livre = numérique + imprimé ?

heureux de la complémentarité quand elle s’organise : "Impressions numériques" de Jean Sarzana et Alain Pierrot, et mon propre "Après le livre"


Semaine de la complémentarité livre et numérique ? Il semble qu’il n’y ait que Milad Doueihi, dont le Pour un humanisme numérique paraît au Seuil, qui n’en bénéficie pas, pourtant une réflexion importante – et paresse numérique ou immobilisme assez incompréhensibles dans une collection qui s’intitule Librairie du XXIe siècle.

Mais je tiens à associer cependant l’ouvrage de Milad à la parution imprimée quasi simultanée de mon propre Après le livre, et au CERF du Impressions numériques de Jean Sarzana et Alain Pierrot.

Dans les deux cas – je me permets de les reproduire ci-dessous – merci au Monde de l’accompagnement et de la réflexion. Pour ma part, très impressionné que Roger Chartier [1] en ait pris la peine. Pour Impressions numériques, c’est un article d’Alain Beuve-Méry [2], et soyons indulgents quant au fait qu’un livre édité en numérique soit seulement, sous son regard, mise en circulation sur un site, avec d’ailleurs petite confusion entre ce Tiers Livre qui est mon site personnel, et publie.net, la structure d’édition qui accueille, dans les 2 cas en accord tacite avec le Seuil et le Cerf pour les versions imprimées, la version numérique.

L’occasion de proposer une version légèrement remise à jour (présentation et epub, plus large extrait gratuit) d’Impressions numériques.

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Roger Chartier | Après le livre, de François Bon : lira bien qui écrira le dernier

Article paru dans Le Monde des Livres, 22/09/2011.

Après le livre. Le titre sonne clair pour annoncer un futur déjà présent, celui d’une mutation de l’écrit plus radicale encore que celles qui substituèrent le codex au rouleau, puis l’imprimé à la copie manuscrite. Pour François Bon, les sempiternelles discussions sur la possible ou probable mort du livre ne sont plus de mise. Même si tous les lecteurs n’en ont pas conscience, même si les éditeurs renâclent, même si les libraires demeurent inertes malgré leur inquiétude, la cause est entendue : "On a remplacé le livre." Déjà et maintenant. De là, la question essentielle : "Cela change quoi ?"

Prêt à suivre François Bon, le lecteur est toutefois saisi d’un doute. Après le livre. Soit. Mais alors pourquoi énoncer ce diagnostic dans les pages imprimées d’un objet qui n’est plus qu’une relique d’un temps révolu ? Poser la question n’est pas tomber dans les facilités qui font considérer que la prolifération des discours sur le numérique assure la survie de l’imprimé et, moins encore, opposer l’auteur à lui-même. Elle naît d’un constat simple : Après le livre a un avant.

Découvrez-le en allant sur le site de François Bon, Le tiers livre (www.tiers livre.net), qui vous renverra, comme il se doit sur le Web, à un autre site, la maison d’édition numérique que l’écrivain a créée en 2008, Publie.net, et qui a accueilli le 25 avril 2011 la première mise en ligne de son texte. Depuis le 23 juin dernier, c’est "la septième mise à jour révisée et augmentée" qui y est disponible et proposée pour 3,49 €. François Bon est sans conteste l’auteur le plus présent dans le catalogue de Publie.net. Il y a publié trente et un livres numériques, quand la liste de ses ouvrages imprimés n’en compte que vingt-six. A la différence de beaucoup, il ne se contente pas d’écrire sur le numérique. Il en est un praticien ancien, expert et gourmand : il a acheté son premier ordinateur, un Atari 1040, en 1988, et son premier PowerBook, en 1993. Et c’est en 2000 qu’il a ouvert son premier site, Remue.net, qui fut suivi par beaucoup d’autres, parfois éphémères.

Mais le corpus des livres que François Bon a publiés, sous une forme ou sous une autre, ne donne qu’une maigre idée de son activité d’écriture. Pour en prendre une juste mesure, retournez sur son site. Ses interventions, chroniques, essais, projets et articles s’y rencontrent à chaque écran. Cette profusion fait penser aux plus féconds des auteurs anciens, de Lope de Vega et les six cents Comedias qu’il prétend avoir composées, à Balzac, véritable "usine à écrire à plusieurs", selon l’expression de François Bon. Une telle abondance est le meilleur démenti opposé aux Cassandre qui ont vu dans le monde électronique, non seulement la mort du livre, mais aussi celle de l’écriture. Sur Le tiers livre, elle ne s’est jamais aussi bien portée.

