fictions du corps | Notes sur les hommes jetables

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 14


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Une bonne partie de la fluidité du corps social tenait aux hommes jetables.

Ils étaient polis ou renfrognés, pressés ou nonchalants, on ne les caractérisait pas selon ces modes de comportement : énervés ou expansifs, ils gardaient cette sorte de transparence prévisible. Les vêtements étaient corrects, le contenu du léger sac à dos ou du cartable prévisible aussi.

On les remarquait surtout lorsqu’on traversait les bureaux d’une entreprise ou d’un service, lorsqu’on traversait la ville aux heures où se remplissent ou se vident les entreprises et les services.

On les remarquait aussi dans ces boutiques dont les enseignes reproductibles semblaient les désigner d’avance à leur usage. Leur hygiène corporelle était remarquable. La nécessité d’entretenir leur corps, course à pied, bicyclette, salles de fitness, était cependant pour eux une contrainte vécue avec anxiété – leur propre durée en tant qu’hommes jetables tenait à cette régularité. La ville était semée désormais de ces salles équipées de machines où au moins trois fois par semaines ils devaient s’immerger, pour en ressortir tels qu’en eux-mêmes.

L’apport des hommes jetables avait considérablement simplifié les affaires et l’administration de la ville. On disait qu’ils n’avaient pas d’invention : mais en eux-mêmes ils étaient cette invention ! Les tâches qu’on leur confiait étaient progressivement plus immense, leur nombre aussi croissait régulièrement.

Le processus n’avait pourtant rien de secret. On se présentait à leurs écoles par concours, de toute façon ils auraient fait quoi de mieux ? Cela évitait tant de questions, sur soi-même et ce qu’ils deviendraient. Les écoles se chargeaient du reste. Elles-mêmes étaient progressivement passées sous le contrôle quasi unique des hommes jetables, qui se reproduisaient à leur tête.

Ils vivaient dans la ville comme nous autres, avaient épouse et enfants (ou mari et enfants, puisqu’il s’agissait d’une catégorie de plus en plus symétrique, c’était le mot convenu), et puis un jour – durée estimée dix ou douze ans –, c’était bref, un camion de déménagement venait, l’appartement, le combo ou la maison dans le lotissement était libérée pour les suivants, catégorie jetables symétriques aussi.

C’est ce processus de renouvellement à taux rapide comme par sublimation (selon ce passage physique de l’état solide à l’état gazeux, le mot avait sa noblesse) qui était la grande, la vraie nouveauté : d’accord très vite on les jetait, mais entre-temps ils avaient eu cette vie hygiénique, à l’aise et sans soucis – nous regardant souvent de très haut, nous autres qui continuions, et nous sentions bien vieux, inutiles et usés.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 2 juin 2012 et dernière modification le 8 mai 2014
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