Meydan, la place : le making-of

histoire d’une parution : anthologie d’auteurs turcs contemporains sur publie.net, traduits et présentés par Canan Marasligil, volume 1 (avec message aux bibliothécaires en post-scriptum !)


Qu’est-ce que j’ai fait pour Meydan, moi ? Rien du tout, sinon lire. C’est ça qu’est bien. Peut-être un bout d’intuition, ce jour à Bruxelles, au mois de mai dernier, où Canan Marasligil (prononcer Djanan) est venue me parler d’un projet de collection d’auteurs turcs contemporains, et des problèmes de droits, d’agents... Et que je ne connaissais aucun des noms cités.... Pourquoi ne pas commencer avec une anthologie ? [1]

Mais faire circuler les e-mails, ça je sais faire. C’est donc Christine Jeanney qui, pour l’équipe publie.net, ferait binôme éditorial avec Canan, il n’y avait plus qu’à les laisser faire. Et puis quelques semaines plus tard, à suivre en tiers discret leurs échanges (il était question d’un volume entièrement consacré aux auteures, sachant tous trois que ce n’était pas une piste juste), rebondir : – Et si on faisait plusieurs volumes ?

Et donc quand même pour dire que je sers à quelque chose, un mail à Canan, il y a quelque temps : – Mais on ne lui donne pas un nom, à l’anthologie ? Et quand elle me répond : – Alors Meydan, ça veut dire la place, avoir répondu que ça s’appellerait ensemble Meydan | la place.

Donc, donc, j’ai contribué. Mais la conviction, ça a été de découvrir les textes. C’est dense, c’est violent, c’est très loin de nos repères affaiblis ou dès qu’il y a littérature on est dans un salon avec de la peluche.

Pour les obtenir, Canan s’est bagarrée dur. Pas facile d’être auteur en langue turque : sans les agents, on ne passe pas les frontières des langues. A l’inverse, de hautes et âpres voix qui ne vont pas s’embarrasser, méprisées par l’hexagone et reconnues dans d’autres bassins linguistiques puissants, d’une modeste proposition de revue.

Le mois dernier, encore, au Salon du livre d’Istambul, Canan fait signer les lettres d’autorisation, et surtout enregistre des extraits lus en langue originale par les auteurs. L’anthologie sera numérique dans l’ambition et la conception même.

Là, moi je commençais à avoir la trouille : ouvrir le dossier Dropbox, reprendre tous ces fichiers en code, noyé comme je suis... Canan rencontrée à Bruxelles, c’est à une Bruxelloise que je passe le dossier, sous le fallacieux argument qu’ainsi elles pourraient se croiser en direct (ce fut le cas, mais au Bookcamp à Paris en septembre...) : donc irruption de Roxane Lecomte, qui prend en charge la mise en page, la création des deux versions PDF et pub, la charte graphique qui chaque fois dépend de l’ouvrage lui-même, l’intégration de l’audio, et nous propose une couv qui porte évidemment sa marque (on risque de la retrouver sur d’autres titres, désormais !).

Ajoutez un peu de Gwen Catala, en Thaïlande sur la frontière birmane, pour que les images (magnifique série photographique d’Erinç Salor, le mari de Canan) changent bien d’orientation quand on tourne l’appareil, moi je sais faire la vérif mais pas le faire en code, trouver les combines pour que les caractères spécifiques à la langue turque s’affichent aussi bien sur le Kobo que sur le Kindle et l’Odyssey, terrain glissant... Ajustements nocturnes de Gwen et Julien Boulnois de l’Immatériel (comme pour D’Ici Là 8) pour que les fonctions d’enrichissement soient compatibles avec la liseuse en ligne, lors de la lecture streaming, en bibliothèque notamment...

Pendant ce temps, puisqu’on ne demandait plus rien à Canan, qui vit parmi les canaux d’Amsterdam, on apprend qu’elle lance un blog wordpress d’accompagnement de l’ouvrage : Meydan, le blog, avec son propre nom de domaine, et donc une aventure web parallèle et complémentaire du livre numérique.

Ces dernières semaines, pour un objet numérique complexe de cette sorte, une vraie charrette de 10 jours pour 5 personnes au moins, et les codeurs évidemment une prise en charge rémunérée par publie.net, le livre numérique c’est un temps et un coût – avant-hier soir, l’énorme pénibilité de mon travail d’éditeur fut de cliquer sur disponible à la vente.

