Marguerite Duras | lire

« il ne faut pas se mêler des problèmes que chacun a avec la lecture »


Ne rien pouvoir lire c’est ne pas pouvoir poser les yeux sur l’écriture, c’est essayer beaucoup de fois et être chaque fois renvoyé brutalement de la lecture pour des raisons qui échappent à l’entendement, inquiétantes, mystérieuses.
Marguerite Duras, Lire dans le train, in Le monde extérieur, POL.

 

Dans l’expo Louvain, sur les iPod remis à l’entrée aux visiteurs, il y a aura un certain nombre de textes lus concernant le livre et la lecture, dont Manguel, Quignard, Bergounioux, Benjamin, et ce texte que je redécouvre de Marguerite Duras, avec son art de tout retenir pour atteindre soudain à une profondeur insoupçonnée avant qu’elle la pointe.

Duras qui nous parvient enfin en oeuvres complètes : pour moi, encore un peu d’attente, c’est par le tome IV que je veux commencer et remonter.

Mais pas possible de ne pas passer ces pages au scanner pour mise en partage. À bon entendeur, ce sont seulement les 5 premières pages des 9 de ce texte, publié à l’origine dans le New York Times le 23 juin 1985.

FB

 

Marguerite Duras | il ne faut pas se mêler des problèmes que chacun a avec la lecture


Je lis la nuit. Je n’ai jamais pu lire que la nuit. Quand j’étais écolière je lisais également la nuit, la nuit de la sieste qui vide la ville comme la nuit horaire. Cette habitude est venue de ma mère qui disait qu’il fallait lire en dehors des heures de travail. La lecture s’est donc faite à la place du sommeil de la sieste, comme ensuite plus tard, elle s’est faite à la place du sommeil de la nuit. Je n’ai jamais lu à la place d’écrire ou de m’ennuyer ou de parler avec quelqu’un. Je découvre ça tout à coup : je n’ai jamais lu par ennui. Je n’ai jamais entendu ma mère dire à ses enfants : si tu t’ennuies, lis un livre.

Ma mère, elle, n’avait jamais rien lu. Le lendemain de son diplôme d’institutrice, elle a fermé tous ses livres et elle les a donnés à sa petite sœur. Elle disait : « Je n’ai jamais pris le temps de lire dans ma vie. » Très vite ça a été trop tard. Elle est morte ainsi, sans lecture, sans presque de musique, dans la seule occupation de vivre la vie qui se présentait à elle. Lorsque moi je lisais, ma mère, elle, dormait. On lisait couché sur des nattes, sous les cages d’escalier, dans les endroits obscurs et frais de la maison. C’est là aussi qu’on pleurait quand elle disait vouloir mourir. Ma mère nous laissait libres de tout et de lire tout aussi bien, on lisait ce qu’on pouvait, ce qu’on trouvait, ce qu’il y avait. Elle ne contrôlait jamais rien, jamais.

Un jour j’ai eu une aventure avec la lecture qui m’a beaucoup troublée et qui ne laisse pas de le faire encore. Je devais revenir de vacances, soit d’Italie, soit de la Côte d’Azur, je ne sais plus du tout. Ce que je sais c’est que je devais prendre un train qui partait très tôt le matin et qui arrivait à Paris dans la nuit. J’avais très peu de bagages dont le principal était un sac de toile et un livre. Le livre était énorme, c’était un exemplaire dépareillé de la collection La Pléiade. Une chose est sûre, c’est que je n’avais pas encore lu ce livre, que j’aurais dû le lire en vacances, que je ne l’avais pas fait et qu’il me fallait le lire très vite maintenant, le plus vite possible, sans délai. Parce que, d’une part, j’avais promis et de le lire et de le rendre à une date précise qui devait être justement le lendemain de mon retour de vacances, et que, d’autre part, si ma promesse n’était pas tenue, aucun autre livre ne me serait prêté par la suite. Je ne sais plus du tout ce qui me valait cette rigueur de la part de mon prêteur de livres, mais même si elle était feinte, j’y croyais absolument, je croyais qu’il fallait que j’en passe par là sous peine de n’avoir plus de livres à lire. Je n’avais pas les moyens d’en acheter et les voler je n’osais pas le faire. L’enjeu était énorme.

Le train est parti. Aussitôt je me suis mise à lire la première ligne du livre tragique. J’ai continué. Je ne dois pas avoir mangé durant cette journée-là, et quand le train est arrivé à la gare de Lyon il faisait profondément nuit. Le train avait eu du retard sans doute, le jour avait déjà tourné. J’avais lu 800 pages de Guerre et paix en un jour : la moitié du livre. Le souvenir de cette journée a été long à s’effacer pour moi. Longtemps elle m’est apparue comme une trahison de la lecture. À y revenir aujourd’hui, elle me trouble encore. Quelque chose avait été sacrifié à la lecture rapide que j’avais faite du livre, comme une autre lecture, quelque chose d’aussi grave qu’une autre lecture. Je m’étais tenue à la lecture de l’histoire rapportée dans le livre aux dépens d’une lecture profonde et blanche sans narration aucune, celle de la pure écriture de Tolstoï. C’est comme si j’avais perçu ce jour-là et pour toujours qu’un livre était contenu dans deux couches superposées d’écriture, le couche lisible que j’avais lue ce jour de voyage et l’autre à laquelle on n’avait pas accès. Celle-là, illisible à toute lecture, on ne pouvait qu’en soupçonner l’existence au cours d’une distraction de la lecture littérale, comme on regarde l’enfance à travers un enfant. Ce serait sans fin de le dire et ce ne serait pas la peine.

