Claro, diamants, came, folie (et Pont Saint-Esprit)

"Tous les diamants du ciel", de Claro, en septembre chez Actes Sud


J’avance dans la lecture raide et cassante de Claro.

Je dis ça, parce que pour moi Claro c’était plutôt une écriture de spirale, d’amplification et dérive.

Et là, avec un titre pourtant lui-même une spirale en dérive, un livre qui avance par territoires marqués. Comme ces vieilles peintures polyphoniques du XIVe, où toutes les scènes se présentent ensemble sur la même toile.

J’ai de plus en plus de mal avec le roman, et il semble que Claro aussi. A mesure que j’avance dans le livre, je vois bien que l’histoire est ficelée – il y a une logique autour de ces personnages, Antoine, Lucy, Wen Kroy, les histoires se croisent, c’est de l’ouvrage solide de composition de récit, ancré sur événement réel. Pourtant, Lucy à peine si le nom émerge de la référence directe au titre, in the sky with diamonds c’est de son âge et du mien, et dans la première page on nous parlera de le jeune Antoine comme pour bien nous dire qu’il est plus falot que la lave coutumière à Claro qui descend ici avec enfers, tranchants, exagérations et variations libres. Et puis, faire confiance à des prénoms, quand ce type – Claro – a tué le sien... Mais il y a Pont Saint-Esprit.

Ici, dans ce livre, ce sont les lieux qui sont maîtres, et organisent la découpe. Des lieux associés à des temps. New York, 1951 ou San Francisco, 1967 et Paris, 1969. Mais si dans les lieux on a aussi Pont-Saint-Esprit, sur le bord sauvage du Rhône, et que ce n’est pas la même chose, Pont-Saint-Esprit, de New York ou de San Francisco, on creusera dedans à la pioche. Quand on traverse la scène d’hôpital psychiatrique, qu’on traversera les couloirs et les portes avant d’entrer dans l’intérieur de la folie de celui qu’on décrit, on sait que le bouquin est gagné, qu’il a son instance de nécessité.

Alors on se dit que Claro n’échappe pas à la loi générale, qu’il n’y a pas de roman sans sa remise en cause par l’écriture, chaque fois qu’elle se meut là vers quoi il n’y a pas de choix.

Coupes dans les villes, coupes dans les temps. Façon qu’ont les images de couper la phrase plutôt que le contraire : Dans les allées où le vent se faisait piéger, les journaux s’ouvraient et se refermaient tristement tels des papillons malades, des sacs bruns hoquetaient, des bouteilles roulaient en motif éventail autour d’un point aveugle, et les couvercles des poubelles se soulevaient sur des trésors d’amputations. New York fêtait l’éternel Nouvel An de la dépendance, et les sirènes des ambulances échouaient à s’accorder, toujours décalées, toujours en guerre, leurs notes suraiguës semblables au chant des seringues. Quand la magique bulle d’air, évacuée d’un coup de pouce expert, retournait au néant, la course à l’oubli commençait – il n’y en aurait pas pour tout le monde.


Commander le livre, version papier ou numérique.

Et c’est là-dessus qu’on s’explique – les villes, les guerres, nos dérives, comment nous passons d’une ville à une autre et que ça ne marche pas, c’est le même monde, c’est les mêmes lois, alors la rupture est intérieure. Même à Pont Saint-Esprit.

L’autre personnage du livre c’est Henri, pas Antoine. Henri Michaux qui en ouvre les chapitres.

Cette marqueterie me danse, quand je dis que ça coupe, c’est qu’à terme de la lecture tous les passages immobiles, Pont Saint-Esprit, New York ou Frisco, restent des entités séparées, elles-mêmes comme ces plaques de vertige rassemblant des temps clos, qui ne communiquent pas.

On est bien trop près des corps pour qu’ils nous laissent voir leur propre histoire, au-delà d’où seulement ils proviennent, et l’écriture comme les voir se dépouiller de toutes ces bribes et lambeaux qui sont le poids du monde.

Claro n’a pas écrit un livre sur la drogue, ni sur la folie, ni sur les villes. Il a écrit dans tout ça. C’est le contraire du raisonnable, le haché au lieu du léché. Quelquefois, juste du rythme. Et on revient à Pont Saint-Esprit, fleuve et hôpital psy, dérèglement inexpliqué de tout un village dans une des énigmes définitives des années 50 (elle a bon dos, la CIA....

Un extrait ci-dessous, et quelques images empruntées à Philippe Diaz / Pierre Ménard, Les murs peints de San Francisco, page qui n’a rien d’un journal de voyage.

