Albert Londres | Chez les fous, jour de visite

En 1925, Albert Londres forces les portes fermées du système asilaire français... Un texte à en chialer... Ce soir sur publie.net.


Albert Londres a laissé son nom a un des grands prix internationaux de journalisme.

On connaît ses reportages sur les bagnes : journalisme d’investigation, mais qui passe d’abord par la capacité de l’écriture à proposer après coup le chemin même de l’enquête et son enjeu humain. Grandeur de ceux-là à ce qu’ils ne jugent pas, mais construisent l’humain au point exact où la révolte même, ou la peine, ou le partage, deviennent incontestables.

En 1925, pas question de forcer officiellement la porte des asiles. Il y entrera quand même, parfois se faisant passer pour l’assistant du dentiste. C’est plus facile en province.

Et c’est hallucinant. La folie est une punition, qu’on redouble dans le traitement asilaire. Misère de ces mouroirs sans hygiène, et 80 000 enfermés... Hauteur d’Albert Londres : ne pas contourner les internements forcés, familiaux ou administratifs, suivre un patient guéri, quand son village d’origine se referme devant lui comme devant une bête malfaisante. Et entrer dans les cachots – sculpter visages, mots et voix avec la même attention et la même ouverture.

Une psychiatrie tâtonnante, qui garde les cerveaux dans des pots de chambre (hallucinant chapitre), qui peut laisser tremper les gens 36 heures dans l’eau tiède, la tête seule dépassant, ou nourrir de force les patients par intubation nasale, mais qui ne dispose d’aucun médicament contre l’angoisse.

On ne vient pas ici lire et publier Chez les fous par besoin d’exotisme, ou se rassurer sur la psychiatrie d’aujourd’hui. On est dans le même choc et la même densité humaine que Raymond Depardon a rapporté de San Clemente. On croise ici, en ouverture et clôture du livre, le Dr Toulouse la même année qu’il accueille le jeune Antonin Artaud à Paris. La dénonciation politique d’Albert Londres quant aux lois de 1838 qui organisent le système asilaire est violente.

Mais, parmi les patients, il aurait pu croiser Camille Claudel. Et tous ces visages qu’on vient accueillir dans ce livre, on sait le traitement que leur réserve, en masse, le régime de Pétain en 1940.

Ce livre est aussi une part de notre inconscient.

Ci-dessous, pour accompagner sa mise en ligne sur publie.net, le chapitre qui s’intitule Jour de visite.

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Albert Londres | Chez les fous (1925), « jour de visite »


Les asiles ont cela de commun avec les champs d’épandage qu’ils sont hors la ville.

Ce n’est pas ce qui doit enrichir les Compagnies de tramways, mais on leur dit : « Vous n’aurez la concession que si vous nous faites celle d’aller chez les fous. »

C’est une affaire pour le wattmann qui bat les records de vitesse à travers des terrains vagues.

C’en est une autre pour le receveur qui berce sa sieste d’un royal ronflement.
Jeudis et dimanches, brouhaha !

Il y a du monde dans ces voitures.

Contrairement à l’usage, ce sont des citadins allant porter des victuailles à la campagne. Il monte des paniers une odeur de soupe et de ragoûts. Mon remords est d’avoir donné du pied dans l’un de ces osiers une fois, et j’ai renversé le veau marengo.
— Alors, qu’est-ce qu’il va manger, maintenant ? dit le propriétaire, d’un ton lamentable.

On nourrit les fous à la manière des cochons. Des asiles touchent 4 fr 50 par jour et par personne. Avec cette somme on fait manger le patient, on paye le gardien, on lessive !

Il n’y a pas de fous obèses.

Mais jeudis et dimanches il y a des indigestions.

Un fou affamé mange facilement plus que de raison.

*

Voici les familles qui arrivent. Rien de commun avec les visites aux hôpitaux, cela tiendrait plutôt des promenades aux cimetières. On apporte une bouteille de bière au lieu d’un pot de géranium, c’est tout.

Pourquoi viennent-elles ? Celle-ci parce que le coeur le lui commande. Une autre parce que les voisins trouveraient drôle qu’on n’allât pas voir le parent. Pour s’éviter des remords aussi. Tout cela est sans espoir. Ce n’est guère encourageant non plus.

La famille représente un monde lointain pour le fou. Les fous polis ne le marquent pas brutalement.
— Eh bien ! tu n’es pas content de me voir ?

S’il est content, il ne le dit pas.
— Tu sais, ton frère vient de mourir.
— C’est qu’il a bien chaud où il est.

Ils sont deux déments précoces sur un banc. Cette catégorie est encore sociable. Seul, l’un reçoit une visite.
— Tu es heureux de me voir ?
— Eh oui ! ma femme !

Sa femme lui tend une côtelette de porc. Il la mange :
— C’est bon ? demande la femme.
— J’aimerais mieux mes bottes de chasse, répond l’homme.

Le second a la figure triste. La chance du voisin met son malheur en lumière. À côté d’une tombe fleurie, il paraît en être une autre où s’est fané un bouquet que personne ne viendra enlever.

Les fous ne sont pas seuls à ne pas voir les réalités.
— La Sainte Vierge ! dit ce malade, à sa mère, la Sainte Vierge, tu comprends...
— Au lieu de penser à cette Sainte Vierge, fait la mère, tu ferais mieux de l’occuper de ta femme et de tes trois enfants.

Ce qui prouve que si l’on enferme les fous, on laisse des idiots en liberté !
Deux vieilles se ressemblent : deux soeurs. Un panier est entre elles. C’est un panier d’abondance. À une heure de l’après-midi, elles mangeaient. À deux heures également.
— Madame Servin, dit la religieuse, vous allez encore être malade ce soir.

