Malt Olbren | Nous marchions (Broadway South...

première traduction française des Inside Houses – "Maisons intérieures d’écriture", feuilleton, 06


Sur les Maisons intérieures d’écriture de Malt Olbren et cette traduction, lire premier billet.

Nous marchions (Broadway South, Village, Canal Street : il faut se mettre à deux pour revenir arpenter ces rues où aucun de nous pour croire encore avoir à y faire), ou bien s’arrêtant là comme ça dans les squares avec les zones pour chien : « J’aime bien regarder le spectacle social des chiens », me disait-il, moi c’est plutôt les gens accrochés aux chiens qui m’émerveille. « Ce serait tous les deux mois, tu vois, il suffirait de quatorze jours, mais denses, n’est-ce pas, bien denses... » Et donc il partirait, il aurait ce van (station wagon), d’occasion ça ne coûte pas cher précisait-il, « dans le Queens t’en as des hectares », et je lui aurais demandé la marque et le type il aurait déjà eu de quoi répondre bien sûr. « T’emmènes quoi, une valise, deux jeans, trois slips, des tee-shirts et une polaire. L’ordinateur portable oui ça nous a changé la vie tu ne crois pas... » Et donc il roulerait. « Ou tout simplement tu le loues, t’arrives là à Memphis Tennessee, tu loues le van et roulez... » Il en attendait quoi ? « Est-ce que je sais ? Tu trouves le coin chouette, tu t’arrêtes, tu fais ta page. Au soir tu prends un motel, le lendemain tu ne sauras même pas la ville – cette suspension, elle ne s’entendrait pas dans l’écriture ? » Et ça changerait quoi par rapport à ici, j’ai dit ? Devant nous, le trou d’un chantier, une publicité sur un mur, la circulation, et ce panache de vapeur blanche échappant du bitume qui est comme la signature de la ville, ou la façon par laquelle définitivement elle nous retient. « Écrire est un mouvement, un geste, une danse : c’est pour ça, la voiture », me répondit-il. Je ne lui ai pas objecté que la relation de causalité n’était pas si évidente. « Je n’aime pas les villes, il continuait, ce que j’aime c’est la route. » Mais je ne l’avais jamais connu la quitter, la ville. « On fait route à pied, ici, je marche beaucoup – mais pour écrire ce n’est pas la même chose. » Et donc, s’il ne partait pas, il n’écrirait jamais ? « Je n’aime pas la nuit, ici, elle est blanche sur la ville – je marche dans la pièce, je bois du café, je m’assieds devant la table vide. Et puis le jour revient, il y a comme ce trou dans le bruit, tu le sais, toi aussi, comme elle est lourde cette bascule du matin. Alors me vient la page qui fait suite à la page de la veille. Je pense à cette route que j’aurais faite avec la voiture, là, quand tu sors du motel, prends un café et traverse le parking, marche vers le ciel levant. » J’ai pensé que s’il roulait toujours dans la même direction, il serait encore longtemps dans son rêve de voyage. Si c’était des souvenirs d’enfance ? « On descendait à Atlantic City, on restait une semaine, on remontait à Brooklyn. » J’aimais ses livres : personnages sans visage, ombres fluctuantes dans le brassement gris de la ville, et puis ce qui soudain fait qu’on décroche. « C’est de rester là, la nuit, à attendre. » Peut-être bien que c’était sa fiancée [1], à lui, en fait : il m’avait emmené, une fois, dans ce bloc où tout soudain devenait polonais, la banque comme les pompes funèbres, et nous avions mangé des piroshki dans ce même bistrot que tenaient autrefois ses parents (mais il ne s’était pas fait reconnaître). « Brooklyn est une malédiction heureuse », m’avait-il dit en se passant la serviette sur le menton. Je lui ai dit que sa solution station-wagon ça pouvait marcher l’été, mais peu l’hiver, et qu’elles sont parfois barbantes nos grand-routes, pas très littéraires, nos motels.... « Parce que tu ne connais pas mes nuits », répétait-il.

[1En français dans le texte, voir premier billet.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 décembre 2011
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