vivre en rampant

une nouvelle manière d’envisager le bonheur, ou la survie (au choix)


Au début, ramper n’avait pas été facile. On avait mal aux coudes, aux genoux, aux mains. Et les voitures étaient encore nombreuses, il y avait eu des accidents. On avait vite progressé, on gagnait en vitesse, on prenait les escaliers, les souterrains : dans les métros, les gares, qu’on se soit mis à ramper gagnait énormément de rigueur, de discipline. Chez soi, ça ne regardait personne. Mais quand vous aviez rampé toute la journée c’était tellement plus facile de continuer : les fabricants de meubles avaient été les premiers à s’adapter. Magasins où les étages fonctionnels s’étaient multipliés (on visitait des sortes de pièces modèles, on recopiait sur un papier les merveilles essayées, on descendait dans les caves où on vous les chargeait sur le dos, si on venait à quatre pour un lit ou une cuisine on n’avait qu’à ramper au même rythme), et dans les appartements réaménagés des ensembles lits bureaux loisirs avec rampe en spirale contenaient toute une famille dans une pièce.

La ville s’était adaptée : on avait tant d’équipements modernes. Ces bibliothèques toutes en stratifications de feuilles de verre actif, et chacun s’y roulait ou s’y lovait, toute la mémoire du monde surgissait en relief, couleurs, voix, images et mouvements. Elles étaient belles, les hautes tours enfin débarrassées de leurs volets intérieurs, avec ces milliers de silhouettes chacune prise à son travail.

Ça avait pourtant commencé durement. On s’en moquait, des rampants. Mais tant avaient peur, simplement peur. À ramper on oubliait l’angoisse, on échappait aux hommes, à la ville, au ciel. Le sol réconfortait, on le tenait de la main – il faudrait qu’il bascule, pour basculer avec lui. Rampaient ceux qui avaient perdu. Travail, confiance, affection ou tout ensemble. On avait pu vider les établissements où on maintenait ceux qui étaient trop pris de peur.
Et quand la ville elle-même s’était perdue, quand la ville elle-même eut renoncé, voilà qu’on était devenu espèce rampante sans l’avoir voulu ni cherché.

Moi j’avais plaisir à ramper. On s’habituait aux parois verticales, on avait appris à escalader les restes de l’ancienne ville. Et à qui aurait servi désormais d’avoir peur, si la condition de chacun était à nouveau la condition commune

On se souvenait des écrits de la transition. De ceux qui avaient pressenti l’effondrement, et créé d’insistantes fables, celles où maintenant nous nous reconnaissions. On les lisait à l’envers : on y lisait l’ancienne peur, et comment eux, les debout, progressivement s’y étaient brisés. Nous n’aimions pas les fictions étranges, ni alors, ni maintenant.

Nous étions bien plus heureux ainsi, à ramper.

 

 

 

 

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 septembre 2011
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