autobiographie des objets | 53, poule mécanique

de la chirurgie des ressorts


J’ai possédé une poule mécanique. Pas de gloire à en tirer, nulle relation affective qui ait permis à la mémoire de fixer plus que le nom, et quelques sensations. M’étonnait surtout le mouvement des deux pattes articulées, une sorte de marche en ciseau qui lui permettait d’avancer. J’ai dû plus m’en servir comme ça, à l’envers, pour comprendre, qu’à la laisser se déplacer. Dans mon souvenir, un autre étonnement c’est que les ailes battaient en marchant, le cou aussi remuait au même rythme. La queue était en tôle multicolore, d’ailleurs l’ensemble peint de couleurs vives. C’était la fin des magnifiques automates du XIXe siècle, réduits à n’être plus que cela, volaille de démonstration pour Noël ou anniversaire, peut-être pour avoir d’abord provoqué l’étonnement de l’adulte qui l’offrait.

De toute façon je n’ai jamais aimé les bêtes à plume, toute catégorie tout format, les copains dans les fermes (André Macaud) me montraient comment ils s’en emparaient, la poule battait des ailes méchamment, sentait mauvais et déféquait, merci bien. En fait, j’en avais peur.

L’important, c’est la clé. J’entends le grincement du ressort qu’on remonte, et déclic au moment où on le lâche, chaque jouet mécanique comportait une petite tirette à cet effet. Je ne saurais pas mieux décrire extensivement l’univers des jouets à ressort avec clé. Des voitures de course en tôle légère, qui allaient droit, et bien plus facilement que celles à friction, tôle mince aussi, et durée de vie en proportion : on les faisait rouler trois fois en marche arrière et puis on relâchait, ça partait à toute allure droit devant – ce qu’on ne recommande comme comportement à personne dans la vie en général.

Des motos d’emblée futuristes – l’homme de laiton masqué qui pilotait la moto était capable, lorsqu’elle butait contre un mur ou un pied de table, de contourner l’obstacle, faire même demi-tour. Mais si on le posait directement sur la toile cirée de la table de cuisine, il fallait se dépêcher de passer de l’autre côté pour lui sauver la vie quand il basculait dans l’abîme. À clé aussi ce qui ressortissait de la famille des boîtes à musique, petits manèges avec chevaux à bascule. D’ailleurs la clé pouvait survivre longtemps à l’objet, et dans le fond de la caisse à jouets on trouvait toujours quelques clés dépareillées, sur le même et sempiternel modèle de laiton ovale embouti et replié en carré. Le picot de fer sur lequel on les emboîtait, dans la poule ou la moto, je le revois aussi facilement.

Parfois, sur les trottoirs près des gares, on voit encore des vendeurs de tels jouets, fabriqués en Asie et qui n’émerveillent plus guère. C’est pourtant cela qu’ils cherchaient à provoquer : disposer soi de ces mécaniques qu’on apercevait en vrai, motos à la fête foraine tournant à la verticale dans un cylindre de bois, et puis les mécaniques avaient contaminé l’espace domestique – l’aspirateur électrique était d’abord un gros jouet, n’est devenu utilité que lorsqu’il n’a plus émerveillé.

J’ai souvenir très vague aussi de voitures télécommandées, un petit volant sur une commande de laiton, et un fil pour la suivre à deux mètres. Même destin que les automates : cela finissait démonté. Ça, nous savions faire, et il me semble avoir toujours disposé, dans l’enfance, de ressorts en spirale séparés de leur tôle aussi inutile que la carcasse d’un vrai poulet après le repas du dimanche midi. Rien à voir avec l’équilibre fragile des pièces d’un réveil-matin ou d’une montre, quand on pouvait aussi en démonter une.

Nous avons plus tard offert des voitures télécommandées à nos garçons, de même que j’avais reçu autrefois une poule mécanique. Âge où les lendemains de Noël se passaient à courir les magasins de piles, et trois semaines plus tard la panne définitive. Les voitures télécommandées que testaient sur le trottoir ou dans leur cour les enfants des voisins étaient nettement plus belles que celles qu’avaient reçues les nôtres, le rêve n’était pas au rendez-vous. Mais peut-être déjà parce que période révolue : l’émerveillement de la technologie, et où elle agit en miniature pour l’enfant les rouages de ce qu’elle accomplit dans le monde en général, s’était déporté hors de la mécanique. Le symbole en était peut-être le Télécran : ardoise rouge à écran gris, et deux boutons pour tracer des horizontales et verticales, des diagonales ou obliques si on se synchronisait bien, des remplissages au noir si on était patient. On ne savait jamais refaire exactement les modèles inclus dans la boîte, sur un mince livret séparé. Ce jour-là, nos Meccano et autres constructions à vis, écrous, axes et agrafes (construire cependant grues et treuils, véhicules hérissés, mais avec des vraies roues de caoutchouc et des vitres en nylon transparent perforé comme les pièces de métal), avaient entamé leur régression. Le Télécran n’emmenait guère loin, mais les deux boutons à faire des images étaient les mêmes que sur le poste de télévision.

Les magasins de jouets, leurs catalogues quand ils nous arrivaient un mois plus tôt, étaient tout l’espace du rêve impossible, le jouet qu’on recevait – ne serait-ce que la poule mécanique – la preuve que le rêve était partiellement accessible. Cela aussi, j’en ai vu une sorte de fin avec mes enfants : industrie de masse du reproductible, même si Playmobil ou d’autres s’y connaissent toujours en mécanique du rêve, lorsqu’il joue avec les codes et symboles de la vie complexe où nous sommes.

De quel jouet saurais-je aujourd’hui rêver ? Un téléphone qui tombe en panne, un accès Internet qui ne s’établit plus, sont pour les enfants eux-mêmes une catastrophe plus grande, que toute poule mécanique cassée.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 27 octobre 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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