Jean-Daniel Magnin sur publie : avez-vous tenté ?

"Le jeu continue après ta mort" : écriture et invention numérique pour fiction scrutant le numérique


note du 29 juin 2012
Bel accueil fait à "Le jeu continue après ta mort" – plusieurs émissions de radio, répercussions sur les blogs et même un peu de presse... Jamais contents ? Une autre étape où on voudrait prouver : ce live est de forte portée, une écriture qui se voue par la fiction à entrer dans l’imaginaire numérique, mais y cherche des schémas symboliques plus pérennes ou fondateurs. Alors on remet en Une. On rappelle aussi que le texte sera accessible d’ici quelques jours dans la première salve de la collection papier de publie.net, distribuée par Hachette Livre.

note initiale, avril 2012
Grande joie d’accueillir Jean-Daniel Magnin à bord de publie.net.

Compagnon d’armes, il nous avait ouvert le Théâtre du Rond-Point (où il assiste Jean-Michel Ribes à la direction, depuis le début de l’aventure) pour notre stage annuel d’écriture avec les enseignants de l’académie de Versailles, c’était bien surprenant de nous retrouver en pareil lieu, mais la magie du théâtre aidant, on se l’était vite approprié.

Jean-Daniel fait partie aussi des chevilles ouvrières des EAT (Ecrivains associés au théâtre), avec les lectures de textes contemporains au Rond-Point, animées par Louise Doutreligne.

Et Jean-Daniel est aussi à l’initiative de ce site monstrueusement iconoclaste, hébergé par le Rond-Point, lesté de chroniqueurs comme Eric Chevillard (et ouvert à d’autres propositions de blogueurs, je transmets), ventscontraires.net, il en reste le rédacteur en chef.

Mais Jean-Daniel était resté à l’écart du roman. Grande question d’ailleurs, ce qui nous pousse dans telle ou telle intersection, avec les grands dérangeurs qui peuvent en surgir, Koltès ou Novarina comme exemples.

N’empêche que lorsque j’ai ouvert ce fichier intitulé Le jeu continue après ta mort, je n’avais pas lu 10 pages que j’étais abasourdi. Un thriller sur tous les codes de l’utilisation des jeux vidéos, de notre rapport intime à l’informatique, une sorte d’allégorie géante de ce grand abîme du monde.

Dans la sage notice publie.net, ci-dessous, pas osé dire ce que m’a raconté Jean-Daniel lui-même, que c’est par l’abîme qu’il a commencé, que ça s’est croisé avec des images de salles de jeux aperçues à Tokyo (elles sont fascinantes) ou New York, et qu’il n’a jamais pratiqué lui-même ce dont il parle.

Et c’est peut-être bien pour cela qu’il ne se fait pas enfermer dans ces codes, manie toutes les ficelles du fantastique et des registres de langue (ça parle pas forcément le Sévigné courant, les geeks d’aujourd’hui) mais y arrive avec sa pleine force de scénariste professionnel, de créateur d’opéras...

Vous le verrez : sur l’iPad, on tombe sur d’étranges zones, où l’auteur vous démontre que vous lisez un texte différent selon que vous lisez de l’oeil gauche ou de l’oeil droit. Et vous tomberez alors dans d’étranges bifurcations sous-textuelles, avant d’en réémerger ailleurs, sans savoir si c’est le même livre.

Roxane Lecomte a considéré cet epub comme pure création et invention, il embarque polices et styles typographiques pour respecter tous les codes de langue que Jean-Daniel manipule comme un prestidigitateur. Elle propose d’autre part une version pour les readers tactiles, Kobo, Odyssey, Sony, plus la version Kindle, en faisant en sorte de jouer quand même de ces bifurcations, même en restant dans le texte à 2 dimensions.

Du thriller lui-même, c’est hallucinant et jouissif. À tous points de vue, pas question de laisser passer ça inaperçu – et pourtant, quelle belle salve ces jours-ci, avec l’enquête de Laetitia Gendre dans les clubs de tir avec La Détente, ou l’incursion dans les heures de classe vide, ce moment du soir où on reçoit les parents d’élèves, dans l’écriture lyrique, dure et précise de Jean-Pierre Suaudeau, Photo de classe/s. Plus la recomposition que propose Claude Ponti lui-même (justement, parce qu’il se familiarise avec son iPad et a voulu faire émerger le texte au plus près de son support ?) de ses Questions d’importance.

Ce mercredi soir, nous vous proposons donc Le jeu continue après ta mort à un prix découverte (chez tous nos libraires revendeurs bien sûr) de 0,99 jusqu’à lundi. C’est de plus en plus décisif et urgent pour nous que notre travail rejoigne un cercle de lecteurs plus vaste. Et bien sûr version papier + epub dès le lancement de l’aventure courant juin.

D’autres projets avec Jean-Daniel Magnin aussi : j’ai toujours été attristé du peu d’écho, en édition imprimée comme nos propres propositions numériques, des textes de théâtre. Le comité de lecture du Rond-Point, depuis l’arrivée de Jean-Michel Ribes, est un des principaux lieux d’accueil de ce qui s’écrit de neuf en théâtre. Pourquoi pas, à partir de septembre, au rythme de 2 par mois, une collection textes contemporains de théâtre, choisis par le comité de lecture du Rond-Point, sous la coordination et la direction éditorial de Jean-Daniel ? On vous tiendra au courant. Mais il y a de toute façon quelque chose à inventer, de fort et d’international.