FB

 

Claro | Tous les diamants du ciel (extrait)


C’était San Francisco 67, et l’ami lsd était de nouveau aux premières loges, plus pimpant que jamais, sacrément démocratisé, plus bavard que jamais, affluant massivement dans la rue, déposé sur toute langue telle une hostie farceuse. Ce qui n’avait été dans les années 50 qu’une drogue destinée à contrarier le péril rouge, et dont Lucy avait été la pourvoyeuse assermentée, se révélait désormais un joyeux bonbon libertaire, une virulente friandise. La scientifique défonce du docteur Hoffman était livrée en pâture à la jeunesse américaine dans une débauche magnanime digne du plus déglingué des sergents Pepper. Bien sûr, Lucy n’était pas dupe, mieux placée que quiconque pour se douter que la cia se réjouissait déjà, elle qui voyait dans l’inondation des psychés le moyen prophylactique idéal pour calmer ces chevelus qui traitaient les flics de pigs et considéraient la famille comme la pire des cellules nerveuses.

L’acide 67, produit par kilos, avait l’avantage de vous révéler à vous-même, c’est-à-dire à pas grand-chose sinon au vertige du contexte qui vous avalait et vous déglutissait à tout moment. Oh, ils étaient tous frères et soeurs, certes, ils s’emboîtaient et se déboîtaient sans compter, dansaient des ghost dances qui ne réveillaient aucun mort, et bien sûr, tout ça était réjouissant, tout ça était exaltant, les talents ne manquaient pas, les ressources abondaient, et tôt ou tard ils allaient s’éclater au-delà de l’arc-en-ciel, puis plus rien, c’était une question de patience, ils rentreraient dans la matrice, réclameraient un bercail, enfin manufacturés, et quand le soir tomberait ils n’auraient plus qu’à pisser sagement contre les haies qu’il leur faudrait bien tailler au printemps, bon gré mal gré, pour ne pas froisser les voisins. Il suffisait que neigent chaque jour des milliers de buvards fantômes, d’inviter les esprits à davantage de sécession, davantage d’abstraction, puis de décréter que ladite drogue était illégale, histoire d’offrir à tous une dernière fois le petit frisson de la transgression. Les plus endurcis passeraient alors à des dérives plus rudes, à des substances moins soft, et le Narcotic Bureau se chargerait du reste.

Mais en attendant, Lucy voulait son carré magique. C’était le moins qu’elle puisse désirer pour ne pas regarder en arrière, là où un chien bavait au pied d’un maître qui ne savait même pas comment on change une couche.

Tous les soirs, à San Francisco, le soleil se fracturait au bout de la rue, plus laid et plus artificiel qu’une prothèse rapportée du Viêtnam, les sorciers revenaient, ils paradaient dans un cirque incendiaire où Dieu piétinait derrière des barreaux telle une panthère nourrie aux amphètes, des chants râpeux montaient du plexus des guitares, la soupe était gratis et tiède, il suffisait de sortir de soi pour entrer de plain-pied dans le théâtre de la contestation réelle, imaginaire et provisoire, là où personne n’avait la force ni l’instinct de jouir autrement qu’en pensée. Ils baisaient du bout des doigts, sans même l’adjuvant de la peur, en poussant des cris d’Indiens tombés de la lune, persuadés que leurs seins à l’air et leurs pénis peints en rouge effraieraient le chauffeur de Lyndon B. Johnson, ce qui n’était sans doute pas faux.

Mais cet été-là, vautrée en plein rainbow 67, Lucy eut faim d’exaltation. Elle aspirait elle aussi à la mise en orbite du superflu et à la redéfinition du nécessaire. Elle participa à tout et fut à tous, prit plaisir à se rouler dans la boue dorée du Golden Gate Park, s’évanouissant sans pudeur dans la parole d’autrui, mille fois plus fugueuse à chaque trip que toutes ses semblables entassées dans le même fumeux tipi pour une communion ininterrompue avec l’acide.

En quelques mois, la population hippie de SF passa de mille à quinze mille puis soixante-quinze mille. Ce nouveau monde, dans cette Californie extensible, se nourrissait de tissus et d’encens, de trocs et de pâmoisons, de musiques surtout. À chaque coin de rue, on distribuait, interpellait, tambourinait. On donnait, on embrassait, on oubliait de reprendre. Tout était sujet à célébration. Ça circulait. Couchait. Trafiquait. Par faisceaux entiers les corps se cherchaient un centre depuis lequel irradier à nouveau vers un extérieur point trop barricadé. Le hippie gagnait ses galons à force d’évasions et d’actions joyeuses sous le regard d’une police montée qui n’entendait même plus, sur son passage, le rassurant métronome du crottin qui choit. Mais déjà les amphètes pleuvaient, défigurant le peu de grâce qui survivait entre Page Street et Waller Street.

