fictions du corps | Notes sur ce fameux prestidigitateur

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 1


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Si ce prestidigitateur était fameux, c’est pour la simplicité de ce qu’il présentait.

Seul, face public, très proche, en pleine lumière, il prenait un couteau et le posait exactement, très droit et vertical, sur le sommet de son crâne.

Ensuite, et sans cesse de parler à son public, il l’enfonçait très lentement, s’arrêtait à une dizaine de centimètres. Reconnaissant qu’au-delà c’était une zone de danger qu’il n’avait pas le droit d’affronter.

Un écran géant, derrière lui, prouvait qu’aucune tricherie ni manipulation n’était possible. À de nombreuses reprises, il avait utilisé des couteaux de cuisine du commerce, portant encore l’emballage original du supermarché de la ville.

Des spectateurs étaient invités à se placer derrière lui, et de côté, pour éviter aussi toute illusion d’optique. Un film qu’il avait tourné avec un comparse à la tête entièrement chauve prouvait l’étrangeté de la scène : le couteau, une fois retiré, ne laissait pas d’autre trace ou cicatrice qu’un mince trait rouge.

Seulement, si le film circulait encore (on le trouvait aisément sur le populaire réseau YouTube), le comparse était mort depuis lors, sans lien paraît-il avec le numéro qu’ils effectuaient l’un et l’autre, parfois simultanément l’un sur l’autre. Depuis, il tournait seul.

Rituellement, il insistait pour qu’un spectateur ou spectatrice accepte de se prêter à l’épreuve. Nulle douleur, disait-il (le cerveau n’était pas innervé). Nulle séquelle. Au contraire, disait-il, une douceur étrange, qui se propageait par l’ensemble du système nerveux, vous laissait une sensation bienfaisante pendant de longues semaines. On craignait ce moment, où il attendait qu’un ou une volontaire se présente, en vain, avant qu’il se décide à nouveau à pratiquer la démonstration sur lui-même.

Il y a quelques années, on le voyait fréquemment à la télévision, et dans les grandes salles de spectacle. Cette période était révolue : il n’avait plus l’attrait de la nouveauté. Qui donc, pourtant, à part lui, osait cet exercice de vieille tradition ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 14 mai 2012 et dernière modification le 3 mai 2014
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