d’une journée ratée, bien ratée
Je m’en promettais beaucoup. A Bayonne, les Lézards qui bougent, dont je connaissais en particulier le travail d’intervention en prison, montent un très beau texte, le Stabat Mater Furiosa de Jean-Pierre Siméon.
Et c’est Jean-Pierre qui m’avait proposé de l’accompagner dans cette journée pour deux rendez-vous : à l’université, l’après-midi, et le soir au théâtre, pour lire ensemble, et essayer de déchiffrer, en commun, ce qui nous menait à la poésie ou au récit, sur des chemins séparés alors qu’évidemment on parle de la même chose, et qu’on en parle pour dire la même chose.
Donc départ à 9h de St Pierre des Corps, le train affiche 15 minutes de retard, pas de quoi s’inquiéter. Les pauses dans les gares sont pourtant un peu longues, plus qu’à l’accoutumée. A Libourne on attend carrément un quart d’heure, finalement on arrive à Bordeaux avec cinquante minutes de retard. Et là on nous prévient : le train ne continue pas vers Bayonne et Irun, il s’arrête à Bordeaux.
Je préviens Kristian Frédéric à Bayonne. C’est fichu pour la fac, Jean-Pierre assurera tout seul. On nous signale que le train suivant circulera, il suffit d’attendre une heure. J’attends. Je vais à la pharmacie en face à la gare prendre des trucs contre le rhume (Actifed, Oropivalone, voilà pourquoi j’aurai eu besoin d’une journée). Je m’assieds au buffet de la gare prendre un café, en faisant durer.
Et puis le train annoncé, alors qu’on est pas mal de dizaines sur le quai, est annoncé avec un retard de 30 minutes, puis de 50 minutes, et puis qu’on n’est pas sûr qu’il va circuler du tout. Les Lézards proposent de fréter une voiture, voire d’en louer une... Mais il y a 200 kilomètres à faire, et les formalités.
Et maintenant on nous dit que le lendemain ce sera pareil pour le retour. Il y a plus de deux heures que j’attends. Un train bondé est sur le quai, parce que dans le sens opposé, 3 TGV ont été supprimés, c’est le seul train pour Paris. Un train direct, mais le haut-parleur dit qu’à titre exceptionnel il desservira toutes les gares (Libourne, Angoulême, Poitiers, Chatellerault, Saint-Pierre des Corps.
J’ai prévenu Bayonne, et je me suis glissé dans le train qui repartait vers le nord. Je n’aurai pas vu Bayonne ni Stabat Mater Furiosa, nous n’aurons pas échangé avec Jean-Pierre sur pourquoi prose, pourquoi poésie.
Je suis de retour chez moi à la nuit tombée. Rien lu, rien fait. Par habitude, ou par rage, soixante images numériques, la totalité de la petite carte, à travers les vitres du train, sur cette ligne que je connais par coeur. Le jour où j’avais été coincé au Buffet de la gare d’Angoulême, ç’avait été bien plus long, bien pire. Mais on ne fait ça qu’une fois dans sa vie, une pièce de théâtre sur les heures perdues dans les gares où on n’avait rien à faire.
Je supporte de moins en moins ce genre de gâchis. C’est l’âge ? peut-être. On élimine moins vite les vibrations, la fatigue, le trimbalage. Grève légitime, mais voilà : c’est nous qui sommes le matériau de la grève. C’était déjà pareil jeudi, où j’ai loupé rencontre avec les étudiants allemands de Wolfgang Asholt : ils n’ont pas perdu au change, puisque Yves Ravey était présent au théâtre du Rond-Point, et les a accueillis avec Jean-Daniel Magnin.
"La journée belle", comme l’ami Miguel signe ses e-mails...
Ci-dessous, après les photos (16 sur les 60), un petit extrait de la Lune des Pauvres de Jean-Pierre Siméon, c’est publié aux Solitaires Intempestifs.
Ah pauvres gens le monde est dur
la vie est dure aux pauvres gens
avec ses dents de pierre
la ville avale les hommes
avec ses dents croque dedans
avale les hommes avec ses dents
*
Le Destin devant nous
affamé nous regarde
et se bricole un bûcher
où nous jeter nous
et le malheur de pacotille
*
Ô Dieux brûlez-nous
qu’une clarté enfin
nous dévore
*
Voici l’histoire
dans la lumière d’été
sous le péristyle des sept douleurs
la faim le froid la haine l’exil
la guerre la mélancolie et l’amour
voici l’histoire
elle est celle éternelle
de la pauvreté et de l’espérance
Nous disons :
la pauvreté apparaîtra ici sous l’espèce
de deux hommes aux façons plus naïves
que barbares deux hommes au coeur rêche
comme un linge écru mais deux hommes
dont la grossièreté de l’existence
a modelé l’esprit à l’esquive et à la ruse
or la ruse est une intelligence qui s’ignore
comme le ruisseau pour éviter la roche
se fait serpent sans le savoir
Nous disons :
la pauvreté apparaîtra ici sous l’espèce
du grotesque te de la sentence car
l’haleine glacée de l’hiver creuse
les traits mauvais du paysage
Nous disons :
la pauvreté est depuis l’aube des siècles
le seul visage constant de la vie
celui qui se perpétue de miroir en miroir
dans le lupanar du Destin
ô visage stupéfait devant celle
qui passe et passe intouchée
ô glaise du visage figée dans son rire panique
face à celle qui passe intouchée
sur ses deux pieds d’aurore dans l’horreur
ô paronymie qui dit le double nom du monde
ainsi passe l’espérance sur
ses deux pieds féminins
au travers du champ d’épandage
et les temps sont venus les temps
sont là qu’elle fourche du pied
et offre son sein pur
aux couteaux des voyoux qui
l’aimèrent dans la terreur et la faim
voici l’histoire
l’espérance ici apparaîtra sous l’espèce
d’une femme plus belle plus étrangère
que le songe tombé du sommeil
et on lui fera la peau
puisqu’il faut bien toujours
que dans un bouge
la poésie agonise
© Jean-Pierre Siméon - Les Solitaires Intempestifs
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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 janvier 2005
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