D’où ce post-scriptum : le nerf de la guerre [2]. Pour nous, en même temps donc que pour D’Ici Là, le passage confirmé à une nouvelle étape, boulot d’équipe, et se doter des moyens pour y parvenir. Les recettes : nos ventes sur iTunes, Amazon, FeedBooks, Virgin, Fnac etc, avec le paradoxe que c’est nos Classiques, pour cela un vrai enjeu de curiosité, fiabilité, singularité, qui permettent de rétribuer ces créations contemporaines encore trop peu téléchargées (on vous parlera bientôt de notre projet d’impression à la demande, entré dans sa phase de réalisation). Donc le merci, mille mercis, kilotonnes de mercis, aux bibliothèques qui considèrent de leur mission de service public de nous soutenir. Parce que, là encore, ce n’est pas le nombre d’accès et consultations en retour qui compense, mais que c’est sur la part publie.net de ces abonnements de nos partenaires bibs que nous pouvons assumer désormais de véritables projets professionnels. Qu’en échange ils poussent à la médiation, la diffusion, la circulation, ce qui me plairait vraiment, amis bibliothécaires abonnés, c’est que vous considériez ce travail comme vous appartenant, en tant qu’ayant contribué à sa réalisation, et non pas comme une fleur à publie.net... Et là on sera sur une bonne base. Seul truc où je m’engage : oui, chapitre après chapitre, auteur après auteur, il y a du solide. Et aussi, avec le travail d’équipe, de la compétence.

Appel aussi aux blogueurs, médiateurs : ce n’est plus notre démarche, qu’il faut soutenir, c’est nos textes. J’ai dans ma boîte e-mail 3, sinon 4 ou 5 rappels (et merci cependant à eux, vraie estime, vrai merci) pour répondre à de sempiternelles questions sur l’avenir du papier, sur les DRM, ainsi que sur ce fameux syndrome de l’ours blanc (écrivains et éditeurs qui voient tout fondre et se fissurer autour d’eux, mais plantent leurs griffes dans le glaçon). Non, je le dis avec solennité : la bataille du numérique, désormais, c’est dans la qualité et le caractère libre et nécessaire de ses productions. Moi ça ne me fait pas avancer, ces propositions d’entretien – mais le silence sur D’Ici Là eh bien j’en souffre. On brise un peu l’indifférence pour Cuisine, d’Antoine Emaz, donc tant mieux, et merci. Mais sur ce terrain : qu’on prenne au sérieux nos productions, c’est loin d’être gagné [3].

Et tout cela, donc, en bon making-of, sera parfaitement invisible lorsque vous découvrirez lirez.... Meydan, la place.

FB

Image ci-dessous : pour marquer la naissance du nouveau chantier littéraire, Erinç Salor a photographié le mois dernier où en était la construction de la nouvelle ligne de métro Marmaray d’Istamboul (pour qui voudrait savoir dire Sortie de secours, tourner la tête !

 

Canan Marasligil | Meydan, la place


Extraits de la présentation de Canan Marasligil, en accès libre sur le site.

 

Lieu de rencontre, de révolte, de réunion, de découverte, de partage d’idées. Meydan, en turc, signifie la place. Selon le contexte, Meydan est aussi le temps ou l’opportunité. À l’époque ottomane, elle est le centre d’un orta oyunu, théâtre de rue, chez les soufis, c’est la place des ayin, les liturgies. Ses origines remontent à l’arabe Maydãn, large espace ouvert, et à la langue pehlevi (ou moyen-perse) Mayān, le centre, l’espace visible.

Ce n’est donc pas un hasard si nous avons choisi d’intituler cette anthologie, que nous aimerions rendre annuelle, MEYDAN | la place. Une publication numérique où nous privilégierons la définition qui nous semble la plus importante dans ce mot si riche : l’ouverture.

Les premiers romans turcs sont apparus pendant les deux dernières décennies du 19e siècle, mais aucun canon littéraire n’a réellement été formé, comme l’expriment les théoriciens et critiques littéraires Murat Belge et Jale Parla à travers leurs essais sur la littérature turque. En effet, le roman était avant tout un outil de réforme sociale, d’abord au service de la modernisation pendant l’Empire Ottoman, ensuite de l’idéologie kémaliste basée sur les principes de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République turque.