Dans son examen de la "mutation numérique du livre", fondé sur sa propre expérience et sur beaucoup de lectures, François Bon rassure les inquiets. Les ruptures, en effet, ne sont peut-être pas aussi brutales qu’il y pourrait paraître. Certes, le livre électronique n’offre plus les repérages que permettait la matérialité même du livre imprimé, avec son volume qui donnait à voir la dimension de l’ouvrage et ses pages qui en organisaient les divisions, mais, pour autant, "on n’est pas si perdu que ça dans un livre numérique" grâce aux dispositifs qui en scandent et organisent les textes. De même, la lecture fragmentée et éclatée des écrans d’écrits n’est pas si différente de celle de l’imprimé, qui n’est pas aussi linéaire et continue qu’on le croit, mais caractérisée, tout comme celle des liens hypertextuels, par des "balayages oculaires".

Qu’en est-il du livre lui-même ? La différence semble plus évidente dans la me-sure où "ce qu’on nomme "livre numérique" pourrait n’être que cette construction rétrospective d’une écriture fragmentée". Après le livre est un exemple de ce nouveau type d’ouvrage puisqu’il juxtapose trente-six "chroniques" préalablement publiées, au fur et à mesure de leur écriture, sur le site de François Bon. Cette manière de faire des livres n’est pas sans précédent : "Des oeuvres majeures (Maupassant, Loti, mais aussi Maurice Blanchot, Walter Benjamin, Henri Michaux) sont des recompositions partielles sous forme livre de parcours ébauchés sous d’autres formats." Le livre électronique serait donc leur héritier, tout comme les blogs, avec leur saisie du réel sans écart temporel, le sont des carnets et journaux d’un Kafka.

Rien de très nouveau, donc ? Ce serait une dangereuse et paresseuse illusion que de le penser. Pour François Bon, ce qui a changé n’est pas tant le livre que l’au-delà du livre, entendons la totalité du rapport aux écrits. L’"écriture Web" bouscule en effet, très profondément, les catégories qui, à partir du XVIIIe siècle au moins, ont défini l’ordre moderne des discours. En permettant conversations et débats sur la même "page" que le texte qui en est l’objet, elle efface le cloisonnement entre écrire et lire, favorise l’écriture collective et fait perdre à l’écrivain solitaire sa souveraine autorité. Ce mode de publication donne à lire les oeuvres dans leur mouvement, dans chacun de leurs états successifs, toujours "ouverts aux réécritures", et, de ce fait, il abolit la distinction tranchée entre brouillons et texte définitif.

Finalement, l’écriture en ligne devient le support d’échanges, de sociabilités et de l’éthique propre à la "culture numérique collective" qui suppose la réciprocité. Malheur à ceux qui l’ignorent : ils pourraient y perdre d’anciennes amitiés. Dans cette nouvelle économie morale de l’écrit, c’est le site qui devient le "chantier principal" de l’écriture et c’est le Web tout entier qui se transforme en forêts textuelles où, selon une métaphore qui aurait plu aux auteurs du Siècle d’or, "nous nous mêlons perpétuellement à la forêt des autres, greffant à nos arbres des boutures en partage".

C’est donc notre rapport au livre et à l’écrit que "nous devons réélaborer en partant quasiment de zéro". François Bon montre quelque impatience à l’égard de ceux qui ne le comprennent pas, en particulier ces "écrivains imperturbables" qui ont longtemps méprisé les nouvelles techniques. Il dit sa conviction qu’est inéluctable la mutation qui nous fascine ou nous désarme.

"Je n’achète plus que rarement des livres récents", déclare François Bon. Ne l’écoutez pas. Dans un objet qui ne sera peut-être bientôt plus qu’un vestige, il propose l’une des réflexions les plus aiguës sur les transformations que nous vivons sans toujours les percevoir et les comprendre. Il énonce au présent ce qui est encore un futur redouté et intimidant pour ceux qui ne sont pas équipés d’autant d’écrans que lui, ceux qui n’achètent pas de livres électroniques (encore nombreux, à en croire les statistiques de la librairie) ou ceux qui, plus nombreux encore, n’ont pas de sites Web. La force du discours de François Bon est de n’être pas prophétique, mais fondé sur des expériences multiples et une réflexion qui invite à s’abandonner, mais avec lucidité, "à la mutation et à l’imprédictible". Imprédictible mais irréversible.

