autobiographie des objets | 54, auto-tamponneuses

peut-être ce qui nous manquerait aujourd’hui d’abandon


Je n’ai de souvenirs de manèges que miniatures. Des souvenirs précis, tactiles notamment : la barre un peu grasse qui permettait à ces chevaux idiots de monter et de descendre. Ou la queue du Mickey au manège de la Tranche-sur-Mer, probablement que le patron laissait attraper tel ou tel client comme une sorte de prime de fidélité (on gagnait un tour, et c’est toujours vers les deux tiers du temps qu’il décrochait sa corde et laissait le pantin à queue se balancer), mais avoir remarqué que si on choisissait la moto on était plus haut et donc accroissait ses chances. Toujours sur ce manège qui s’installait l’été à la Tranche-sur-Mer, qu’il y avait aussi un camion de pompier rouge et un autobus bleu. Je n’aimais pas l’autobus, il y avait deux volants on ne pouvait pas y être seul, et intérieurement sans intérêt : dans le camion de pompier il y avait des chromes et un klaxon. Je crois, une voiture de course, aussi. Pour retrouver les images, je dois passer par souvenir du dépit ou de la colère à découvrir qu’un autre môme s’y est déjà installé. Après, je préférais la toupie au milieu, en tournant le volant métallique lisse au milieu on pouvait vraiment atteindre de belles rotations, mais ça ne plaisait pas à mon frère, il trouvait que ça allait trop vite.

Après, ce n’était plus l’âge des manèges, qui sont affaire sérieuse et vaguement menaçante, non pas de plaisir : ce sérieux on l’apprend de ses propres enfants, hors de l’arène, en les regardant depuis le bord – alors on le comprend rétrospectivement pour soi-même, et pourquoi la mémoire fractionnée, braquée sur des détails qui ne se rejoignent pas.

Par exemple, dans le souvenir, la petite place de la Tranche-sur-Mer, entre l’église et la pharmacie, pourrait être immense et bombée, balayée par le vent, déserte aux lumières, et seul tournerait ce manège. Ah non, là je confonds avec celui qui fonctionne encore sur l’esplanade de la Défense, et que j’avais photographié un peu comme ça : parce que cherchant déjà ce que ce texte assigne, à cinq mois en amont ?

Ils me reviennent ensuite en images encore plus dispersées : un plus grand que celui de la Tranche-sur-Mer, avec un escalier et un étage, c’était à la Rochelle, quand on y allait un peu avant Noël, voir les vitrines. Une fois l’an la fête foraine qui s’installait à l’Aiguillon-sur-Mer, avec ce tambour de la mort où les motos s’élançaient à l’horizontale. Ou ce qui me semblait bien plus luxueux à Civray, après le déménagement, le goût filandreux et praliné (ou fraise) de la barbe à papa, et que c’était une fois l’an au printemps.

Les foires nous attirent par leurs coulisses, quand on les voit de l’arrière, l’éphémère est une pauvreté. C’est ce qui nous fait admirer le Vieux saltimbanque des Poëmes en prose de Baudelaire, et le Champion de Jeûne de Kafka. Souvenir comme ça de la première fois à Coney Island, un soir froid, et tout déjà presque désert. Ou bien cette première fois qu’arrivé à Berlin, en septembre 1987, le gars qui conduisait le camion avec les affaires pour y vivre un an s’appelait Japy, sais pas ce qu’il est devenu. On avait dormi sur l’autoroute vers Francfort, puis pris après Hanovre le long corridor avec les grillages. Une fois réglées les questions de l’appartement on avait repris le camion et roulé tout droit pour trouver le mur. C’était entre Potsdamer Platz et Anhalter Banhof, et il y avait là une immense fête foraine, qu’on avait traversée, île dans l’île, ceinte comme la ville, avec les odeurs de fritures, le hurlement des manèges et le boniment dans les haut-parleurs, et puis tout ce vide autour. Je n’ai jamais pu dissocier Berlin ensuite de cette fête foraine ce soir-là.

Mais ce qui m’est revenu c’est les autos-tamponneuses, à Civray. Et pas pour un manège aperçu, mais une de ces sensations, comme ça, à un échangeur d’autoroutes, un type qui passe devant vous au rond-point et qu’on pourrait envoyer balader comme en se jouant. Dans les virages on se penchait tout le torse en dehors comme dans les bateaux à voile, on se fonçait allègrement les uns sur les autres, les coups en décollaient les petits insectes lourdauds, avec leur grand bras qui rejoignait au plafond le grillage électrique, en extorquaient des étincelles. Et il y en avait toujours un à se la jouer grand seigneur, conduire les yeux mi-fermés l’air détaché en évitant tous ceux qu’il aurait pu percuter. Peut-être que les forains sollicitaient les commerçants pour diffuser leur publicité dans les haut-parleurs : ça ne faisait pas vendre plus de breaks Ami 6, mais ça témoignait bien de comment fonctionnait la communauté. Alors en échange on recevait une poignée de ces petits jetons renflés au milieu, que le gars récupérait à chaque tour, en bondissant d’une voiture à l’autre sur la piste, s’accrochant au mât électrique. Mais, par tradition aussi, en début d’après-midi, à l’ouverture, les patrons des auto-tamponneuses les distribuaient assez généreusement : on servait de pompe d’amorçage. C’est parce que les voitures s’affrontaient sur la piste de métal lisse et sombre, dans le rugissement des haut-parleurs et le grognement électrique, que d’autres clients surgiraient, et que nous-mêmes, d’ailleurs, viendront apporter nos quatre sous pour les convertir en jetons supplémentaires.

Je n’ai jamais vraiment fréquenté, ensuite, ces foires aux manèges fous, montagnes russes (ah, l’île de la Ronde, quand on arrive à Montréal par le bus de Québec, et qu’on la surplombe). On avait des occupations moins vulgaires, s’imaginait-on. Et puis ce n’est pas pour les myopes.

Ce ne sont pas forcément des souvenirs importants. Juste qu’on est surpris, si fragmentaires qu’ils soient, de la netteté avec laquelle ils peuvent se refaire. De la curiosité où on est, à ce moment précis, de la très fragile superposition de sensations très arbitraires, ou hasardeuses, qui soudain vous les apporte en évidence, juste devant vous, et plus possible des heures ou des jours ensuite de les enlever.

Une sorte de bal. On tournait en rond sur la piste vide. On se jetait les uns sur les autres.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 14 décembre 2011
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