Gilles Bonnet | Vers une nouvelle-écran

structure de l’oeuvre narrative web, lecture trouée par l’hypertexte, décryptage et ouverture par Gilles Bonnet dans "D’un monde en bascule"


Preuve est faite donc que le changement de nature du vecteur induit une poétique spécifique, comme cela avait déjà été le cas avec le passage au papier... G.B.

 

note du 29 novembre 2013
Gilles Bonnet avec nous à Montpellier pour le colloque web/écriture depuis Tiers Livre...

 

note du 5 mai 2012
D’un monde en bascule, de Gilles Bonnet, est désormais disponible auprès de votre libraire.
Voir avant tout recension de Ronald Klapka, dans ses Lettres de la Magdelaine, qui a eu le courage d’aller fouiller les archives de la première réception de Sortie d’usine...

présentation initiale, le 14 avril 2012
Je commence par un appel solennel : amis de mon site, et tout simplement curieux de l’invention web, pour ce qui concerne le récit et la littérature, merci d’oublier que l’analyse de Gilles Bonnet, dont je propose un large extrait ci-dessous, concerne deux tentatives personnelles, erre et Une traversée de Buffalo.

Le même travail d’analyse, je saurais l’interpréter pour ma part via d’autres oeuvres et d’autres sites (face écran, oeuvres ouvertes, pages à pages, la grange, désordre, liminaire, fenetresopenspace... parmi d’autres) – et le travail de Gilles rejoint en profondeur celui d’autres chercheurs, comme René Audet ou Alexandra Saemmer.

Depuis 5 ans, où Gilles m’avait invité à participer à la Villa Gillet à un colloque sur l’excès, nous échangeons régulièrement, l’amitié évidemment a suivi – publication prochaine d’ailleurs d’un travail commun sur la lecture écran (j’attends publication dans revue commanditaire pour reprendre ici). Gilles enseigne à Lyon 3, un de ses axes de travail c’est la lecture performative, jusqu’aux marges de la chanson, voir le site (en ébauche) performance-litteraire.net.

J’ai su que Gilles était intervenu sur mon travail lors d’un colloque organisé l’an dernier à N Sup Lyon par Dominique Viart et Laurent Demanze, qui m’avaient gentiment invité mais le titre, fins de la littérature n’était pas pour moi acceptable, malgré le jeu de mots. Mais j’ai compris seulement il y a quelques semaines que Gilles avait en projet un livre complet sur mon travail, le troisième après celui de Dominique Viart, le colloque de Saint-Etienne et plusieurs thèses (dont celle de Mahigan Lepage). Evidemment, dans ces cas-là, on se tient radicalement à distance. Gilles ne m’a d’ailleurs jamais sollicité, pas plus qu’il ne m’a soumis son texte à relecture.

C’est d’ailleurs l’ambiguïté, idem avec l’ami Viartissime, quand on devient lecteur de l’analyse et de la théorie proposée, mais qu’elle utilise pour matière des phrases et des récits avec lesquels vous entretenez à la fois le plus haut manque total de distance, et en même temps la distance la plus radicale, puisqu’il s’agit de travaux terminés, et que vous marchez ailleurs.

Ainsi, erre est un lieu très peu visité de mon site, et si j’ai effectivement tenté un PDF de Buffalo (parce que version du site trop complexe pour mes capacités epub), j’utilise ce travail désormais comme pure réserve scénique en duo avec Dominique Pifarély, changeant à chaque lecture à la fois le montage et les narrations elles-mêmes (idem le fragment dédain de Habakuk cité ci-dessous par Gilles devenu la fin de Formes d’une guerre). Récit donc hors livre, uniquement performatif, ce que je n’aurais su oser il y a 2 ans. Persuadé aussi que nous abordons seulement maintenant la phase où l’écriture pourrait nativement se penser comme navigation web, et pour cela il nous faut des objets neufs.

Je remercie donc officiellement ici Gilles Bonnet de ce cadeau-livre. Ci-dessous fragment qui ouvre section consacrée au numérique, mais un universitaire qui ouvre un tel livre par un chapitre sur John Bonham et le rôle des morts dans la construction de mon Rolling Stones, une biographie, ben voilà, ça fait plaisir. Il a même été repêcher des passages sur la barbe à papa, voyez-vous ça : imaginez que j’ai écrit des bouts de paragraphe sur la barbe à papa et que je ne le savais pas (plus).