La jeune république se construit sur de nombreuses réformes, incluant des réformes vestimentaires ou encore du système métrique, dont le but est de couper les liens avec le passé ottoman et de se construire une nouvelle identité nationale. Une des réformes majeures de modernisation de l’époque républicaine est linguistique. C’est l’alphabet qui sera le premier réformé. De l’écriture arabe perse, les turcs passent à l’alphabet latin occidental, dès 1928. Jacques Derrida qualifie ce passage à un autre système d’écriture « sans changer de langue ! », de violent et traumatique. Il décrit comme suit la translittération turque dans sa « carte postale de Turquie » qu’il écrit à Catherine Malabou :

« Ce sera sans doute une lettre, mais de la carte postale je garde et le ton et le rythme. […] »

Je ne pense qu’à elle, je veux dire à elle, à la lettre. Ici à la lettre des Turcs, à la translittération qui leur est arrivée, les frappant en pleine histoire, à leurs lettres perdues, à l’alphabet dont ils ont dû changer brutalement, il y a peu, du jour au lendemain, sur l’ordre d’un extravagant, lucide et cruel émancipateur des « temps modernes », d’un génial militaire, vous savez, K.A., qui a mis ses sujets au pas de la modernité. »

Cette translittération est suivie d’un nettoyage des mots arabes et perses présents dans le vocabulaire turc ottoman, que la romancière Elif Şafak (Şafak est également orthographié Shafak dans les traductions de l’auteur en français. Nous utiliserons ici l’orthographe turque.) décrit comme « nettoyage linguistique » en comparaison à un « nettoyage ethnique ». Ces mots sont alors remplacés par des mots nouveaux, développés par une commission appointée par Mustafa Kemal Atatürk.

La littérature des années quarante jusqu’en 1980 a forcément été influencée par ces réformes et cette obligation d’écrire dans une langue dite « purement turque » créée par les élites de la période républicaine. Translittération et nettoyage linguistiques imposent aussi un énorme appauvrissement de la langue, que l’auteur Yaşar (De même que pour Şafak, le nom Yaşar Kemal est parfois orthographié Yashar. Nous utiliserons ici l’orthographe turque.) Kemal, pressenti Prix Nobel de littérature en 1972, a su compenser dès son premier roman Ince Memed en 1955 (Mèmed le Mince, traduit en 1975 par Güzin Dino chez Gallimard) en l’enrichissant de son style construit du vocabulaire et du langage de sa région natale du Sud-Est de la Turquie. Un autre auteur clé de la littérature turque moderne, et qui est d’ailleurs considéré comme étant son fondateur, est Ahmet Hamdi Tanpınar. Son roman L’institut de remise à l’heure de montres et pendules datant de 1962 (traduit en 2007 par Timour Mouhidine chez Actes Sud) décrit les relations entre l’individu et la société, offrant un regard ironique sur les défis que rencontre la Turquie dans son processus de modernisation et d’occidentalisation.

Après le coup d’état militaire de 1980 – un autre événement violent et traumatique de l’histoire de la République turque – une remarquable diversité fleurit dans le paysage littéraire. La langue imposée par les élites républicaines est peu à peu brisée, le vocabulaire ottoman refait surface. La plus grande partie des auteurs contemporains turcs sont à présent libérés de cette hégémonie de la réforme linguistique, et se permettent l’originalité et l’invention. Pour reprendre les mots de Derrida, « […] il faut non seulement se déshabiller, mais partir, repartir nu, changer de corps, convertir la chair des mots, des signes, des manifestations – en faisant semblant de rester le même et maître de son langage. »

En tête de cette génération contemporaine d’auteurs commençant à écrire à la suite du coup d’état il y a Latife Tekin, présentée dans cette anthologie avec Le jardin de l’oubli, et Orhan Pamuk, qui n’est pas repris dans cette anthologie car déjà amplement traduit en français et à travers le monde. Un autre grand nom de la littérature contemporaine turque est Perihan Magden, présente dans ce volume avec un extrait de son dernier roman Ali et Ramadan. Dans la jeune génération suivant Pamuk et Tekin, il y a Elif Safak, qui bat des records de vente en Turquie comme en France (en comparaison aux autres auteurs traduits du turc) et qui pour les mêmes raisons que Pamuk n’est pas représentée dans cette anthologie. Parmi d’autres auteurs importants du paysage littéraire turc citons également Hasan Ali Toptaş et Aslı Erdoğan, qui paraîtront tous deux dans le second volume de cette anthologie, avec des extraits de leurs oeuvres les plus récentes.

