Stones, 24 | l’annonce faite à Dick Rowe

50 histoires vraies concernant les Rolling Stones – un légendaire moderne


Ce qui est fascinant, dans l’écriture d’une biographie, ce n’est pas la succession des faits. C’est reconstituer pour chaque fait de quelle chaîne arbitraire il procède, faire remonter cette chaîne le plus loin en arrière, ce qui débusque d’autres faits et relations.
Alors le présent prend sa charge et son sens : mélange composite de hasards et de points durs, incontournables, où les identités vont venir heurter et se transformer.

Ainsi, on pourrait se contenter comme point de départ qu’en ce printemps 1963, alors que Love Me Do est sorti en octobre 1962, et que la machine Beatles tourne et s’amplifie avec une régularité de percuteur, Dick Rowe est considéré chez Decca, pour toute sa hiérarchie, comme l’homme qui a raté les Beatles.

Mais en soi c’est toute une chaîne à déplier. Après Hambourg, les Beatles se produisent à Liverpool dans un mini club en sous-sol et enfumé (zeugme ?), The Cavern. Le public y est entassé, ce sont essentiellement des garçons et que la mode est aux vêtements de cuir, qu’on danse. C’est pour cela qu’un type qui a quasiment le même âge que les musiciens, homosexuel alors qu’ils ne le sont pas, Brian Epstein entre un soir au Cavern et reçoit un choc. Brian a fait de vagues études d’art, mais a compris que ce n’était pas pour lui, et sagement pris le chemin du magasin de papa. D’ailleurs, l’électroménager commence son irrésistible ascension, et ils ont la principale affaire de Liverpool. Et donc, sont aussi marchands de disque, et distributeurs de Decca. Où auriez-vous sinon été acheter un disque ?

Brian Epstein, convaincu de l’énergie des Beatles, décide de se faire leur agent artistique. Il est entre deux mondes, la perspective d’une vie à vendre des machines à laver sera moins douloureuse. Comment Decca refuserait une audition à celui qui les distribue dans la grande ville du Nord ? On ne va pas le décevoir.

C’est ainsi que Dick Rowe, un beau matin, se retrouve dans un des studios de Decca – plutôt par politesse, parce que sa propre hiérarchie lui a demandé de faire ce geste. Ce à quoi il assiste n’est pas brillantissime, hors le sourire et la politesse et l’ardeur de Brian Epstein, qui veut absolument faire enregistrer ses poulains. Et encore, il y avait eu une première étape : le 13 décembre 1961, Decca, à la requête de Brian Epstein, avait envoyé un de ses commerciaux, nommé Mike Smith, écouter les Beatles au Cavern. Son rapport est élogieux, c’est ce qui vaut aux Beatles d’avoir été convoqués ce matin-là, le 1er janvier 1962. Ils ont roulé toute la nuit dans une camionnette chargée de leurs instruments et amplis, sont arrivés à l’aube à l’hôtel, ont dormi deux heures et sont là, frigorifiés et pas réveillés. Et puis tout s’apprend : Brian Epstein commet deux erreurs graves. La première, au lieu de jouer et d’enregistrer plusieurs prises de deux ou trois morceaux qu’ils connaissent bien, il leur fait enfiler en une heure, comme au Cavern, quinze morceaux d’affilée. Deuxième erreur : pour ne pas effrayer Decca, il met en avant la capacité des Beatles à faire des reprises jazz, comme The Sheik Of Araby. L’ampli de McCartney ne marche pas, il se branche sur le tout petit ampli de Lennon, ça ne leur fait chacun qu’une moitié de son. Qu’aurait pu faire Dick Rowe ? D’ailleurs, les Beatles ne lui en veulent pas.

Et c’est bien ce que George Harrison dit à Dick Rowe, ce 15 avril 1963, assistant à ce tremplin de jeunes groupes, quelque chose comme : de la façon dont on a joué ce jour-là, comment on pourrait t’en vouloir ?

On sait l’histoire. À Liverpool, le magasin des Epstein distribue aussi, évidemment, les disques EMI, il obtient de la même façon une audition, ils sont reçus par George Martin, dont le groupe s’appelle The Four Tune Teller, et qui comprendra illico sa propre chance.

Reste que, pour Dick Rowe, la vie professionnelle est depuis lors sous un gros, gros nuage. C’est comme ça ces boîtes à fric, même si aucun de ses collègues n’aurait fait mieux ou décidé autre chose en la circonstance.

George Harrison a toujours été un gentil. Je souffre beaucoup à la façon dont ses dernières années furent imméritées, ce cinglé qui le zigouille à coups de couteau, entraînant sa mort prématurée. Les Beatles sont allés à Londres, et, en première partie de leur passage à Thank You Lucky Star (il y a pourtant peu d’étoiles pour présider à ces destins naissants, sinon le boulot, sinon cette guerre des uns aux autres, sinon l’endurcissement, sinon la brutalité même du hasard), d’un groupe de rythm’n blues qui commence à faire parler de lui, joue le dimanche après-midi au Station Hotel Richmond, et les ont reçus dans leur bauge d’Edtih Grove, tout au bout de Chelsea, qu’on a plus moins fraternisé, de la façon que des célébrités naissantes, les Beatles de Liverpool, peuvent fraterniser avec des amateurs inconnus, The Rollin’ Stones, sauf qu’on écoute les mêmes disques et qu’on a les mêmes valeurs. De toute façon, quand on est de province on n’aime pas les types de la capitale et les privilèges dont ils bénéficient, en tout cas moi ça a toujours été ça.

Et donc, ce samedi 15 avril 1963, George Harrison demande à DIck Rowe s’il ne s’est pas rendu un dimanche au Station Hotel Richmond, où jouent ces types de... Il se retourne, Dick Rowe n’est plus là. Il n’y a qu’un train, le samedi soir, pour les 7 heures qui le séparent de Londres, et il court pour l’attraper, histoire d’être dès le lendemain à Richmond.

C’est ainsi que Decca sera pour les Rolling Stones ce qu’EMI aura été pour les Beatles.

Ah tiens, d’ailleurs, sur la photo ci-dessous une conversation qu’il faudrait avoir avec Keith, à propos d’une erreur dans Life : il dit que la spécificité des Beatles par rapport aux Stones tient au fait que McCartney est gaucher, et donc qu’il peut partager le micro avec Lennon pour les harmonies à deux voix, ils n’ont pas le problème des manches de guitare qui se croisent. Non, Keith, non : tu verras que si Lennon chante solo (et qui ne doit strictement rien y voir sans ses lunettes), Mac fait les harmonies avec George, et qu’ils peuvent très bien faire ça, même avec les guitares qui se croisent. En voilà d’une affaire.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 août 2012
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