Denis Montebello | la vérité en ciment

pour accompagner "Tous les deux comme trois frères" et "Calatayud", un entretien avec Jean-Luc Terradillos


Fascinant récit de filiation que propose Denis Montebello au Temps qu’il fait, Tous les deux comme trois frères, peut-être parce que Denis ne renonce jamais à lui-même pour aller vers le grand-père Giulio, qui lui ressemble comme un frère. On retrouvera ce substrat permanent chez lui de l’étymologie, comme si la déstructuration par l’étymologie ouvrait le récit, le passage à l’espace des sens. Le livre s’amorce depuis des perceptions de fleurs (le cyclamen) et vient souvent croiser les fameuses chroniques que Denis publie depuis des années dans Actualité Poitou-Charentes, la dernière en date étant la confiture de mauvais garçon – le plus simple pour ces chroniques, étant de les retrouver directement sur son blog, Cotojest (et le suivre sur twitter, adenismontebello, ça l’incitera à s’en servir plus intensivement !).

Et le terrain qu’il explore, ces ouvriers partis du Piémont, du Frioul ou toutes les zones pauvres d’Italie pour essaimer sur les échafaudages de France, ça concerne plus d’un d’entre nous.

Et bel exemple – et pourquoi je n’y insisterai pas ? – de complémentarité éditoriale, puisque ce livre résonne hautement aussi avec les textes de Denis Montebello que nous accueillons sur publie.net : et c’est l’occasion d’une révision complète, texte, images, mise en page, d’un autre récit de filiation et voyage, son Calatayud.

Ci-dessous reprise (avec sa permission) d’un entretien de Denis avec notre commun frère d’armes, Jean-Luc Terradillos, dans le n° qui paraît cette semaine de notre très secret mais précieux Actualité Poitou-Charentes.

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Denis Montebello & Jean-Luc Terradillos la vérité en ciment


Giulio Montebello est au cœur de ce récit de son petit-fils, Denis, qui va chercher les mots et les saveurs de l’enfance dans la forêt des Vosges où ils marchaient « tous les deux comme trois frères ». Un grand-père cimentier-carreleur, venu du Piémont, qui troqua son prénom italien pour celui de Jules.

L’Actualité. – Est-ce une archéologie de la famille, avec pour dépôts sédimentaires des mots ?
Denis Montebello. – Archéologie, c’est le mot, une trace parmi d’autres, par exemple les cyclamens de Naples qui fleurissent à l’orée de l’automne et au début de ce livre. Je ne les cueille pas, je les regarde comme autant de symptômes ; je les lis, ce qui est une autre façon de cueillir ; j’accueille la merveille. Mais c’est aussi mettre ses pas dans des vestiges, ses mots. Inventer, comme on dit de l’archéologue qui découvre (par hasard, par le truchement de l’agriculteur qui retournait au même moment la terre) le cratère de Vix. Moi aussi j’invente : je découvre, non pas des secrets de famille (ils sont trop bien cachés), mais que la mémoire travaille. Que c’est elle qui écrit cette « belle page de terre », pour citer un archéologue de mes amis citant Bernard Noël. Je découvre aussi ce que les archéologues appellent matière noire, par quoi ils désignent ces âges obscurs d’avant l’histoire ; et tout ce qui échappe à l’histoire. La matière noire, pour moi, c’est la mélancolie, celle de mon grand-père Giulio. J’en cherche la cause. Et la seule certitude que je retire de cette enquête où les indices sont tellement rares, tellement difficiles à interpréter, c’est que cette mélancolie fait partie de mon héritage, que c’est ce que cet homme des bois, ce que l’ours (comme on le surnommait gentiment dans la famille) m’a transmis.