Il a placé comme exergue à son livre la phrase suivante : cette vie incrustée dans le texte par la merveille toute technique d’y faire surgir un mouvement, paraît que c’était dans La Folie Rabelais en 1990.

Le livre sera disponible à la vente dans les prochains jours, je suppose : suivre le site de l’éditeur, collection Langages. Dans l’extrait ci-dessous, j’ai (bien sûr) supprimé les notes de bas de page.

Donc je répète cet appel : oubliez que l’essai ci-dessous s’appuie sur textes miens, mais prenez au sérieux l’analyse et les propositions de Gilles, navigation, fragmentation, hypertexte, dispositif, prédictibilité, interaction, immersion... Ajouter la relation où rien n’est encore définitivement écrit du site et du livre numérique. On est chez nous, et en même temps il nous en écarte.

FB

 

Gilles Bonnet | Vers une nouvelle-écran


Preuve est faite donc que le changement de nature du vecteur induit une poétique spécifique, comme cela avait déjà été le cas avec le passage au papier : « c’est la fonction même et les contenus de ce qui est porté par le texte qui basculent » à chaque transformation médiologique du support. L’ordinateur et Internet abandonnent leur rôle subalterne de médiation pour s’affirmer comme finalités car « force[s] configuratrice[s] ». Une brève poétique de l’écriture numérique pourrait retenir deux traits saillants : l’écriture vive et le primat de la forme brève.

La bascule numérique, tout d’abord, en rappelle une autre, déjà aperçue, la bascule cinétique. François Bon commente en effet à plusieurs reprises l’influence considérable de l’évolution de la vitesse des déplacements sur l’écriture d’un Balzac notamment. La rapidité accrue du voyage, l’impossibilité d’atteindre le réel presque instantanément dérobé à la vue préhensive de l’écrivain expliquerait La Grande Bretèche. Cette « grande bascule littéraire des années 1830-1880 » ne connaît-elle pas un avatar numérique actuellement, grâce à la puissance d’exploration du monde dont le Web dote – en particulier depuis la généralisation de l’ADSL venue périmer toute limitation de vitesse sur les anciennes « autoroutes de l’information » – chaque internaute, et donc chaque écrivain en phase de réflexion et d’élaboration. En aval de l’œuvre maintenant, la « propagation immédiate » d’un texte par Internet, vitesse de diffusion inédite, peut constituer un des termes du contrat d’écriture d’une œuvre, comme ce fut le cas pour Tumulte, d’abord destinée au Web avant de devenir un livre imprimé. L’écriture même semble sommée de se mettre au diapason ; vive, décidément : « Encore cette question de la vitesse d’écriture. Qu’il y a une foudre. »

Et l’urgence correspond parfaitement au nouveau support, traversé lui-même de flux auxquels l’écrivain peut choisir de s’abandonner. L’écriture numérique est une école de radicalité dont les exercices favoris sont « saut » et « risque » : « c’est tout de suite qu’il faut écrire juste », dans la fulgurance de l’épiphanie, quitte à ne pas conserver de sauvegarde en écrivant directement sur le site : « pour beaucoup d’entre nous, c’est le plaisir d’écrire directement en ligne qui change l’écriture, on a le risque du plantage, on écrit sans mémoire directe, sur notre ordinateur, c’est une autre manière de lancer les mots. » Tumulte renoue ainsi avec l’efficace spécifique de la forme brève : « le récit bref, écrit ainsi Pierre Michon, qu’on peut préparer pendant des mois, doit être écrit d’un seul tenant, dans l’ivresse et la fièvre, peut-être la grâce, sans retour ni repentir, sur la corde raide. Cette mise en risque ne permet que l’échec (la plupart du temps), ou la merveille [...]. Le bref ne se rattrape pas. » L’écriture numérique se fait ainsi bascule d’expérimenter un déséquilibre créateur qui précipite ensuite dans la structure du site Internet, pour réintégrer enfin les fichiers domestiques de l’auteur : « j’adore écrire d’abord sur mon site » confie ainsi Bon dans un entretien accordé à L’Express, « via blog public ou blog privé, avec ce vocabulaire d’emblée éclaté en nuage. Et quand ça se stabilise dans l’arborescence du site, je l’importe dans mon traitement de texte. »