Pour l’instant, on vous laisse avec ce prince des jeux en ligne... Un petit extrait ci-dessous, dans les zones calmes du livre (il en ménage quelques-unes).

FB

Photographie ci-dessus : Jean-Daniel Magnin, par Myriam Khakipour, DR.

 

Jean-Daniel Magnin | Le jeu continue après ta mort, extrait


Et nous voilà repartis sur les routes boueuses de l’archipel. Je dois garder ma capuche et des lunettes de soleil posées sur mon museau. Ça fait une heure qu’on longe des digues et des ponts en direction du centre de Stockholm. Je me sens gris dans un monde gris. Sur la grande allée Drottningholmsvägen, juste avant le pont Tranebergsbron, je vois la figure d’Elefant Xiang au-dessus d’une ancienne arcade de jeux recyclée en boutique Oldies. Une petite foule de Nolife boit des bières sur le trottoir, un Winnie brandit un doigt vers notre taxi qui passe sans ralentir.

Le check-point nous attend juste après le pont, coincé entre des bâtiments remplis de béton pour contrer la montée des eaux. Si tu veux entrer dans le centre-ville, tu dois prouver que tu paies des impôts. On faisait pareil à Robigrad. Sung-Hee sort un badge électronique de la boîte à gants. On passe sans problème. Pour moi c’est une première.

Après un kilomètre de banlieue où on ne croise que des bagnoles imitant des modèles du siècle dernier, on contourne un parc entouré de vieux immeubles colorés. C’est l’été, en Scandinavie les gens en deviennent dingues. Sur les terrasses et dans les parcs, rien que des jeunes mannequins blonds musclés et des blondes sculpturales, tous à poil ou en maillots de bain. On est dans la réalité et on dirait des Sims, beaucoup se sont fait greffer la même tête de facho radieux.
— On est quel jour de la semaine ?, je demande d’une voix si calme qu’elle m’étonne. Une question que je ne me suis jamais posée de ma vie.
— Mardi.
— Ici les gens ne travaillent pas ?

Elle ne répond rien, concentrée par un détail qui la tracasse. Sans transition je lui demande ce qu’elle était en train de faire pendant le Global off. Elle me répond tout en cherchant une rue :
— J’attendais mon avion à l’aéroport de Calcutta. Un avion pour Stockholm. Dans l’espoir de te dénicher.

Elle ne me ment pas. C’est déjà ça.
—  Et comment tu savais que j’étais planqué sur l’archipel de Suède ?
— C’est mon fils Jaime, il avait des infos sur toi. Je me contentais de le filer. Relève ta capuche, on n’a pas le choix, je dois passer par là.

On longe une ancienne mosquée dont le minaret porte une enseigne néon : Nanok posant ses doigts en losange devant son sexe. Des Nolife en T-shirt vidéo surveillent le carrefour. Je deviens nerveux, le bout de mes doigts s’accroche au revêtement skaï du siège. Le feu passe au vert. On s’éloigne. La Gaufrette me raconte…

Quelques mois avant le Global Off, son fils a reçu un mémo confidentiel à mon sujet. Ça tournait autour d’une pizza au parfum kumquat-colibri que j’aurais commandée en ligne. Un parfum qui ne figurait au menu que d’une seule téléopératrice, une certaine Cookie. « Il paraît que Cookie était payée pour attendre tes appels. Et que la pizza était équipée d’un mouchard ».
Je suis blême. Cookie. Même Cookie. La route se dédouble devant moi, les larmes débordent de mes yeux.

Le garde-corps de l’ascenseur s’écarte bruyamment. Sung-Hee pousse la porte et me dirige sur le palier. Je ne sais plus faire ces manip élémentaires. Elle remonte mon col et me demande de garder mes mains dans mes poches pour dissimuler mes tatouages vivants. Sur la porte, une plaque de cuivre :

Professeur Xantus Samuelson
Immunologue et radiations
Université de Stockholm

Elle sonne et nous entrons dans un appartement aux murs couverts de gravures et de moulures dorées. On me fait pisser dans un gobelet blanc. La même urine diaprée depuis trois jours.

Salle d’attente. Dès qu’on entre, un Pakistanais dans la cinquantaine, en costard, se lève. Je parierais 60 000 points XP que je l’ai déjà vu. Son regard étrange me gêne. Il a l’air encore plus gêné que moi.
— Thout’, je te présente mon ancien mari, le professeur Delmoth Lal Sharma.

Il me tend la main. Je la prends avec prudence. Il ne la lâche pas et me dévisage intensément.
— C’est lui le père de Jaime. Et disons que vous vous connaissez déjà à travers vos avatars. Delmoth était le gamer de Shame…

Ce type pilotait ma maîtresse ? Je retire automatiquement ma main et dévisage à mon tour cet homme au regard à la fois tendre et douloureux.
— Je suis désolé Thout’. Si je l’ai fait, c’est uniquement dans le but de vous protéger… Nous aurons tout le temps d’en parler, mais tout d’abord il faut que vous lisiez ça…

Le Paki ouvre son porte-documents et me tend avec un sourire bizarre un numéro de la revue Falbala vieux d’une année et demie. À la page 3, il y a un dossier sur maman : « Vaira for ever ». 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 25 avril 2012 et dernière modification le 29 juin 2012
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