fictions du corps | notes sur les hommes à la vision aiguë

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 7


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Je veux parler des hommes à la vision aiguë.

Ils sont parmi nous depuis toujours, depuis le temps des chasseurs, des nomades et des guerres. Ils ne se mariaient qu’aux soeurs des hommes à la vision aiguës des autres tribus, ou, mais à défaut seulement, de la leur. Ils savaient se reconnaître entre eux, même dans la guerre, la survie et l’isolement.

Ils sont restés la nuit à la pointe des camps, ont dirigé les marches, ont humé le vent et les reliefs dans le brouillard, ou les tempêtes de sable. Puis ils étaient sur le haut des remparts et des tours, sur les chevaux qui montaient au devant des armées. Puis au mât des grands voiliers découvreurs.

Il paraît qu’ainsi, dans nos villes, ceux qui construisent les gratte-ciels, les pylônes des grands ponts à haubans, ou nettoient les parois de verre des grandes tours sont des hommes sans vertige et qui ont su entre eux se distinguer, et passer de chantier à chantier ou de métropole à métropole comme si rien d’autre n’importait que leur propre distinction. Qu’ainsi les hommes à la vision aiguë (ils ont besoin de peu de sommeil, c’est inexplicable) se retrouvent dans les postes de commandement d’armes, quand même ils sont souterrains, dans les tours de vigie des aéroports, quand même les machines et radars pourraient être pilotés par un myope.

On aimerait les voir aussi investir nos autres affaires humaines, ils n’en ont garde. Ce mépris parfois confine à l’insulte : elles sont vraiment si embrouillées, lourdes et confuses, ou sans espoir même, nos affaires humaines ? Il se dit qu’ils vont sur les montagnes, pratiquent le deltaplane, naviguent en solitaire aux rugissants, conduisent des expéditions ou restent longtemps (ils n’ont guère besoin de sommeil, c’est inexplicable) dans les observatoires.

On en sait peu sur eux, finalement. Ni même ce qu’est, par rapport à la nôtre, cette vieille et légendaire vision aiguë, et s’il y a une frontière fixe et définie entre ceux qui en disposent et les autres. Il se dit que la ville désormais les ignore et qu’ils en souffrent. Qu’il y a eu des suicides, que les mariages ne se font plus.

Qu’on en voit parfois, immobiles et affligés, mais surtout inutiles, au bout des échangeurs des grandes villes.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 19 mai 2012 et dernière modification le 9 mars 2013
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