Philippe Claudel | fumier, Gauloises & Gitanes, goudron

ou du plagiat involontaire réciproque par écriture synchrone parallèle !


Je lis Philippe Claudel depuis Le Café de l’Excelsior, la Dragonne, 1999, et aussitôt Meuse l’oubli. Il était à l’époque enseignant dans le milieu pénitentiaire, ce qu’on retrouve dans le monolithe Bruit des Trousseaux en 2002 (voir le "vieux" remue).

Quand j’ai trouvé Parfums dans ma boîte, avant-hier, aucune idée de ce que c’était. Puis une sorte de vertige. Quasiment le même nombre de blocs-textes, un seul paragraphe chaque, clôture formelle compacte, que ma propre Autobiographie des objets, moi 64, lui 63.

Chez Philippe Claudel, un principe formel arbitraire : passer par les sensations olfactives. J’avais de mon côté un principe aussi, la clé qui m’avait ouvert ce livre, la suite des micro-mutations techniques qui, depuis les années 1950, ont préparé celle d’aujourd’hui, qui signe la fin d’une pérennité des objets. Un livre d’odeurs ? L’ouïe a déjà provoqué toute une littérature de réminiscence, et Philippe n’est pas le premier à se glisser côté parfums. Mais il contre, et d’emblée : les sons et les parfums tournent dans l’air du soir, c’est chez Baudelaire qu’il va prendre son vocabulaire et ses obsessions, dès l’exergue, odeur d’une chevelure, jusqu’au dernier texte, Voyage, carrément (et en attendant de lire ce livre, chercher donc ce qu’il en est pour vous, de l’odeur du voyage ?), alors que le centre de gravité du livre, l’injonction Baudelaire toujours (un chapitre sur la charogne) c’est plutôt le sexe féminin, occasion d’ailleurs d’un beau coup de latte à son homonyme Paul, qui appelait terrier de la race le lieu de l’origine du monde.

On a 9 ans de différence avec Philippe Claudel, ça compte lourd. Mais pas suffisamment pour que les croisements ne soient pas incessants. Ce livre serait paru il y a un an, j’aurais été paralysé pour écrire le mien (en tout cas, parce que la réciproque n’est pas forcément vraie, ç’aurait été avec un autre système de contrainte). Ce qui me frappe, c’est comment le territoire arpenté contient de pièces communes. La salle de classe vide, la boutique du coiffeur, ou le merveilleux texte qu’il aligne sur les draps frais, ou la pluie d’orage. L’âge compte moins qu’une autre séparation : même dans des villages équivalents, son appartenance à une société rurale qui garde ses marques structurantes, tandis que depuis des générations, instits côté maternel, tresseurs de paniers, tailleurs de pierre ou finalement mécanicien côté paternel, nous ne participions pas de cette ruralité, celle des éléments premiers (voir ci-dessous, fumier) – ce qui est mécanique ou électrique chez moi est organique chez lui.

Le livre de Philippe Claudel ajoute des pièces vides au mien, la droguerie Gazonneau, rue du Commerce à Civray, oui il suffit de penser à l’odeur pour y rentrer à nouveau. Idem pour la crème solaire ou le chlore des piscines.

Bizarre aussi ce qui nous sépare, et qu’en fait détermine la nécessité de laisser le livre trouver l’architecture qui le rend autonome. Pour moi, c’était le chemin progressif vers l’armoire aux livres du grand-père maternel, et donc le rejoindre, en convoquant depuis l’année 1973 le face à face avec le mort. Pour Philippe Claudel, la contrainte alphabétique semble ce jeu de grilles qui contraint le texte à venir à cet endroit et rester planté dans la tête en arrière, jusqu’à résolution – oui, la chambre mortuaire a une odeur, oui le cimetière a une odeur. Et ce bouquin alors c’est boum dans la tête.

L’après-rasage, la cave, le vestiaire de gymnase, le feu de camp et bien sûr la prison, précisément parce qu’il y est allé et pas moi, je me dis qu’on pourrait entreprendre une sorte d’inventaire générationnel global.

Je sais qu’à la toute fin du mois d’août on se retrouve sur France-Culture avec Philippe, on pourra en parler (en off !). Aimerais savoir si pour lui ce fabuleux bouquin qu’est L’Espace antérieur de Jean-Loup Trassard a été aussi déclencheur que pour moi.

Mais il y a quand même un vertige, et c’est pour ça l’heure prise pour ce billet : dans Parfums comme dans Autobiographie des objets un chapitre s’appelle Ether. Un bonhomme de presque 60 balais, un autre de 10 ans de moins racontent dans quasiment presque le même nombre de mots ce qui leur reste de l’ablation des amygdales, via shoot à l’éther, dans leur corps de gosses de 7 ans.

Tu m’as encore épaté, Claudel ! (c’est une phrase de son livre). Ne croyez surtout pas la IV de couv de ce bouquin, avec l’adverbe délicieusement. C’est bien plus lourd, terreux, bête humaine que ça.