Dès lors, c’est l’atelier du peintre qui métaphorise le mieux pour Bon le site Internet où s’accumulent propositions, premiers jets dont on ne sait encore s’ils seront repris tels quels, amendés ou abandonnés à l’état de friches. Comme si l’accrochage, la publication sur le site, accordait à l’auteur, comme jadis au peintre de la modernité se reculant pour mieux voir son œuvre66, une nouvelle distance, un « espace d’air » comme disait Baudelaire, seul susceptible de lui en révéler les nuances comme les contours. Tumulte s’écrit en même temps qu’il circule déjà par voie ftp vers le site, « directement sur mon navigateur Internet je n’en ai pas de copie sur ma machine ni de pages imprimées. Une dérive, juste une dérive : laisser faire, et devant quoi cela met face. »

À ce prix sautent les verrous de la censure, ce dont témoigne à nouveau Tumulte, tissé de fictions fantastiques et de rêves au contenu explicite non dissimulé : « Je n’ai pas de plan », y écrit Bon dans le fragment 110 intitulé « Portrait de moi en perdu, de l’écriture », « mais le besoin réel que ça me pousse à risque, à déséquilibre, soit par l’appel autobiographique, soit dans les écarts (me forcer à l’écart, au saut) ». C’est là encore la figure de la bascule qui est convoquée : « je veux un espace indépendant, où l’on commence par mettre en ligne de la matière, une matière brute, qu’on laisse seulement pousser pour voir, en acceptant les écarts, les excès, la pensée sombre, les trappes qui basculent les censures ».

L’écriture numérique croise là l’écriture automatique dans son désir d’un jet du sujet sur l’écran, ou bien plutôt dans la construction à destination du lecteur, d’un effet d’immédiateté synonyme de gain d’intensité. C’est un nouvel accès à la sauvagerie de l’incantation, telle qu’elle résonnait dans Parking, notamment, que procure l’écriture pour le Net : pas étonnant, dès lors, que la figure du prophète Habakuk, centrale dans Décor Ciment, soit devenue la pierre angulaire d’un site de Bon consacre aux proférations (et intégré ensuite à son site principal).

Parce qu’elle tente d’atteindre à l’acmé de l’intensité, l’écriture numérique privilégie la forme brève que l’on pourrait lire comme l’évolution de cette « nouvelle-instant » développée par un Valéry Larbaud puis bien d’autres, vers une nouvelle-écran. C’est même la version encore plus radicale, proposée par Félix Fénéon, des nouvelles en trois lignes qui apparaît en palimpseste derrière L’autofictif d’Eric Chevillard. Explorer « l’espace esthétique de la prose courte » découle également de la contrainte visuelle que génère l’écran d’ordinateur descriptible en termes de pénibilité optique : « aussi, on minimisera la pénibilité de l’activité de lecture sur écran en ne produisant que des données de petite taille (inférieure à celle de l’écran) ». Le lecteur peut alors désirer voir l’ensemble du texte à l’intérieur de ce cadre, lire dans l’écarquillé, en quelque sorte, tout comme le narrateur de Paysage fer n’avait accès au paysage disparu dès qu’entrevu que borné par la vitre du train. Encore le voyageur embarqué percevait-il la continuité du paysage, quand l’internaute n’a guère la perception de l’ensemble auquel le fragment peut être relié : là résiderait la spécificité de la discontinuité de la lecture numérique. Dès lors, c’est la complétude du livre qui s’éloigne, tout particulièrement si, comme l’affirme Derrida, le livre implique l’existence d’un sens déjà là : « ce qu’on commence à écrire est déjà lu, ce qu’on commence à dire est déjà réponse ». L’expérience Tumulte constitua ainsi une conversion à la forme fragmentaire dont l’ensemble de l’œuvre numérique de François Bon paraît depuis l’héritière.

