non négligeable de l’héritage de Marcel à l’exhumation d’Isidore Ducasse l’anonyme, pour le déposer (selon donc la volonté exprimée de son aîné) dans le caveau où reposerait Marcel Proust ? Et si le fait se révèle exact, c’est-à-dire qu’on découvre dans le caveau disproportionné de Marcel Proust au Père Lachaise les restes d’un défunt mort à vingt-quatre ans, un demi-siècle plus tôt, lors du siège de Paris qui le mit en tel état de famine, est-ce que cela conforterait cette hypothèse qu’on n’empêche plus désormais de grandir : que Proust se savait ou se croyait le fils naturel d’Isidore Ducasse, dit Lautréamont, que cela explique l’absence de toute référence aux Chants de Maldoror dans la Recherche, qui pourtant en est l’héritière jusque dans son obscénité délibérée, et que Proust pour son dernier voyage ait voulu s’accompagner de celui qui lui resta inconnu, n’avait été qu’un père impossible ?

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 décembre 2012
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