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Haut de page : pour le grand respect que j’ai du lorrain Émile Friant, La Toussaint, pour rester à distance de l’illustration mais pour signer cette gravité du livre de Philippe Claudel – et cette absolue proximité des choses.

 

Philippe Claudel | fumier, Gauloises & Gitanes, goudron


Fumier
La terre demande à être nourrie si on veut qu’à son tour elle nourrisse. Tous les deux ans, au mois de mars, mon père achète un tombereau de fumier à Robert Domgin, un paysan de Sommerviller qui vient en assurer la livraison lui-même, déversant la matière dans le talus qui jouxte notre maison. L’avalanche noire glisse dans un bruit soyeux de froissement souple et s’immobilise, fumante. Pendant quelques jours, notre maison s’encrasse des odeurs animales d’urine, d’excréments et de paille fermentés. Il y a là une partie du produit des bas-ventres d’un troupeau ayant stabulé tout l’hiver. Les jours frais, et les nuits qui le sont plus encore, couronnent la montagne chaude de fumerolles nonchalantes, comme si un feu intérieur, timide ou sournois, y poursuivait son activité sans jamais donner à voir la moindre flamme. J’ouvre grand les fenêtres pour que l’odeur puissante entre dans toutes les pièces. Il me semble qu’elle me parle de mes ancêtres, pour la plupart paysans, de Lorraine et du Morvan. Mon père bêche. Je transporte les seaux, pousse la brouette jusqu’à lui. Le tas diminue. Je suis éreinté mais je suis fier. À coups de fourche, le fumier vient rejoindre la terre ouverte dans laquelle de gros lombrics, tirés brutalement d’une borgne demeure, déploient, pour fuir, les anneaux de leurs corps roses. Mon père referme la tranchée. On ne distingue plus du fumier que certains brins de paille pourris, jaunâtres, qui sortent çà et là du sol fouissé comme de gros cheveux filasse. Le froid de la terre, son humidité compacte, sa noirceur pesante absorbent la matière organique et l’étouffe. Les parfums de l’une et de l’autre se mêlent en s’annulant. Les fumées meurent. On est au-dessus d’un ventre digérant, sans bruit, un repas considérable. Et tandis que je tends à mon père un grand mouchoir à carreaux pour qu’il s’essuie le front, et que je savoure cette complicité d’hommes qui en ces instants nous unit, je ne serais pas plus surpris que cela d’entendre un rot souterrain, grave, comme un remerciement, à nous adressé par des divinités telluriques, coprophages et repues.

 

Gauloises et Gitanes
On est soit Gauloises, soit Gitanes. Comme on est soit RTL, soit Europe 1, soit Peugeot, soit Citroën, soit Pernod, soit Ricard. Les très vieux fument du gris, les moins vieux du brun, et nous autres, enfants, du sorbier sec que nous appelons le bois fumant et qui nous procure d’exceptionnelles diarrhées. Mon oncle Dédé fume des Gauloises. Il travaille à la mine de sel de Varangéville. On dit simplement « travailler à la Saline », et tout le monde comprend. Ce métier me fascine, car il s’exerce sous terre. « Tiens, juste là », me dit un jour mon oncle en pointant, de ses doigts qui tiennent une cigarette embrasée, le sol sous mes pieds. Pour qui est déjà abondamment nourri de mythologie comme je le suis côtoyer dans sa propre famille et dans les rues, dans le voisinage, des hommes se rendant chaque jour aux Enfers suffit à les auréoler d’une importance sacrée. Oncle Dédé fume comme un pompier bien qu’il soit mineur. Je l’ai toujours connu avec son paquet de Gauloises dans la poche ou dans la main, une cigarette aux lèvres, une toux caverneuse bien installée, et la petite maison, qu’il habite au 34 rue Louis-Burtin – anciennement rue des Écoles – avec Tante Jeanine, garde de jour comme de nuit l’âcre et irritante mémoire du tabac brun : meubles, moquette, rideaux, vêtements, cheveux, haleines, peaux, tout se marque de l’odeur des Gauloises. J’aime cette odeur, car j’aime ceux qui la portent. Ma mère ouvre grand les fenêtres, sitôt mon oncle et ma tante partis de chez nous, après qu’ils sont venus y prendre l’apéritif. Le cendrier est plein et le salon troublé par une brume feuilletée qui prend ses aises et ne veut pas décamper. Moi, je voudrais que cette âme des Gauloises reste longtemps car elle nargue l’odeur de notre maison, imposant sa présence étrangère et rappelant aussi ces moments que j’aime où le Gros et le Canard – ce sont les surnoms de mon oncle et de ma tante – viennent nous visiter, interrompant le déroulé d’un quotidien que parfois je trouve trop sage. Les hommes de cette génération sont des sujets d’expérimentation malgré eux : ils se goudronnent les poumons avec persévérance, sans renâcler ni abandonner le paquet bleu, souple, orné du casque gaulois, en même temps que, dans leur travail, on leur fait respirer, souvent sans le leur dire, des matières et des gaz d’une autre toxicité. Des cobayes envoyés au casse-pipe, en quelque sorte et sans mauvais jeu de mots. Les fumeurs de Gitanes se distinguent des fumeurs de Gauloises. Souvent, ils n’appartiennent pas à la même classe sociale. Les prolétaires achètent les secondes. Les cadres, les professions intermédiaires, les contremaîtres, les instituteurs et les ingénieurs consomment les premières dont le tabac, également brun, dégage une fumée qui me paraît plus dure, plus agressive, moins nonchalante, resserrée et un peu sèche, presque hautaine pour tout dire, en regard de la plantureuse bonhomie, de l’aspect brut et sympathiquement grossier de celle des Gauloises. Paquet de carton dur, rectangulaire dans le sens de la largeur pour les Gitanes. Paquet souple, tout en hauteur pour les Gauloises. L’abbé Thouvenin fume des Gitanes. Un ou deux paquets par jour. Tout comme le curé Bastien, et l’abbé Silvy-Leligois. La Gitane est sacerdotale. Elle prolonge sans doute la magie de l’encens. J’aime beaucoup ces prêtres. L’abbé Thouvenin notamment. J’ai pour lui bien du respect. Il est habité par sa foi, mais il n’en fait pas tout un plat. Il joue de la guitare. Il est jeune. Il est maigre. Il est simple. Il est pauvre. Il sourit peu, toujours tristement. Je pense souvent encore à lui, même si je l’ai vu pour la dernière fois en 1975. Comme me l’a appris une brève notice nécrologique parue dans L’Est républicain il y a quelques années, il fume désormais ses Gitanes tout à côté de Dieu.