Mais je n’ai jamais oublié Guerre et paix. La moitié qui restait du livre, est-ce que je l’ai jamais lue ? Je ne crois pas. Mais ça a été tout comme. J’ai rendu le livre et on m’en a prêté d’autres. Il me reste de cette journée l’image d’un train qui traverse une plaine, la grande coulée centrale de la douleur du Prince mourant et défait, son agonie à lui seul à travers celle de l’Europe entière. Et le souvenir, moins de Tolstoï, que celui de ma trahison de tout son être à partir de laquelle en effet je ne l’ai jamais tout à fait connu ni aimé.

J’ai lu par crises. Certaines ont duré deux ans. Dans ces cas-là j’étais obligée de lire de jour dans les grandes bibliothèques universitaires de Paris. On se demande par quelle aberration les grandes bibliothèques publiques sont fermées la nuit. J’ai rarement lu sur les plages ou dans les jardins. On ne peut pas lire dans deux lumières à la fois, celle du jour et celle du livre. On lit dans la lumière électrique, la chambre dans l’ombre, seule la page éclairée.

En apparence, j’ai lu n’importe comment, n’importe quoi. En fait, non. En fait, j’ai toujours lu des livres dont on m’avait dit qu’il fallait les lire, des gens, des amis ou des lecteurs en qui je croyais. J’étais dans un milieu qui jamais ne s’en référait aux critiques littéraires pour savoir ce qu’il fallait lire. Lorsqu’il m’arrivait de lire après coup des critiques de livres que j’avais lus, je ne reconnaissais pas ma lecture. La fonction critique, surtout écrite, journalistique, tue le livre dont elle rend compte. Pour que le livre ne la gêne pas pendant qu’elle opère, la critique immobilise le livre, elle l’endort, le sépare d’elle et elle le tue sans le savoir et il reste tué à la lecture de son histoire, foutes les critiques littéraires sont mortelles parce qu’il n’y a pas de lecture forcée. Ou on reste alors dans les couloirs de la littérature. Mais le livre reste mort. Les gens qui, enfants, ont été forcés de lire, savent ce qu’il en est de cette dénaturation de la lecture. Celle-ci peut durer la vie entière. C’est terrible à penser : la vie entière, le livre interdit, inapprochable, tel un objet effrayant.

Il y a des gens qui ne lisent que des critiques littéraires, qui ne lisent jamais les livres dont il est question dans ces critiques. Ils croient avoir lu le livre. Ils en parlent. Ils restent contents d’eux-mêmes. Que faire pour ces gens-là ? Je crois qu’il faut les laisser continuer, non ?

Il ne faut pas intervenir, il ne faut pas se mêler des problèmes que chacun a avec la lecture. Il ne faut pas souffrir pour les enfants qui ne lisent pas, perdre patience. Il s’agit de la découverte du continent de la lecture. Personne ne doit encourager ni inciter personne à aller voir ce qu’il en est. Il y a déjà beaucoup trop d’informations dans le monde sur la culture. On doit partir seul vers le continent. Découvrir seul. Opérer cette naissance seul. Par exemple, de Baudelaire, on doit être le premier à découvrir la splendeur. Et on est le premier. Et si on n’est pas le premier, on ne sera jamais un lecteur de Baudelaire. Tous les chefs-d’œuvre du monde devraient avoir été trouvés par les enfants dans des décharges publiques et lus en cachette à l’insu des parents et des maîtres. Quelquefois, de voir quelqu’un lire dans le métro avec une grande attention peut provoquer l’achat du livre. Mais pas pour les romans populaires. Là, personne ne se trompe sur la nature du livre. Les deux genres ne sont jamais ensemble dans les mêmes vitrines, dans les mêmes maisons, dans les mêmes mains. Les romans populaires se tirent à des millions d’exemplaires. Avec la même grille posée en principe depuis une cinquantaine d’années les romans populaires remplissent leur fonction de mise en identification sentimentale et érotique. Après les avoir lus, les gens les abandonnent sur les bancs publics, dans le métro, et ils sont ramassés par d’autres gens encore et encore lus. Est-ce lire, cela ? Oui, je pense que oui, c’est lire sa dose, mais c’est lire, c’est aller chercher de la lecture au-dehors de soi et la manger et la faire sienne et dormir et tomber dans le sommeil pour ensuite le lendemain aller travailler, rejoindre les millions d’autres, la solitude matriculaire, l’écrasement.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 novembre 2011
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