fictions du corps | Notes sur les hommes fragmentés

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 4


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On m’avait placé pour un temps dans la catégorie des hommes fragmentés. C’était simple : un jour tu arrivais comme d’habitude à ton travail, et on t’indiquait une autre porte, dans un autre immeuble. Pour le reste, c’était pareil. La vie des hommes fragmentés n’est pas si désagréable. Tu travailles à ton ordinateur des deux bras, tu marches dans la ville des deux pieds, tu reviens à toi-même dans ta tête, tu agites la main, tu remplis ton ventre. Au final, il y a moins d’inquiétude : c’est ce qu’ils m’avaient demandé au contrôle mensuel, dès le premier rendez-vous... — Quel est pour vous le lieu de l’inquiétude ? C’était même relativement difficile à répondre. — Peut-être là, j’avais répondu, montrant le bout des doigts. L’inquiétude palpable, et toucher le monde, toucher l’autre, te la renvoyait soudain. Pour toi-même, calme : homme fragmenté, les éclats du corps fonctionnaient ensemble, mais rien pour concentrer en retour l’instabilité ou la crainte. Au deuxième rendez-vous, j’avais témoigné de ce plaisir certain, quoiqu’un peu monotone. L’inquiétude manque, c’est ce que je leur avais dit, sans obtenir de réponse (les évaluations ne nous sont pas communiquées). Au cinquième rendez-vous, j’avais dit qu’un prochain changement m’agréerait, mais toujours sans réponse. Au septième rendez-vous, j’ai cessé de le leur demander : n’était-ce pas, ce souhait de changer, une autre part de ma propre fragmentation, ma fragmentation acquise ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 juin 2012
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