 

Goudron
Aux heures élastiques de l’été, sur les routes étroites bordées de blés mûrs, le soleil écharpe à la crête de l’asphalte, entre les graviers gris, des filets noir pétrole luisants et gras, qui collent aux roues des voitures et des bicyclettes ainsi qu’aux semelles du vagabond. Cela sent la pierre concassée, la poudre d’explosion, la poix camphrée et l’iode saugrenu en ces terres éloignées de toute mer, à l’exception de celle qui, voilà des millions d’années, remplissait tout ici, creux et vallons, et n’a laissé derrière elle que des coquillages devenus roches, lourds et cassants, que les socs des charrues rapportent à la surface dans leurs immatériels chaluts. Après-midi sans fin entre Haraucourt, Réméréville et Courbesseaux, libre de mes promenades. Heureux. Ou colon discipliné en file indienne sur les routes de Martincourt, Gézoncourt, Mamey, Rogéville, Arnould, Corcieux, reprenant les chants mécaniques et stupides qui parlent de nouilles, de jambes de bois et de meilleure façon de marcher. Les goudrons suent de chaleur tandis que grillons et criquets accordent leurs ailes. Entre des nuages aux ventres blancs et ronds, les alouettes leur répondent. On se prend à rêver au gargouillis d’une source. On guette les boqueteaux au loin qui ressemblent à de grands moutons bleus couchés sur le flanc, du côté de Saint-Jean. On respire à plein nez. Une guêpe rabattue par un bref coup d’air s’enlise parfois dans les mares bulleuses de la chaussée en fusion. Elle agonise seule, sans effort pour s’extraire du piège qu’elle sait fatal. Au clocher des villages dilatés dans les brumes de chaleur, trois heures sonnent et les échos de bronze se perdent, engourdis, dans le ciel plein d’une pure indifférence. Le goudron existe aussi en tonneaux de fer. Il est liquide. Il attend que des ouvriers algériens ou portugais y puisent de larges seaux pour réparer les ornières de la route. Tout cela est entreposé près de notre école primaire. On guette le contenu. Couleur et odeur de réglisse. Chiche ou pas chiche d’y jeter une grosse pierre. On me provoque. Je relève le défi. Faiblesse des imbéciles. Le goudron jaillit en belles éclaboussures. Le tonneau a perdu une part de sa matière. Le sol est maculé. Grande délinquance. Je m’enfuis. Je suis certain qu’on va m’arrêter. J’arrive à la maison, penaud. Ma mère sent bien qu’il se passe quelque chose. On sonne. J’aperçois deux képis. La police. Je file dans ma chambre, me cache sous les couvertures. J’imagine mon procès et ma cellule. C’est effroyable, la peur. On n’est plus rien soudain. On se maudit. Mais j’entends des rires. Les policiers ne sont que des collègues de mon père qui sont passés dire bonjour : le petit Burtin, qui un jour verbalisera sa propre voiture après avoir trop forcé sur les apéritifs, et le grand Tousseau, avec son nez façon De Gaulle. Je redescends à pas de loup. J’ai encore un peu peur. On ne sait jamais. C’est peut-être une ruse pour mieux arrêter celui qui a vandalisé un tonneau de goudron. Mais non, le fourgon s’en va. Il est temps de manger. Ma mère a mis la table. Je me savonne les mains et découvre une tache noire sur mon avant-bras gauche. Grasse et collante, qui ne veut pas partir, qui s’étale même comme pour proclamer que je suis coupable. Coupable.

 

© Philippe Claudel & éditions Stock, Parfums, sept. 2012, pour l’extrait.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 11 août 2012
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