Règne ici cette « grande parataxe », figure syntaxique de l’impureté et de l’hétérogénéité, patchwork dont Jacques Rancière a fait la clef de voûte d’un régime esthétique du mélange et du collage, opposé à la classique séparation des arts. Le blog en particulier, forme multimédia proche du journal, érige le fragment en mode d’appréhension d’un monde, notamment urbain, régi par la discontinuité et la pluralité. L’écriture numérique en train de naître dans ces espaces expérimentaux n’est-elle pas ainsi par excellence l’une, et non la moindre, de ces « écritures flâneuses » héritées d’un Walter Benjamin ou d’un Siegfried Kracauer désireux de dire la grande ville moderne par le recours au montage, au collage et au fragment ? L’hypothèse sera que tout comme le film constituait le médium idéal, selon Benjamin, pour saisir la grande ville des années 1930, la congruence aujourd’hui se situe entre la post-métropole et Internet. « Mosaïque des points de vue », « changements de focalité », « écriture polyphonique, hétérogène, hybride » caractériseraient cette nouvelle flânerie. Par son foisonnement discursif, le recours à l’image — fixe ou animée – comme au son, ses rubriques multiple, son ouverture par la mise en place de forums à l’opinion de l’autre, le blog s’inscrit pleinement dans cette aventure-là d’une écriture décentrée et discontinue.

L’hypermédia organise d’ailleurs une telle juxtaposition, forcément fragmentaire. C’est bien la lecture spécifique induite par le réseau hypertextuel qui semble ériger les fragments en forme idéale, aisément liables, et donc lisibles pour l’internaute qui, par ses clics, brise fréquemment la continuité du texte lu. Au sein de ce dernier d’ailleurs, la syntaxe tend à privilégier la parataxe, « facilitant la recombinaison et le réagencement des séquences ». Tout lien hypertexte transforme de toute façon la nature et la perception de son cotexte. Quel qu’il soit – analeptique, proleptique, simple incise ou dérivation – il contraint le texte qui l’accueille au rôle de « sommaire » d’un ensemble plus vaste, paradigme chronologique et événementiel virtuellement présent, et prêt à se déployer selon la modalité d’une « scène », sous la simple impulsion d’un clic. La seule présence de fragments hyperliés, patients comme des appeaux contracte aux yeux du lecteur le Temps du Récit au profit du Temps de l’Histoire, déplié par ce mouvement quasi métonymique, de la partie vers le tout, qui caractérise le lien hypertexte. Le lien hypertexte fronce le cotexte qui l’accueille.

Que le clic révèle non pas un texte, mais une image, et le mot ou le syntagme hyperliés se voient, selon la même logique, cantonnés au rôle de titre ou de légende. Aussi le choix de liens iconiques ouvrant à des ensembles textuels paraît-il dans Buffalo une inversion madrée de ce fonctionnement habituel. Le résultat s’avère en fait identique : n’est-il pas dans la nature de la photo satellitaire, de froncer l’espace saisi dans le cadre du cliché, de par sa position éminemment surplombante et l’échelle qui en découle ? Un gratte-ciel y devient fourmi, comme telle phrase du narrateur d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, à l’origine imposante d’ampleur, et qui hyperliée, donnerait accès après clic au texte intégral numérisé de la Recherche à l’égard duquel elle ne serait plus désormais qu’atome presque imperceptible et citation hors de son contexte.

Le lien hypertexte est en effet un espace textuel défamiliarisé. Le segment textuel qui jusque-là remplissait sa fonction sémantique et syntaxique au sein de la phrase, en usage, donc, se révèle, une fois hyperlié, comme mention d’un ensemble pour l’instant (jusqu’au clic) dérobé à la vue. Conformément au procès citationnel, le lien hypertexte semble alors greffon hétérogène, fragment décontextualisé, arraché à son énoncé d’origine puis recontextualisé ailleurs. Perceptible à la fois en usage et en mention, le lien hypertexte constitue donc l’avatar numérique de la connotation autonymique, qui, sur le mode du « comme je lie », signale et dénonce le caractère fictionnel du texte qui l’intègre. C’est bien de ce jeu sur la frontière réalité/fiction que s’empare Buffalo, œuvre adossée à un mur d’images du réel qui ouvrent à des fragments textuels ostensiblement fictionnels car fantastiques, mais qui à leur tour, par la grâce de tel ou tel lien, renvoient à la réalité des détenues de Chicago ou à l’éruption d’un volcan consignée, pour de vrai, dans les pages du Nouvel Observateur.