Entre-temps Lucy avait fait peau neuve et rejoint les activistes diggers pour fêter à leur côté la mort du Dernier Hippie, portant son cercueil dans tout le quartier de Haight-Ashbury en scandant des appels à l’incivisme. Les Diggers, avec leur cynisme à double tranchant et leur saine obsession de l’anonymat, tentaient de secouer les consciences, toutes reliées à la même racine oisive, déjà las de convaincre ces hordes de pieds nus pour qui l’État construisait de nouveaux centres d’attractions encore plus commerciaux. Ils cachaient parfois des types qui étaient ou se sentaient traqués – une différence de plus en plus oiseuse –, facilitaient leur passage de l’autre côté de telle ou telle frontière, renvoyaient des gamines dans leur foyer et transformaient systématiquement les lieux en tréteaux et les passants en acteurs. Le spectacle était gratuit et les gardes à vue fréquentes.

Début novembre 68, Nixon vient d’être élu et Lucy fume un dernier joint à l’angle de Clayton et Haight. Le soleil s’impatiente à flanc de vitrines, les rendant illisibles. Des sons de flûte fuguent de temps à autre d’une fenêtre brisée. Un bus immense passe devant elle, et derrière ses vitres s’agglutinent, mi-sangsues mi-cyclopes, des dizaines de visages oblitérés par des appareils photo, passagers en mal d’exotiques oiseaux, embarqués dans un magical tour, la contestation devenue attraction, et Haight-Ashbury un parc à hippies.

Le joint lui colle aux lèvres. Elle ressent des douleurs dans les hanches, remarque des bleus sur ses bras, vestiges d’une nuit dont elle n’a gardé ni souvenir ni plaisir. Ses paupières sont baissées et ne laissent filtrer qu’un fin rai de réalité, un peu tremblé, mais dans lequel elle voit s’avancer, sur le trottoir d’en face, une silhouette que son corps reconnaît avant même qu’elle en ait conscience, une silhouette massive, taillée dans du granit new-yorkais, et qui la propulse quinze ans plus tôt.

Parvenu à sa hauteur, l’homme tend la main, lui ôte lentement le spliff d’entre les lèvres, tire dessus une brève bouffée puis l’écrase du bout du pied en inhalant profondément. Lucy cherche sur ses traits des signes de lassitude, plus que de vieillissement, mais ne voit que détermination, certitude, feinte patience. Les années se sont montrées clémentes avec Wen Kroy, déposant à peine quelques traînées de sel sur sa chevelure et creusant une ou deux rides de plus aux commissures, là où le sourire a définitivement cessé de faire son office.

Il lui parle des différences de climat entre la côte ouest et la côte est, sources d’innombrables interprétations, peste contre la circulation sur le Golden Gate Bridge, puis se tait soudain, la regarde, et sans cesser de la regarder sort un carnet de sa poche. Il prend alors un air inspiré, note quelques noms, puis tend le carnet à Lucy. Elle n’a pas le choix. Une liste est une liste est une liste. Trois jours plus tard, ils se retrouvent au même endroit. Le carnet est restitué à son propriétaire, lesté d’à peine quelques microgrammes de graphite supplémentaires – adresses, noms, habitudes, contacts –, suffisamment d’informations pour aider la nasse gouvernementale à rassembler une dizaine de poissons jugés trop glissants. Non, lui rappelle Wen Kroy, ce n’est pas ça trahir. Trahir est un art dont elle ne maîtrisera jamais les subtils arcanes, c’est de la haute couture, du grand oeuvre, du sang cathédrale. Ce qu’elle doit faire n’a rien à voir avec la trahison, elle n’a qu’à se mettre à table, laisser la salive dégouliner sur le menu, de toute façon ce n’est pas elle qui passe commande.
Elle a commis une erreur, il y a longtemps, et cette erreur sera à jamais une paume posée entre ses omoplates qui, régulièrement, l’enjoindra à libérer la place. Et maintenant dis-pa-rais. Va ailleurs, va en Europe. Et ne parle jamais de Fuller. Jamais. Les anges déchus doivent le rester. Et vire-moi ces fleurs de tes cheveux. L’été de l’amour ? Ma pauvre Lucy. Tu vas entrer dans l’hiver du mécontentement, connaître la froideur de la guerre, alors prépare-toi. Ils chantent quoi, tes Beatles ? All You Need Is Love ? Je ne leur donne pas six mois pour s’entre-déchirer. Allez ne sois pas si limitée, prends du large, et surtout sors par la fenêtre.

Fin 68, donc, grâce à un faux passeport fourni par W. K., elle part pour l’Allemagne de l’Ouest où son mentor lui a donné le nom de quelques contacts, surtout dans le marché naissant de l’article sexuel, mais fais à ta guise, je ne t’oblige à rien, c’est juste pour t’aider à prendre un nouveau départ.

 

© Claro, Tous les diamants du ciel, Actes Sud, septembre 2012.


responsable publication _ tiers livre invite... © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 28 juillet 2012 et dernière modification le 20 septembre 2012
merci aux 2033 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page