Les textes pivotent sur des expressions populaires ou venant d’autres langues. Est-ce parce que ça sonne bien ?
Je ne sais pas si ça sonne bien, mais ça résonne. Longtemps après. C’est comme une rumeur qui nous parvient de ces âges, comme si le français était travaillé par d’autres langues, par la langue de l’autre, celle qu’on n’a jamais apprise et qu’on n’en finit pas de traduire. Cette langue, c’est moins l’italien que le piemontèis, ce bel parlé que Dante excluait justement de la famille, parce que trop proche de celles d’oltralpe. L’italien, mon grand-père l’avait appris à l’école, et il ne le parlait jamais. Qu’à sa mère quand il lui écrivait de France. Voilà le lac d’Orta, l’île de San Giulio, le paradis dont l’image me poursuivait jusque dans ma forêt. Où nous allions lui et moi : tous les deux comme trois frères. Où je devenais (une sorte d’adoubement) son camarade sandicaire. Cela fait notre français étrange, mais c’est également le mot comme l’enfant l’entend la première fois. Il le reçoit comme il reçoit son nom : comme un signe vide. Il le remotive. Ce mot qu’il entend et qu’il n’entend pas. Il lui donne un sens qui n’est pas le sien. Et c’est très bon pour la littérature. Le paradis, c’est aussi bien la forêt, la grande forêt où l’enfant est comme dans son jardin. Un jardin où le mot ressemble à la chose. Après, il faut apprendre à parler, apprendre l’exil. Les linguistes appellent cela l’arbitraire du signe. Cela nous éloigne un peu du sujet.

La nourriture est très présente, des gnocchi à la "tétine de bœuf". Y a-t-il un glissement entre la rubrique "saveurs" de L’Actualité et ce récit ?
La nourriture y est en effet comme dans la rubrique « saveurs ». Une trace. La trace présente du passé. D’un passé qui ne passe pas plus que la « tétine de bœuf » qui était la spécialité de la maman. Mais c’est aussi, avec les gnocchi du jeudi que me préparait mon grand-père, objet, ou, pour parler comme Francis Ponge, objeu, objoie. Et c’est, dans ce livre où il est question de transmission, de la difficulté de transmettre et des rendez-vous manqués avec l’Italie, une part de mon héritage. L’autre étant la mélancolie.

Quelle est la part de fiction ?
C’est ce qui travaille la langue. Ce qui la rend étrange et qu’on observe aussi dans le rêve. C’est encore la mémoire à l’œuvre, comment le souvenir travaille. Comment le Père Meuchmeuch a pu devenir, de marchand ambulant qu’il était, promenant son tonneau, un tyran terrorisant le village et que mon grand-père avec sa bande de garnements aurait fait mourir de peur. Comment de petits voleurs de sardines, d’anchois, peuvent apparaître, des années après, habillés en justiciers, et de quelle nuit ils surgissent.

Recueilli par Jean-Luc Terradillos, © L’Actualité Poitou-Charentes n° 96, avril 2012

 

Denis Montebello | Tous les deux comme trois frères (extrait)


Quand je lui demandais de m’apprendre à parler italien,
mon grand-père cherchait dans ses souvenirs — ou dans
ses rêves, car, si je me rappelle bien, mais il se peut que
j’aie rêvé, je l’ai entendu dire qu’il rêvait en italien. Et il
s’étonnait. Qu’après toutes ces années passées en France,
à ne parler que le français, y compris avec son propre
frère (qui habitait dans la même ville, qui travaillait dans
la même entreprise, et qu’il voyait une ou deux fois l’an,
par hasard, parce qu’il n’avait pu faire autrement ), on pût
encore rêver en italien. Après tous ces efforts pour paraître
Français ( en s’installant ici, Giulio était devenu Jules, et
son frère Giuseppe, que dans la famille nous appelions
l’oncle Charlot, avait poussé le zèle jusqu’à affubler notre
nom d’un accent aigu).