Une telle pratique n’évite guère l’écueil de la dispersion et de l’éclatement du propos. Aussi Tumulte prend-il soin de coaguler son matériau volatil par des séries tendues à travers livre, comme à travers site, suggérant une cohérence thématique ou formelle permettant de regrouper un certain nombre de textes brefs. Par de tels regroupements, le récit hypertextuel propose sur l’écran se fait ici, selon Alexandra Saemmer, « récit-“base de données” ». Telle est également la fonction macrostructurelle du site personnel de l’auteur, tierslivre.net, que de retenir dans sa toile, pensée en termes d’arborescence, puis déclinée sous forme de tags, mots-clefs, etc., la profusion et la mobilité des contenus offerts aux lecteurs. L’écriture numérique semble naître de cette tension entre une liquidité fondamentale du texte et la conscience d’une nécessaire coalescence. Là se situerait le style propre à cette écriture, proche à nouveau de l’idéal du sculpteur Laurin (Décor ciment) rêvant de « réussir un jour la forme d’un homme qui tombe ». La bascule, comme alliance de fixité et de mouvement – « errant arrêté : sculpture » – , de rupture et de saisie constitue non seulement un régime d’historicité destiné à rendre plus intelligibles les mutations de la société post-industrielle, mais également un schème temporel capable d’innerver la phrase de Bon définie comme « un effondrement fixé juste avant sa chute ». Le double destin éditorial d’Une Traversée de Buffalo illustre parfaitement cette ambivalence. D’abord publiée sur le site, sous la forme d’une mosaïque d’images satellitaires fonctionnant comme autant de liens hypertextuels, elle se présente comme un jeu de taquin offrant au lecteur sinon Cent mille milliards de poèmes, du moins un nombre potentiellement très élevé de combinaisons possibles. Recueillie par la suite sous la forme d’un livre numérique commercialisé par Publie.net, l’œuvre adopte alors un ordre fixe autorisant une lecture séquentielle et constitue un tout cohérent ; un livre. Se joue donc à l’échelle de l’œuvre le drame tensif qui fait de la phrase de Bon une bascule toujours recommencée : « Point d’immobilité provisoire dans le temps instable : le mot, cette tension. »

L’écriture numérique vient incarner sous une modalité qui lui est propre, en l’occurrence le lien hypertexte, cette constante négociation du flux et du fixe. C’est en effet un imaginaire de la profondeur – de là l’abandon finalement rapide du terme « surfer », porteur d’un imaginaire de la surface – qui vient, aux côtés de la verticalité du poème et de l’horizontalité syntagmatique du récit, trouer la surface-écran pour en donner à voir les strates géologiques. S’y adjoint d’ailleurs l’illusion que chaque lien activé se traduirait systématiquement par un gain d’intelligibilité, comme si chaque clic devait rapprocher le lecteur internaute d’un hypothétique noyau dur sémantique. Le mode d’activation d’Une Traversée de Buffalo, qui est plongée dans l’image satellitaire par le clic venant, un peu comme sur un calendrier de lavent, révéler sous la surface la friandise textuelle, scénographie Internet et plus particulièrement le site, comme un espace mobile, creusé de galeries hypertextuelles reliées entre elles par une arborescence. La ville elle-même, dans son architecture, se fait image de ces failles :

La ville était trouée. Continue et trouée à la fois : des espaces qui n’étaient pas vides, puisque c’était de l’eau, du ciment, des arasements, des espaces qui n’étaient pas inutiles, puisque justement la jonction entre là et là, où nous passions : matin dans un sens, l’après-midi dans l’autre sens.

Le webmaster marche ici sur les traces des forgerons indiens et d’une modalité spécifique d’appropriation de l’environnement : « Percer les montagnes au lieu de les gravir, fouiller la terre au lieu de la strier, trouer l’espace au lieu de le tenir lisse, faire de la terre un gruyère ». Si l’on peut appréhender le site Internet comme l’un de ces espaces troués qu’analysèrent Deleuze et Guattari, c’est également parce que l’accumulation quotidienne de textes et de liens, selon le principe de ce que Bon nomme « fosse à bitume », enfonce progressivement les contenus dans les archives du site, qui quittent la surface visible de la page d’accueil, comme poussés sous terre par le poids des articles plus récents.

