des chats décérébrés et des gens aussi peut-être

mais pourquoi laissait-on un tuyau transparent ?


Écoutant cet homme affable, scientifique réputé, et qui vous racontait ça tranquillement, en souriant, avec ces plantes verstes dont il entourait un bureau sinon encombré de papiers mais sans excès, les habituelles armoires faites pour mettre des livres mais personne parmi eux n’avait plus besoin de livre, avec la lumière qui se glissait dans les arbres au dehors, comment ne pas laisser le temps dériver autant qu’il le fallait.

Et on parlait de choses intéressantes. Je me souvenais de ces expériences avec des chats qu’on plaçait sur des poutres, quand on s’était intéressé au sommeil paradoxal, et qui tombaient s’ils rêvaient. Le chat nous est supérieur pour le saut, pour l’ouïe, pour la vue nocturne, et bien sûr cette souplesse dans la gestion de son équilibre.

Et la question de l’équilibre avait un impact important (c’est de cela qu’on parlait) chez ceux qui souffraient d’affections sur système vestibulaire, celui qui dans l’oreille interne commande à l’équilibre. Comment isoler ce qui revient à l’oeil et au contexte perçu dans le traitement de ces informations qui nous aident à garder stabilité, attendre, s’asseoir se redresser, et initier ce déséquilibre qui s’appelle marcher.

« À cette époque on travaillait beaucoup avec des chats décérébrés », venait-il de dire, ce qui est une phrase de syntaxe française parfaitement simple et directement compréhensible.

« Je crois qu’on n’a plus le droit maintenant », précisa-t-il, sans conviction.

Donc on endormait l’animal, anesthésie général. On perçait au sommet du crâne, il nous montre l’endroit, de toute façon on fait ça pour les gens aussi, pour passer les appareils qui ensuite opèrent sans dommage, puisque le cerveau n’st pas innervé.

Après, on branchait une pompe à vide. Combien j’en ai manipulé, des ces petites pompes primaires ou secondaires, du temps du soudage par faisceau d’électrons. Là aussi, dans les usines (sais plus si l’histoire concernait Dassault, Messerschmidt ou les deux) il traîne toujours – enfin, à l’époque – des tas de chats qu’on nourrit avec les restes de la cantine, dans les magasins de pièces détachées, dans les recoins des bureaux écartés et guichets de contremaîtres, des chats pas très flambants, comme ceux qu’on trouve dans les cimetières ou terrains vagues, donc si on n’aimait pas le type on piquait son chat et on faisait des expériences avec, ça commençait à l’air comprimé et je n’ai jamais trop compris pourquoi le chat a toujours aussi symbolisé cette sorte de haine, voir le doux Steve Waring et le chat de la vieille dame ou notre Edgar Poe et son chat noir, mais chez lui la cruauté n’est pas réductible à une espèce – moi ces bêtes-là me donnent de l’allergie respiratoire et je les évite mais ça n’a jamais été jusque-là. Enfin, on avait des résultats concrets d’expérience de chats placés dans des enceintes à vide, ça nous enseignait ce qu’il en serait de nous-mêmes.

Mais il faisait beau sur les arbres qu’on apercevait de l’autre côté des plantes vertes, notre interlocuteur était calme, affable et souriant, il détaillait ses recherches scientifiques qui n’avaient rien, mais à voir avec les animaux et il nous racontait cela comme un fait simplement surprenant : un petit tuyau souple branché à la verticale du cerveau du chat, et on voyait s’établir ce bouillonnement verdâtre, puis remonter le liquide par grosses bulles, enfin disparaître dans la petite bonbonne aspiratrice.

C’était si facile et si net, la bête ensuite se réveillait identique à elle-même, pratiquait docilement les exercices qu’on estimait nécessaires et qui avaient conséquence pour le traitement de ces gens affectés de désordre vestibulaire. Mais c’est cela qui l’interrogeait, notre interlocuteur :

« Pourquoi ils avaient besoin que ce soit un tuyau transparent, pourquoi il fallait qu’on voie ça, et qu’un cerveau c’est juste ça... »

Moi je repense à ces chats qui reviennent tous les jours dans les pages Facebook de gens par ailleurs tout à fait estimables, ou bien à ceux qui se croient drôles de collectionner les chats mouillés.

Finalement, la seule question c’est celle-ci : après retirer le tuyau, il n’y a rien pour distinguer un chat décérébré, d’un qui ne l’est pas. Le chat d’ailleurs non seulement n’a pas mémoire du traumatisme subi, mais n’a plus même les outils qui lui permettraient de réagir à cette information. Donc, parmi nous les gens et tous ceux qu’on croise indifférents dans la ville, combien ont subi les dix minutes d’aspiration au tuyau par en haut ? Et toi-même, tu te dis, dans l’état où tu te lèves ce matin, et au bout des vingt minutes nécessaires en speed-writing pour aller au bout de cette histoire, ils t’ont pris quoi, avec le tuyau transparent, et à quoi ça ressemblait ?

Et accessoirement, mais notre interlocuteur était trop souriant et affable pour qu’on lui demande ça, qui d’ailleurs ne nous concernait pas : on en faisait quoi, des cerveaux de chats ? Ça se conservait comme de la confiture, ou de l’angélique confite ? Si on l’utilisait en médicament, une cuillérée le matin, ça nous aidait à mieux bondir, mieux entendre, voir la nuit, et rebondir sur nos pattes en cas de chute ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 septembre 2012
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