fictions du corps | Notes sur les hommes qui voient la nuit

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 10


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Avec les hommes qui voyaient la nuit, la paix dans les villes avait fait tant de progrès.

On était resté longtemps, très longtemps à la bascule. Ceux qui n’étaient pas des hommes de la nuit, quand ils la traversaient, pouvaient devenir méchants. On avait remarqué il y a bien longtemps comment les espèces tendaient à se séparer : ceux qui exploraient les bars, dérivaient dans les rues, roulaient la nuit, veillaient dans les hôtels, gardaient allumée leur lampe d’insomniaque, se reconnaissaient entre eux, s’attiraient mutuellement. Les pratiques réseau n’avaient fait qu’accentuer le partage.

D’autres présentaient, mais rarement, cette faculté de l’oeil : voir dans le noir. La plupart des animaux, mammifères y compris, vivaient principalement la nuit, pour se déplacer, se nourrir, se reconnaître. On avait inventé un mot bizarre, nyctalope, qui était vraiment un mot de ceux du jour, un mot d’exclusion, ou d’incompréhension.

Cela n’avait pas été si difficile de joindre par sélection naturelle les deux catégories, ceux dont l’oeil voyait la nuit (qualité souvent compensée par une forte myopie, qui avait régressé ensuite) et ceux que la nuit attirait, ou qui s’organisaient dans la nuit.

Après c’était allé très vite : tant sont grandes les facultés d’adaptation.
Ceux que la nuit attiraient avaient la paix dans l’âme : les villes étaient peuplées, mais paisibles. Ceux qui s’égaraient d’une catégorie dans l’autre étaient facilement dissuadés d’en rien troubler.

Ceux que la nuit attiraient ne vivaient plus seulement dans les villes : on les croisait souvent, au soir, contemplant l’horizon d’un fleuve, ou le jeu lunaire des vagues. Ou posés là sur un fauteuil, à l’extrémité d’un village, et seuls vos phares les décelaient fugacement.

On avait cependant le problème suivant : les croisements se faisaient rare. Selon les saisons (et la distance du pays aux Tropiques où la renverse était égale), c’était comme une marée dans un sens, les actifs et les laborieux du jour qui rentraient dans leurs cases de ciment. Puis sortaient lentement les marcheurs et figurants de la nuit, dont les occupations et travaux, même si on voyait souvent dans la ville les fenêtres des bureaux allumées sur des ordinateurs bleus, n’étaient pas si régulières.

N’y avait-il pas danger latent à une telle séparation de plus en plus étanche ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 1er septembre 2012
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