Considérer le site comme un livre, leitmotiv des billets de Bon sur tierslivre.net, c’est revendiquer pour l’œuvre numérique une identité propre. Dès lors s’éloignent comme non pertinentes les pratiques à peine hybrides, consistant à numériser les livres-papier sous forme de fac-similé. Contrairement à ces livres dits « homothétiques », des œuvres comme Une Traversée de Buffalo, ou bien erre, labyrinthe de photographies et de textes dissimulé dans une des strates de tierslivre.net, inventent leurs propres lignes de fuite. L’image comme lien renvoie à du texte, et vice-versa, la photographie du réel s’efface au profit d’un texte fictionnel volontiers fantastique : au lecteur muni de sa souris de se glisser dans le chas de ces liens hypertextes comme « microfentes » susceptibles de relier des territoires sémiotiques distincts. Or, c’est précisément le caractère énigmatique des textes brefs d’erre, ou de ceux, plus développés, de Buffalo, qui semble perpétuellement relancer la curiosité du lecteur. L’appartenance au fantastique de ces deux œuvres ne saurait être pure coïncidence. L’évocation au plus-que-parfait d’un état du monde inconnu par le lecteur le déstabilise : « Un jour, il avait été interdit de voler, et puis ce furent trois jours, alors on décida que cela pourrait être plus jamais : la ville maintenant devenue totale. » Tel état des lieux semble souvent de surcroît comme tendu énonciativement, on l’a vu, vers une catastrophe qui aurait déjà eu lieu, elle aussi ignorée : « on vous laissait entendre/qu’il était arrivé ici bien pire/ne pas se fier au calme des places publiques ».

L’internaute, ainsi aiguillonné, ne peut que tenter l’élucidation d’une telle anachronie, par l’exploration plus avant de l’œuvre grâce au clic sur une autre image susceptible de lui apporter quelque lumière.

« Mais il suffisait de se montrer/les silhouettes disparaissaient » : erre ne cesse d’éloigner le lecteur de l’objet de sa quête, en soulignant son extrême volatilité :

quand on approchait de la fenêtre
un haut-parleur prévenait que quelqu’un une fois
avait sauté
et que ce n’était pas conseillé
on se retournait vivement
mais personne, jamais personne quand on approchait de
la fenêtre
un haut-parleur prévenait que quelqu’un une fois
avait sauté
et que ce n’était pas conseillé
on se retournait vivement
mais personne, jamais personne

L’omniprésence des images de fenêtres dans erre, photographies et vidéos, nous rappelle la nature écranique de « l’interface fenêtrée » par laquelle l’œuvre se donne à lire/voir. Tout se passe, dans la fiction, comme si la présence du lecteur excluait immédiatement celle des autres, de ce/ceux qu’il semble devoir rechercher. Ne peut-on lire là une fable métaphorisant le fonctionnement de l’espace hypertextuel, où précisément, le clic sur le lien éloigne instantanément le texte premier pour lui substituer le contexte ouvert, dans une fenêtre, par le clic ? Une preuve en serait peut-être une paronomase, dont on ne saura si elle est coquetterie volontaire ou si, coquille oubliée, elle relève du lapsus significatif, qui dans erre occasionne la colli-collu/sion de trouée et de trouvée : « ce n’était qu’une illusion – une projection/rien qu’un mur parfaitement lisse/aucune trouvée, pas d’issue là-bas ». Fonctions « déictique », créative et « catastrophique » destructrice, de l’activation du lien hypertexte s’entremêlent ici, rappelant, de nouveau, que la bascule s’écrit dans l’entrelacs de ce qui se fait et se défait. Révéler un contenu inédit à l’écran implique l’effacement d’un autre élément antérieur. L’objet de cette quête nest-il d’ailleurs pas identifiable à cette profondeur de l’œuvre numérique inaccessible au lecteur, en dépit de tous ses clics éventuels : le programme ou « code source ».

Ces œuvres proposent au lecteur de bâtir ses propre récits, ou plutôt ses propres trajets. La fiction numérique privilégiant nettement la dimension spatiale et goûtant particulièrement la création de mondes, Buffalo comme erre convoquent explicitement un imaginaire de la ville. Errance et traversée contenues dans les titres memen traduisent cette tendance des réalisations web à spatialiser la temporalité, selon un mouvement massif issu selon Lev Manovich des années 1980 marquées par le soupçon postmoderne porté sur le temps et les grands récits. Ces deux titres érigent également la notion de sérendipité – trouvaille inattendue caractéristique, aime à répéter Bon, de la navigation sur le Net – en principe poétique structurant. En témoigne l’obsédante omniprésence, au cœur du dispositif labyrinthique d’erre, de photographies de couloirs, longues perspectives claires-obscures flanquées de portes comme autant de possibles.

