autobiographie des objets | 48, pattes d’eph

l’Internet a été inventé pour qu’on y parle de ses culottes


J’ai toujours dû me forcer pour ne pas m’en tenir à une indifférence complète quant aux vêtements, mais bien sûr avec des exceptions, dont celle du pantalon à pattes d’éléphant, pattes d’eph.

Dans le village, nous fréquentions comme tout le monde la couturière. Une pièce sur carrelage (celle où vivaient ses deux belles-soeurs, dans la même maison, était sur terre battue), avec ce haut mannequin noir, d’une silhouette pas vraiment adaptée à la clientèle, où elle plantait ses aiguilles pour retenir les filées de tissu brut.Et sur son poignet cette demi-sphère de mousse où brillait le buisson d’épingles en réserve. Vêtements qu’on adaptait, transformait, comme l’expression « lâcher l’ourlet ».Et les pantalons achetés à Luçon ou La Rochelle, une fois l’an, lors des expéditions ville. De cette époque, l’exception pour ces manteaux à boutons ovoïdes, nos duffle-coats.

À Civray, promotion : nous faisons nous-mêmes partie de la ville. Sur la place carrée, où le garage fait face à l’église, les tissus Gardès. Des tables au centre avec les coupons de tissu pour prouver que le métier de couturière n’est pas évanoui : on achète son tissu au mètre, puis le vêtement on le fait faire. Et tout autour, dans des alvéoles sombres, les étagères et penderies avec la confection. Les pantalons, plus besoin d’aller loin pour se les procurer, et c’est dans le magasin lui-même qu’on vous place trois épingles pour la hauteur de l’ourlet, on reviendra l’après-midi chercher le pantalon raccourci.

Les couleurs sont venues après 1968, c’est le souvenir le plus brutal que j’ai de ces années-là : les corps qui soudain se mettent à afficher des couleurs. On commence au lycée à voir quelques privilégiés aux pantalons moirés, aux chemises mauves. On apprend à faire des noeuds à de vieux tee-shirts pour les passer ainsi à l’eau de Javel et obtenir d’étranges décorations psychédéliques – mais nous achetons toujours les pantalons chez Gardès.
Les exceptions sont ce qu’on déteste : un blazer bleu marine pour les occasions.

Gardès s’était mis aussi au blue-jean, mais une version province du pantalon cowboy pour lui conférer assez de valeur symbolique ajoutée. Tandis qu’à Poitiers, une pleine boutique, que je revois étroite et haute, avec des décorations et de la musique. L’argent de poche venait des pourboires de la station-service, ou des heures à monter des cornières dans le magasin de pièces détachées, en tout cas l’argent était à moi.

J’avais acheté à Poitiers mon premier pantalon à pattes d’eph. Je ne crois pas que le scandale ait valu pour paraître devant les copains : le pantalon à pattes d’eph, on avait tous le même. Je ne crois pas non plus que le scandale, vis-à-vis de ma mère, ait concerné les pattes d’eph elles-mêmes : plutôt l’intuition qu’en trahissant la couturière de village, puis le magasin qui avait dans la ville l’exclusivité du tissu en commerce, une rupture bien plus violente et essentielle du monde s’amorçait, qui tuerait la petite ville, ferait des centre-villes (les plus grosses), une infinie boutique à fringues jetables, et des périphéries un entassement de sous-langue (Kiabi et les autres).

Mais, sur la pochette d’Abbey Road où traversaient les quatre Beatles, nous savions – et je sais toujours – derrière Lennon tout de blanc mais portant cheveux jusque sur les épaules lequel (Harrison) était chaussé de « clarks », lequel (Ringo) de boots, lequel pieds nus (McCartney) et donc, marchant le dernier, Harrison avec ce blue-jean à pattes d’eph par lequel nous nous égalions à eux tous d’un seul coup de ceinture bouclée.

Les étiquettes faux cuir de la marque Levis devenaient notre étiquette propre. Puis tout cela, pour moi, est retombé dans une relative indifférence. L’exception : ces bourgerons noirs que dans les années 70 on ne trouvait que dans les magasins spécialisés vêtements de travail. Une veste lisse et raide (sergé, velours, moleskine ?) qui valait tous les A d’anarchie quand on l’enfilait, pour aller coller les affiches et distribuer les tracts. Et la même version en côtelé pour l’hiver, paraît-il la veste des charpentiers. L’idée qu’une place devait être réservée aux vêtements dits de travail a progressivement reculé : je crois que début des années 80 on les trouvait encore à la Samaritaine – le web m’informe que la marque Adolphe-Lafont en existe encore, mais difficile d’y retrouver le vieux bourgeron anar.

Bien forcé parfois de faire attention : pour une lecture en public, seul ou avec Pifarély, quitter le vêtement ordinaire est un des processus de la préparation intérieure. J’ai encore un reste de mémoire de Gardès quand je préfère acheter le tee-shirt noir manche longue de la lecture en public là-même où on va la faire, quelle que soit la ville.

Reste, dans la tête, la fierté vaguement coupable, compte tenu du prix, de sortir de la première boutique consacrée par Poitiers aux blue-jeans, son pattes d’eph dans un sac aux armes de l’Amérique, payé de son propre argent.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 septembre 2011
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