Il rêvait en italien. Il voulait dire en piémontais. Lui-même
ne faisant pas bien la différence. Ou la faisant très
bien. Cherchant comme je le lui demandais la chemise, il
ne pouvait que trouver la camisa, c’est ainsi qu’il appelait
la sienne le matin quand il avait rangé son savon à barbe
et son blaireau, vidé dans l’évier la cuvette, il enfilait sa
camisa sur son maillot de corps, et non une camicia qu’il
n’avait jamais portée, qu’il ne porterait jamais. Depuis qu’il
avait décidé de vivre en France. Ou que les circonstances
l’y avaient contraint. Le piémontais était à cet égard
commode. Qui excluait le Frioulan (le Furlan, comme
il l’appelait, comme pour l’éloigner) et tous ceux qu’on
lui présentait comme Italiens. Qu’il aurait dû connaître,
même quand ils habitaient à l’autre bout de la Lorraine.
Déjà qu’il devait les supporter au boulot. À commencer
par son propre frère. Ceux-là, il les rangeait comme il
rangeait chaque jour ses outils. Un jour il les rangerait
définitivement. Ce serait la retraite. Il pourrait enfin se
retirer de la conversation. Prendre congé. Réapprendre le
silence. La langue qu’il préférait. Et qu’il parlait le plus
souvent. Quand il m’emmenait en forêt. Fidèle à sa réputation
d’homme des bois. Pour ressembler à l’image qu’on
se faisait de lui dans la famija, à l’ours qu’on racontait.

C’est en forêt que j’appris cette expression : L’è rabatà
giu
. « Il est tombé. » Je l’appris de sa bouche, mais aussi
de visu. En le regardant choir. Lui l’infatigable marcheur.
Et malgré sa canne. Un bâton qu’il s’était taillé — il s’en
taillait toujours — et qui me le fait apparaître comme un
pèlerin. Chaque fois qu’il apparaît. Un chercheur de champignons.
Qui met ses pas dans ses pas. Qui connaît la
forêt comme sa poche.

Il irait, clame-t-il, les yeux fermés. Avec son panier en
osier et son couteau suisse. Il ne craint qu’une chose :
qu’un autre soit passé avant lui. Qui l’ait suivi et qui ait
découvert ses coins. C’est pourquoi il efface ses traces. Ou
il les lance sur de fausses pistes, histoire d’égarer le pèlerin.
L’autre, qui en veut à son panier. Et qu’il regarde comme
un prédateur. C’est pourquoi il met toujours de la fougère
par-dessus. Pour cacher sa pêche miraculeuse ou bien sa
honte. Car il rentre le plus souvent bredouille.

Je le revois tomber sous les sapins, là où à la saison nous
ramassons les charbonniers c’est-à-dire les chanterelles. Il
y en a beaucoup dans la mousse et ils remplissent vite le
panier. C’est là que j’ai dû apprendre à me baisser. La sueur
et il rompere la canetta di vetro. Le feignant ne court pas
ce risque. Une caneta de veder, comme disait mon grandpère.
« Une colonne vertébrale de verre. » « Une colonne
verretébrale. » S’il se penche elle se brise. Voilà pourquoi
le feignant est appelé ainsi. Il a peur de se casser le dos.
Plus exactement la colonne. Ce n’est pas lui qui se baisserait
pour ramasser les charbonniers. Ou un centime dans
le caniveau. Comme ma grand-mère. Pour qui c’était « le
début du million ».

Je le revois glisser sur le tapis d’aiguilles. Glisser au
ralenti. Je sais qu’il ne s’en relèvera pas. Que jamais plus il
ne marchera. Sinon dans sa tête. Les chemins chemineront
mais sans lui. Lui il restera derrière la vitre. À regarder
son jardin. Le noyau devenir pêcher.

Il ne descendit plus à la cave. Où ses souvenirs étaient
remisés. Et si je ne lui avais pas demandé d’ouvrir pour
moi sa « boîte à fourbi », cette bòita où le cimentier-carreleur
avait définitivement rangé ses utiss, ses « outils », il
n’aurait jamais retrouvé cette carotchafeuk (je l’écris comme
je l’entendais) : c’est la « voiture ». Un « char à feu » et qui
n’en finit pas de pétarader. Un « carrosse », une « calèche »
comme je les voyais d’abord. Mais je réalisai bientôt, en
découvrant les cascine de son enfance à Ameno, en l’entendant
discuter avec son copain Giulio Tacchini ou avec la Zia Ersilia, que cela ressemblait davantage à une « charrette ».

Une charrette, et j’irais avec elle. À tous les diables.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 avril 2012
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