APRÈS LE LIVRE de François Bon. Seuil, 288 p., 18 €.

Roger Chartier, historien, professeur au Collège de France

© Le Monde

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La place du livre, par Alain Beuve-Méry.

Article paru dans Le Monde du 24/09/2011.

L’histoire même de ce livre est instructive. Avant que les éditions dominicaines du Cerf ne s’en emparent et décident de le publier sous forme papier, les deux auteurs, Jean Sarzana et Alain Pierrot, en avaient fait circuler une première version sur le site participatif de l’écrivain François Bon, Tierslivre.net. Ce livre connaît donc déjà deux vies parallèles, l’une numérique, et l’autre sous la forme qui date de Gutenberg et elles ne se sont pas cannibalisées ! On peut y voir un signe d’espérance, par rapport à toutes les réflexions placées sous le sceau de l’inquiétude quant à l’avenir et à la place du livre, à l’ère du numérique.

Car de quoi s’agit-il au juste ? Alors que les mutations de l’écrit, la numérisation des oeuvres d’un côté et le commerce en ligne de l’autre, entraînent un formidable bouleversement de l’écosystème du livre, Jean Sarzana et Alain Pierrot trient, en quelque sorte, le bon grain de l’ivraie. En termes plus laïcs, ils font le ménage entre ce qui relève du fantasme et ce qui constitue d’indéniables progrès dans les évolutions en cours. Le livre a toujours connu un écosystème instable.

Dans cet effort de clarté, le profil des deux auteurs n’est pas pour rien : l’un, Jean Sarzana, haut fonctionnaire et poète, a longtemps été la cheville ouvrière du Syndicat national de l’édition (SNE) ; l’autre, Alain Pierrot, enseignant, est aussi un passionné des nouvelles technologies. De fait, cet essai apparaît synthétique et accessible à tous. Il éclaire le débat et réalise la prouesse de traiter de tous les enjeux concernant la création de l’écrit, de la place de Google à la question des droits d’auteur, en passant par les mutations de la lecture et de l’écrit à venir.

A rebours même de l’évolution, les deux auteurs commencent par le rôle joué par le moteur de recherche américain qui obsède tous les éditeurs. Ils l’analysent comme celui d’"un catalyseur" et d’un formidable "accélérateur de particules". Google représente l’image et l’outil d’Internet. Les deux auteurs achèvent leur réflexion sur la place dévolue au papier. "Et si, tout simplement, le livre venait peu à peu reprendre la place qui est vraiment la sienne, un peu comme un fleuve qui a débordé depuis longtemps et qu’on est étonné de voir retrouver son lit, découvrant en se retirant quelques épaves ?" Un juste retour des choses, en un sens.

Redistribution des cartes

Car, soulignent les deux essayistes, dans le domaine de l’écrit, les plus grandes transformations sont encore à venir. L’attention des professionnels est aujourd’hui mobilisée sur le livre numérisé, qui ne constitue qu’un décalque de la version papier dans un autre univers, alors qu’il devrait se concentrer sur l’oeuvre numérique native, celle dont on ne perçoit pas tous les contours. Pour Jean Sarzana et Alain Pierrot, "le numérique marque une rupture décisive dans l’histoire du livre imprimé", mais si la place du livre promet de se rétracter, "la perte de l’imperium ne signifie pas la fin de l’empire", elle annonce plutôt une nouvelle redistribution des cartes.

Comme le souligne Jean-Claude Carrière dans sa préface, il s’agit d’un livre "intelligent et honnête, qualités qui vont rarement ensemble. Il fait la part des choses, il cherche à définir les mots qu’il utilise, il ne se paye d’aucun enthousiasme passager". Un bel hommage venant de cet amoureux de l’écrit, coauteur avec Umberto Eco de l’essai, N’espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset, 2009). Ultime compliment, ce livre "ne confond pas le fond et la forme", ajoute le scénariste.

Impressions numériques. Quels futurs pour le livre ?

Jean Sarzana

avec Alain Pierrot

Cerf, 240 p., 16 €

Article paru dans l’édition du 25.09.11 - © Le Monde


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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 septembre 2011
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