C’est bien le paradigme qui prend ici corps par ces clichés presque identiques de galeries – qui occupent l’ensemble du niveau 9 – comme par ces possibles figurés le plus souvent latéralement, erre s’affirme ici davantage base de données que véritable récit, juxtaposition de vignettes et de très courts textes, reléguant au second plan le syntagme pourtant habituellement dominateur car seul pleinement actualisé. Frères des parkings et autres « dispositifs noirs » où « laisser résonner les linéaments dispersés d’images et de sons », ces couloirs métaphorisent évidemment le nomadisme fondamental de tout internaute, comme trajet libéré des attaches téléologiques du récit dans sa forme aristotélicienne.

Chaque photographie d’erre propose, comme autant de portes à pousser, des flèches directionnelles qui orientent le trajet du lecteur. L’œuvre numérique réactualise d’ailleurs ici le fonctionnement des first person shooter games qui proposaient dès les années 1980 un même déplacement en vision subjective synonyme d’« interactivité de navigation ». Les trois caractéristiques principales de ces jeux de déplacement apparaissent bien dans l’ergonomie hypermédia d’erre : la navigation, ou choix de parcours, l’interactivité par l’activation des flèches directionnelles ou le déclenchement des séquences vidéo et l’immersion, dont la plongée dans les sous-sols se donne à lire comme la métaphore en abyme.Avec erre, François Bon invente le jeu vidéo benjaminien, où l’internaute se voit confié le rôle du flâneur dans un univers tout entier tissé de passages.

Le triangle directionnel que proposent les clichés dans erre s’apparente à la matrice minimale qui, répétée n fois, par n clics et parcours, constitue le flocon de neige de Koch, considéré comme l’archétype des objets fractals. Une œuvre numérique comme erre, que je lis comme allégorie de la navigation Web, et tout particulièrement du « cheminement piétonnier » par lequel on figure couramment l’utilisation de l’hypertexte », se construit comme objet fractal, c’est-à-dire réalisation mathématique du rhizome, système acentré et non-hiérarchique, espace de l’arme et non de l’outil, de la mobilité incessante et non du seul déplacement : erre institue la vitesse et le mouvement perpétuel en valeurs absolues, quitte à piéger par une expulsion du programme le lecteur trop lent.Toute une aile à l’air libre doit en effet se parcourir au galop, sous peine d’interrompre le programme. Le lecteur qui n’aurait pas satisfait aux injonctions d’erre se verrait reconduit à une page accueil de Google.

Voilà dévoyé le principe de l’évasion : ici la sortie est obligatoire, et ne soulage guère le lecteur, jusque-là soumis, par le programme qui contraint sa lecture comme par le choix des photographies et des textes, à une inéluctable claustrophobie. De fait, Une Traversée de Buffalo comme erre, ces œuvres vouées à la mobilité dès leur titre et qui ne cessent d’inviter au voyage – la photo satellitaire remplissant la même fonction conative d’incitation, voire d’injonction, que les énoncés impératifs d’erre – ne cessent d’évoquer l’enfermement. Un des rares liens hypertextes de Buffalo – qu’on dira extra-narratif car il dirige le lecteur vers le réel à l’extérieur de la fiction dans une relation d’extratextualité – conduit ainsi directement le lecteur vers le site d’une prison américaine, la « Cook County Jail »... Une telle dialectique mobilité/enfermement, en laquelle on identifiera une nouvelle modalité de la bascule, allégorise ce même double mouvement qui définit l’action du lecteur d’hyperfiction, tiraillé entre la force centrifuge du lien hypertexte et la nécessité de tendre vers une lecture dense par immersion dans l’univers diégétique proposé. Si le narrateur à’erre se garde bien d’ouvrir une porte dans les galeries de couloirs pour ne pas céder à une illusoire liberté qui ne serait en fait que régression vers une ancienne détention, c’est pourtant bien ce à quoi est contraint le lecteur qui n’a d’autre choix que de cliquer sur les flèches directionnelles. D’ailleurs, celui qui échapperait à cette tentation de l’hypertexte comme issue et/ou perte n’y parviendrait que par une non moins inquiétante fuite en avant :

on retrouvait soudain la galerie des couloirs
j’avais eu tant de mal à en sortir
le nom des personnes détenues était indiqué
sur les portes cela n’incitait pas
à s’attarder plus
plutôt retourner dans les couloirs et foncer tout droit

erre est « un site où faire deux fois le même parcours est impossible », affirme son auteur, désignant la gageure d’une œuvre programmée, donc prédictible car strictement déterminée par ses algorithmes, soucieuse pourtant d’instiller de l’imprévisible dans son actualisation. Lev Manovich va jusqu’à interpréter une telle modularité de l’objet web, déclinée en possibilité de parcours différents selon les utilisateurs d’une même œuvre numérique, comme le signe du passage de la société industrielle à l’ère postindustrielle :

