autobiographie des objets | 49, du temps dans les voitures

de l’absence de tout objet pour construire la durée intérieure


Des premiers voyages en voiture je ne me souviens pas. Je les reconstitue par les photographies familiales, le cirque de Gavarnie, le Puy-de-Dôme au-dessus de Vichy, les Vosges et leurs jonquilles. La soeur de mon père nous accompagnait, et c’était en deux-chevaux : avec mon frère nous alternions donc celui qui était près de la porte et celui qui s’asseyait au milieu, « sur la barre ». Probablement nos voitures miniatures, répétant la voiture familiale, suffisaient à nous occuper. Il reste, hors les photos, quelques images comme flottantes, et séparées – mais susceptibles d’éveiller des bouffées très fortes de temps délivré lorsqu’au détour de telle route ou la traversée de telle ville un paysage naturel, une terrasse de vieil hôtel, la rue droite d’un village, s’y emboîtent comme dans un puzzle. Les guides Michelin vert et rouge y tenaient évidemment grande part, et dans les heures de voiture, où les livres emportés ont été vite terminés, eux au moins on peut les lire extensivement et sans limite – j’en garde comme une affection, ou l’impossibilité de s’en débarrasser, quand bien même ils sont devenus si inutiles.

J’ai un autre souvenir de ces expéditions : au retour de celle des Vosges, nous nous arrêtons à Reims, chez l’oncle qui travaille à la RTF (ce n’était pas encore l’ORTF). Son travail administratif lui donne cependant accès à des moyens techniques : j’ai huit minutes, avec ma voix de huit ans, pour planter devant un gros magnétophone le compte rendu du voyage à la montagne. Quelques semaines plus tard, il nous offrira un disque soixante-dix-huit tours avec les huit minutes gravées, mais je n’aime pas trop l’écouter – personne ne supporte volontiers sa voix. À savoir ce que c’est devenu.

Ce sont les deux premières années qui suivent le déménagement à Civray qui ancrent ce temps voiture. Un dimanche sur deux, nous revenons voir les grands-parents en Vendée. De façon sous-jacente, l’idée que notre départ à cent quarante kilomètres de l’enracinement familial était une sorte de trahison, qu’il y avait à payer. Voir même : non pas tant l’éloignement géographique, en ces temps de départements et cantons sans autoroute, l’idée que mon père aurait dû continuer le garage du grand-père, plutôt que tenter l’aventure d’un plus grand. Ce n’est plus en deux-chevaux : le nouveau statut impose d’avoir une ID 19 de « démonstration », véhicule qu’on garde six mois et qu’on revend à un de nos clients moins cher qu’une voiture neuve. Ma mère se place à l’arrière-droit : « la place de De Gaulle », dit-elle, surtout parce qu’elle y a plus de place pour y déployer son tricot, et ruminer peut-être le changement violent de condition, de l’institutrice qu’elle fut si longtemps, s’occupant maintenant de l’administration du garage, des cartes grises et plannings de livraisons – mais surtout de la présence du plus jeune frère sur son siège bébé en position centrale. Avec mon frère nous alternons le privilège de la place avant-droite et ce qui reste de place à l’arrière-gauche. En général, je lui laisse l’avant à l’aller, et j’emporte quelques livres scolaires pour l’arrière, tandis qu’au retour, le dimanche soir à la nuit tombée, c’est moi qui suis devant.

Le temps voiture pour moi c’est ce temps du corps immobile et désoccupé, lire on ne le pourrait pas. C’est les phares, les maisons blanches qui surgissent comme des fantômes, l’absence de toute silhouette dans les villes traversées, parfois des vitres jaunes ou derrière de mauvais rideaux on s’efforce de deviner la vie. Parfois il pleut : le battement régulier de l’essuie-glace vient recomposer un paysage fragmenté et brouillé qui recompose le rêve comme s’il était la vérité du monde.

Je ne connais pas en voiture l’épaisseur du temps. Cela s’est prolongé bien plus tard, du temps où, retour à la deux-chevaux, c’est moi-même désormais qui conduit. Périodes où la voiture est nécessairement complétée d’un duvet, et de régulièrement y dormir. Cela s’est prolongé lors des deux années où il fallut emporter le barda à Berlin ou Stuttgart – et les nuits sur les parkings ont des réveils blêmes. Ou prolongé encore dans l’année américaine, avec ces voitures de location à boîte automatique, quand se déroulent les épinettes serrées d’Ottawa à Toronto, ou de Sherbrooke à Boston, dans ce curieux ressaut des Apalaches aux roches aussi rouges qu’un film d’invention.

C’était plus facile autrefois : la tête avait ses dérives. Le contexte est plus lourd, on s’use à penser parce que c’est comme on racle, les murs ne s’écartent plus si facilement, dans les heures de volant. Alors on s’encroûte, on compte les camions, comme autrefois on jouait des plaques d’immatriculation, anticipant les départements (les plaques d’immatriculation n’indiquent plus les départements, qu’en tout petit sur le côté, et les marques des voitures nous sont désormais indifférentes royalement).

J’étais capable de nuits entières sans dormir, nous préférions même, les étés, s’embarquer de nuit pour les longs voyages : je n’en prendrais plus aujourd’hui le risque, malgré ces boissons à la caféine faites pour y aider. J’avais un exercice imparable pour les longues conduites : fixer un point au loin sur le bas-côté droit, le plus loin possible, et puis cesser de fixer le regard. L’attention reste sur ce point fixe au loin, et tout le reste devient un graphe de trajectoires et lumières qui s’organisent sans qu’on les arrête.
Un mauvais autoradio, avec la longue antenne au-dehors sur les grandes ondes, accompagnait les voyages. Ils se sont améliorés, mais la radio non : stations commerciales insupportables, et très longtemps les émetteurs trop faibles, d’une ville à l’autre, pour suivre France Culture, sauf la nuit – et cela aussi s’est terminé : on stockait des cassettes en vrac dans l’habitacle, puis des CD qu’on gravait pour la voiture. Et puis chacun a fini par se réfugier dans sa propre écoute. Je ne sais pas trop à quoi passent le temps voiture les enfants de maintenant : j’ai vu les miens franchir assez d’étapes successives. C’est cela qui m’a ramené aux temps de l’ID 19 sur le trajet du dimanche Saint-Michel en l’Herm Civray : je n’imagine pas que ni moi ni mon frère aient disposé d’un sac pour les affaires personnelles, comme ceux d’aujourd’hui transvasent le contenu du sac à dos de l’école pour leurs appareils à musique ou autres occupations.

Je n’ai jamais été un conducteur modèle : l’Amérique m’a guéri de la vitesse comme paramètre uniquement lié à la mécanique et aux conditions de route – mais récemment. Les voitures d’aujourd’hui ont un régulateur qui dispense de s’occuper trop de ce qu’il y a devant soi, alors on s’occupe avec le carnet de notes ou les petits messages du pouce. Si je conduis seul, sur le siège d’à-côté moi aussi j’ai mon sac, avec ce qu’il faut pour le travail mais pas seulement.

C’est cela, qui me renvoie au temps voiture d’il y a longtemps, en fait : l’absence de sac. C’est dans la tête, qu’on inventait la durée, et les histoires inventées qui silencieusement la meublaient. On a plus de mal, avec les objets, puis soi-même, à s’inventer des histoires – les durées, elles, ne changent pas.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 25 septembre 2011 et dernière modification le 9 février 2012
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