Ces auteurs, qui ne sont d’ailleurs pas les seuls, jouent avec la langue en explorant les dialectes, les mythes, les légendes, les textes mystiques, expérimentent avec la syntaxe, créent de nouveaux mots, s’aventurent dans les néologismes. Tous ont retrouvé le pouvoir des mots qu’ils utilisent sans réserve dans leur écriture. Bien que Pamuk aime dire que l’engagement politique et la littérature doivent rester séparés, il fait néanmoins partie de ces auteurs engagés. Que ce soit directement à travers les thèmes ou la langue explorés dans leurs oeuvres, leurs discours prononcés en dehors de leur fiction, lors d’interviews ou dans le cadre de leur métier de journaliste, tous les auteurs précités et ceux présentés dans ce volume font preuve à leur échelle d’un engagement social, politique ou littéraire. Ils font bouger les choses dans le paysage littéraire de leur pays.
Comme l’explique Jale Parla, « Les écrivains turcs s’émancipent des sentiments, des idées, de la morale et des moeurs puritaines et nationalistes de l’ère précédente, et s’indulgent de façon jubilatoire dans toutes les possibilités sensuelles de la perception individuelle. »

Traduire la littérature contemporaine turque n’a pas tout de suite été un premier choix pour moi. Une des raisons majeures étant que je me suis focalisée sur les littératures anglo-saxonnes et hispaniques dans le cadre de mes études universitaires. J’avais commencé à traduire de l’anglais en français, puis petit à petit, au fil de mes lectures d’auteurs contemporains turcs, je me mettais à traduire les textes en français, d’abord dans mon esprit, pour écouter comment ça sonne, puis dans l’écriture, pour voir si ça se lit. Je dois cette capacité à penser dans différentes langues à mon éducation dans une famille turque, au coeur d’une ville multilingue comme Bruxelles, et à mes choix en tant qu’adulte de vivre dans différentes villes européennes, tout en gardant un lien fort avec mon pays d’origine.

On ne traduit que dans sa langue maternelle, dit-on. Moi je traduis de ma langue maternelle dans une de mes langues d’adoption, ce qui bien entendu influence mes choix de traduction. Comme lorsque je décide de ne pas expliquer certains concepts afin de ne pas rendre le texte « exotique ». Je ne guide pas toujours le lecteur dans la compréhension de la culture avec des notes en bas de page, sauf quand je n’ai plus d’autre choix. Certaines expressions sont intraduisibles, et j’échoue. Cette frustration est insurmontable, également dans la vie de tous les jours. Depuis que je suis toute petite, j’ai voulu dire aux gens – que je ne connais ou pas – et que je croise dans la rue en train d’accomplir une tâche, Kolay gelsin, deux mots simples et qui pourtant disent tant : « que votre tâche vous soit facile », ridicule en français et hors de propos, mais un simple souhait, une façon de dire que l’on a vu l’autre et qu’on l’exprime. C’est ce sentiment-là, cette approche aux relations humaines, cette perspective de la langue que je m’efforce de traduire dans les textes. L’expression même d’une langue que je ressens au plus profond de moi que je veux faire ressentir dans une langue que je maîtrise et qui me parle de la même façon.

Je ne traduis pas dans ma langue maternelle, je traduis depuis une des langues que je ressens vers une des langues avec laquelle je m’exprime.

 

Canan Marasligil – préface à Meydan|la place, volume 1.

[1En réaction à ce billet, Canan vient de mettre en ligne sa propre version de ce making-of] – pas d’incompatibilité majeure entre les versions !

[2Je rappelle que, pour être considéré comme éditeur par le Centre national du livre, on doit prouver un chiffre d’affaire annuel de 100 000 euros, nous en sommes loin. Merci à Livre au Centre d’avoir été le 1er Centre régional du livre à soutenir une entreprise d’édition 100% numérique, via une aide de 7000 euros attribuée en septembre dernier, sous réserve que je puisse prouver en retour en avoir dépensé le double, soit 14 000, en prestations extérieures – mais ce qui me permet d’amorcer un nouveau cycle, avec l’apport de 2 vrais pros de la création numérique, Gwen et Roxane.

[3Dans les exceptions, un grand salut aux Carnets d’outre-web proposés sur lemonde.fr par Laurent Margantin


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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 janvier 2012
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