autobiographie des objets | 51, du mellotron

du mal même à trouver ce qui m’a mis sur cette piste-là et pourquoi


Je n’ai jamais vu de mellotron. C’est juste un mot. J’ai dû le voir pour la première fois sur un disque des Cream (la chanson Badge de Clapton ? à vérifier, mais c’est si facile aujourd’hui de vérifier puis corriger, envie plutôt d’interroger le souvenir imprécis, laisser l’empreinte de comment il s’est déformé ou embarqué sur une mauvaise piste). Il y a aussi eu du mellotron chez les Beatles (Strawberry Fields puis Revolution 9 dans le « double blanc » qui faisait notre fierté, et chez les Rolling Stones bien sûr c’est Brian Jones qui s’y est collé, période Satanic Majesties Request. Pas la peine d’ailleurs d’étendre l’investigation, des noms comme Pink Floyd ou King Crimson viennent déjà peupler une réminiscence lourde et vague, ou en France Ange et Magma – et déjà le mot mellotron vous a emmenés vers d’autres fonds de paysages, routes en voiture, pochettes de disque, chambres où on les écoutait. Avais-je déjà ici convoqué Ange et Magma ? Ou, tiens, Jethro Tull et Black Sabbath : le premier disque que j’achète de Black Sabbath c’est pour moi, à quarante ans de distance, le changement de maison et la couleur beige du mur juste repeint, mes affaires là-dedans comme si elles flottaient sur le carrelage sans comprendre, et le petit électrophone Teppaz avec haut-parleur dans le couvercle pour un son si grêle dans le milieu de la pièce (mais en se le collant à l’oreille on les comprenait quand même, les Black Sabbath). Il y a peut-être du mellotron aussi dans le Kashmir de Led Zeppelin, où la batterie joue en deux temps tandis que Page et Jones jouent en trois temps.

Qu’est-ce que je sais d’autre du mellotron ? Que c’est un instrument à clavier, et donc nous l’imaginions comme un piano droit de salon ou plutôt comme ces orgues Hammond derrière chacun de nos chanteurs en anglais. Peut-être qu’à l’époque, dans Best ou un autre journal, j’ai quand même vu sur une photo même loin d’être parfaite à quoi ressemblait un mellotron – un court clavier de deux octaves et à gauche une suite de gros potentiomètres qui donnaient du mystère. Les synthétiseurs viendraient bientôt, le Moog, l’Oberheim, proclamant que le son est une construction, là où le mellotron se contentait de faire son marché dans ce qui existe.

Mellotron comme electronics melodies, avec deux L : on quittait le monde de l’électricité – la pédale wah-wah et autres circuits déjà inventés par ce technicien de la marine anglaise, Roger Mayer, qui fut le précurseur – pour celui d’un mot encore trop neuf pour le présenter sans camouflage, « l’électronique » susceptible de remplacer le musicien même ? On sait que le mellotron est une sorte d’éléphant fragile, que même les meilleurs musiciens ne peuvent vraiment maîtriser, c’est lourd et ça ne peut pas se transporter sur scène, c’est juste pour l’usage studio. Alors nous aussi on s’imagine qu’on saurait en jouer, s’il n’y a qu’à pousser vaguement au hasard ces touches dont chacune déclenche la boucle de huit ou dix secondes d’une bande magnétique préparée, prise à d’autres musiques, des musiques recopiées – on dit échantillonnées. Il paraît qu’on peut avoir sous les doigts cinquante ou soixante de ces boucles, qu’on peut mêler, superposer, ou bien, en appuyant sur toutes les touches ensemble, rejoindre dans une pâte indistincte de bruit général. Le mellotron était un instrument extrêmement cher, fabriqué à seulement à quelques dizaines d’unités, et l’inclure dans un disque prouvait que vous n’étiez pas le premier groupe venu.

Il y avait d’autres instruments bizarres sur les scènes neuves du rock : l’antenne du Theremin près de laquelle Jimmy Page joue à mimer d’étranges gestes de faux sorcier (mais il y croit peut-être, sait-on) dans le milieu de Whole Lotta Love, et aussi ces guitares qui prennent d’étranges formes, en goutte d’eau, double pointe des Gibson Firebird ou même transparence.

Alors c’est cela qui reste, à distance : que le nouveau peut s’amorcer par des monstres, qui ne survivront pas à l’émerveillement induit par leur surgissement, lequel nous emporte dans un monde où déjà nous n’avons plus besoin d’eux. J’imagine la préparation des cinquante boucles de bande magnétique sur leur minuscule bobine, et celui qui les installe dans le corps obscur du mellotron, coinçant la bande dans les roues d’aluminium lisse qui la fera passer en continu devant une des cinquante têtes magnétiques alignées, et je me dis que cela ferait une magnifique machine à souvenirs : ils sont ainsi, nos souvenirs, petites boucles extraites de musiques dont nous ne savons plus rien d’autres, qui incluaient des chambres, des voix, des visages, des trajets, et – dedans – des mondes.

Et comment, alors que je termine cette page sur une mince machine, sur ma tablette de train filant dans la brume du matin vers Bruxelles, je ne verrais pas toutes ces masses de plastiques accumulées et essayées ces dernières années comme des mellotrons sans nom (encore que je n’ai jamais vu mellotron employé au pluriel), et sans plus d’avenir que cet appareil, à qui au moins les rockers avaient conféré cette noblesse ? Et de nos pages même, à les écrire ici, mêlant en boucles toutes autres paroles lues et échangées dans le quotidien de notre socialité virtuelle, comment ne pas voir Internet comme le plus gigantesque mellotron jamais construit, chacun affairé à sa propre et minuscule boucle de huit secondes sur bande magnétique, et tout cela destiné à être vite aspiré par la bascule même que nous induisons ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 janvier 2012
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