Mme Servin a la bouche trop occupée, sa soeur répond pour elle :
— Mieux vaut vomir que maigrir.

Quelle noce !

Elles enfournent viandes, gâteaux, tout à la fois. Au. juste, quelle est la folle ?
— Je me le demande, fait l’interne. Je devrais établir un roulement et garder l’une et l’autre tour à tour.
— Pas de sitôt, mon petit brun, j’ai encore quatre sous, moi, et la pension de mon époux, alors ?

À sa soeur :
— Mange, Adélaïde, tu en as pour quatre jours.

Voici une silhouette qui chatoie, jeune femme pressée et parfumée. Elle monte à l’infirmerie.
— Madame, lui dit le docteur, la situation est assez sombre.
— Qu’appelez-vous sombre ?
— Votre mari n’en a plus pour longtemps.
— Eh ! docteur, quelle importance cela a-t-il ? fait la dame. Il sera mieux et moi aussi.

Et la dame ajoute pour elle-même :
— Depuis longtemps, c’est un mort pour moi.

Des cris rageurs éclatent : « Arrière ! Cachez-vous dans le placard à balais ! Mettez un masque ! Arrachez-vous la ressemblance. Je vous reconnais, vous, le fils de cet homme, vous, le père de ce fils ! Mâles qui faites du mal. Psitt ! Psitt ! Glou-ou Glou ! »

C’est une femme qui accueille ainsi son mari et son enfant. Elle était calme depuis plusieurs jours, La vue des siens remonta son délire.

L’homme la regarde : il est tout pâle Serré contre le père, le gosse pleure.

La délirante se sauve au bout du jardin. Père et fils attendent un moment, puis ils la rejoignent avec précaution. Elle les voit qui s’approchent. Elle ramasse des cailloux et les lapide.
— Papa, demande l’enfant, pourquoi lui fait-on toujours manger de la mauvaise nourriture à la maman ?

Une nouvelle visiteuse arrive. Elle vient voir sa fille. La soeur lui conseille de repartir.
— Remettez-lui toujours cette boîte de ma part, Je vais attendre.

La soeur passe dans la cour du quartier. La fille est occupée à chanter.
— De la part de votre mère, dit la soeur.

L’envoi semble fournir un nouveau thème à sa chanson. Elle chante :
— Poison du regard ! Poison de la boî-oî-oî-te.

À pas dansants, elle gagne le milieu de la cour, et laisse tomber la boîte, délicatement, dans la fosse.
— A-t-elle mangé ses oranges ? demande la mère à la soeur qui revient.
— Elle les mangera, madame...

Celle-ci ne prend pas de détour. Son mari s’approche, elle le gifle.

Ce mari en a assez. À sa mine, il ne reviendra plus. Il part en disant : « Et puis zut ! »
— Et puis mange ! répond la donzelle.

Toutes les situations se présentent :
— Veux-tu revenir à la maison ? demandent ces gens à ce malade.
— Je suis bien là, vous ne m’aimez plus. Je préfère disparaître d’heure en heure.
— Tu es calme, tu vas mieux.
— Moi je vais mieux, c’est vous qui n’allez pas bien. Laissez-moi.

Sur le même banc, chanson différente :
— Je ne peux plus rester ici, emmenez-moi.
— Le docteur dit que tu n’es pas tout à fait guérie.
— Si, je suis guérie.
— Tu ne l’es pas encore. Sois raisonnable.
— C’est vous qui m’avez fait enfermer.
— Ne le fallait-il pas ?
— Sans coeur, sans coeur, sans coeur !

C’est une jeune fille qui semble surtout avoir besoin d’une cure de tendresse.

Plus loin, une dispute s’élève contre un arbre :
— Enfin, dit un père à sa fille, me diras-tu pourquoi tu te bouches toujours les oreilles ?
— Papa ! c’est les tuyaux qui me traitent de vache !

*

Un monsieur et deux petits garçons traversent la cour et prennent les escaliers des « payants », Ils viennent tous les dimanches. Au premier étage, ils tournent par le couloir B, puis ils entrent dans une salle. Ils en traversent quatre. Dans celle du bout sont trois lits. Ils se dirigent vers l’un, ils s’arrêtent et se découvrent. Sous un voile de tulle, une femme, jolie et sans ride, dort à plat dans l’attitude d’une momie. Elle est d’ivoire. Son visage, immobile, respire une féroce méchanceté.

Le monsieur et les garçons sont du même côté du lit et regardent la morte vivante.

Une soeur vient :
— Toujours le même état, ma soeur ?
— Toujours.

Celte femme n’est pas morte et ne dort pas.
— Si tu ne veux pas ouvrir les yeux, dit le mari, donne-moi ta main, tu toucheras les enfants, tu verras comme ils ont grandi...

Dans son sarcophage, la momie ne bouge pas. Le mari rabat le drap, prend la main de cette femme. Cette main est soudée à la hanche. Il fait un effort : il ne peut décoller le bras du long du corps.
— Vous amèneriez un cabestan, monsieur, vous le savez bien, vous n’y arriveriez pas, dit la soeur.

Depuis trois ans, elle est ainsi. Mille jours bientôt qu’elle n’a pas ouvert la bouche, même pour s’alimenter. On la nourrit par le nez, à la sonde. Pas un de ses muscles ne bouge. Quand, chaque matin, on change son lit, il serait inutile de la saisir par les reins, un homme fort pourrait soulever tout le corps par les chevilles, elle se tiendrait raide, elle est de bois.

Le mari et les deux enfants, chapeau bas, veillent encore un moment, muets, près de ce faux cadavre.

Dehors on entend une voiture qui roule... L’idée vous vient que c’est le corbillard.


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1ère mise en ligne 2 janvier 2012 et dernière modification le 29 mars 2012
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