Dans la société industrielle de masse, tout le monde était censé bénéficier des mêmes biens de consommation et partager les mêmes croyances. La technologie médiatique relevait elle aussi de cette logique. [...] Des millions d’exemplaires identiques étaient produits à partir d’un original et distribués à tous les citoyens. [...] Dans une société postindustrielle, chaque citoyen peut personnaliser son mode de vie et « choisir » son idéologie parmi un certain nombre (quoique limité) d’options possibles.
Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias.

Le monde diégétique à erre échappe d’ailleurs à toute cartographie pérenne : « s’ils transformaient tout la nuit/comment s’y orienterait-on/à son prochain passage », lit-on sur une photographie montrant des ouvriers du bâtiment au travail. Dès lors, c’est le modèle, pourtant immédiatement surgi à l’esprit, des premiers espaces navigables, comme l’Aspen Movie Map, qu’une telle instabilité éloigne en déportant la contrainte instaurée par le programme, véritable dispositif au sens foucaldien d’ensemble de discours visant à une « manipulation des rapports de force », vers un fonctionnement erratique. Sans doute erre, comme système chaotique, se ressent-il de l’admiration de Bon pour le « fascinant théoricien Gödel avec son théorème d’incomplétude » ainsi que pour, à nouveau, Mandelbrot admiré pour la théorisation de l’« impossibilité d’enchaînement causal unifiant ». L’espace d’erre se distribue en plateaux constitutifs du rhizome en tant qu’il « n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu par lequel il pousse et déborde », et en cela réalise parfaitement l’allégorie de la lecture numérique comme « lecture impossible » au regard des anciennes habitudes, car ici « le lecteur doit accepter son incapacité de saisir la totalité de l’œuvre. » N’est-ce pas déjà un tel espace que dessinaient les rêves de Samuel, accompagné de Michaël (Dans la ville invisible) ?

[...] plus aucune lumière derrière les vitres qui reflétaient seulement la lueur entourée d’humidité des réverbères. « Disposition fractale des halos, j’ai dit à Sam, c’est magnifique et signe de gelée prochaine ». Sam a dit : « On tourne le dos aux boutons, on appuie au hasard vers le milieu. » J’ai accepté : le principe de hasard est enjeu central des recherches mathématiques actuelles et de la pensée non linéaire dans la théorie des catastrophes.

Bon s’affirme là encore défricheur de formes neuves, qui fiche ses œuvres numériques dans le « dédain des formes mortes », comme une épine dans les routines romanesques. Tel « dédain » qui sert de titre à une profération d’Habakuk sur tierslivre.net semble parfaitement décrire erre :

Il n’y aura pas de personnage, il n’y aura pas d’intrigue, il n’y aura pas d’entrée ni de sortie, il n’y aura pas d’cllets, ni de petites phrases toutes jolies, il n’y aura pas ça se passe ici, il se passe ça, c’est en tel pays telle époque et il s’appelle Untel.
Il n’y aura pas de livre à poser tranquillement sur la table après lire, il n’y aura pas de visage en gros plan mais qui n’est qu’illusion, il n’y aura pas le petit détail qui fait vrai ni la marque des voitures.
Il n’y aura pas le début ni la fin et la coupe claire des chapitres.

Si Internet fut d’abord imaginé comme Toile, espace strié d’adresses URL dont Google principalement, grande gare de triage, garantit l’efficacité, les pratiques contemporaines, notamment littéraires, tendent de fait à dévoyer ces représentations initiales, du côté de l’espace troué pour le site, de l’espace lisse pour des œuvres comme erre ou Buffalo.

 

© Gilles Bonnet, D’un monde en bascule, éditions La Baconnière.


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1ère mise en ligne 14 avril 2012 et dernière modification le 10 février 2014
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