autobiographie des objets | 40, un Popeye en bouchon

dépôt du temps dans le commerce de l’enfance


J’imagine que ça existe encore. C’est pour en avoir découvert une hier, reléguée, dans le hasard de ce gîte de vacances (mais infirme : juste le dessus encastrable, écuelle en plastique transparent souple, un Bambi en dessin et la marque Chicco).

On avait pour les enfants en bas âge une assiette en plastique rigide, décorée de couleur vive (c’était cela sans doute la différence première), qu’on pouvait remplir d’eau chaude pour que les aliments restent chauds longtemps. Le bouchon de l’opercule était lui-même une figurine, un marin ou une paysanne, ou plus tard (l’âge de la télévision, la fin des rêves à se fabriquer soi-même) une figurine issue des dessins animés. L’assiette incluait dans le pourtour où s’accumulait l’eau chaude une concavité ovale qui pouvait accueillir un oeuf à la coque.

Quand on s’arrête dans les mange-vite des bords d’autoroute, ou qu’on est contraint de fréquenter une cafétéria de supermarché, je suis toujours un peu choqué de découvrir les chaises hautes pour bébés encastrées par séries de dix, avec leurs pattes d’insectes à roulettes et leur couvercle rabattable en plastique facile à nettoyer. Tout cela a constitué un socle permanent du commerce : clientèle captive, se renouvelant incessamment à mesure des générations et des âges. Il y a dans un Simenon (L’homme du banc) une très brève incursion dans une boutique étroite, avec dans l’arrière-cuisine près du poêle la mère impotente, où une vieille fille à la vie ingrate propose aux jeunes mères la layette de leur nourrisson..

Dans les souvenirs que j’associe à ces objets, il y a l’émerveillement où nous avions été en 1988, très concernés par la question, de découvrir à Berlin l’avance qu’avaient pris les Européens du nord sur la relecture du design et des fonctionnalités de cet ensemble précis des choses, évidemment associé à un statut social différent de l’enfance, le vieillissement des couples et l’air horrifié qu’ils prenaient quand on leur disait nous, combien on avait d’enfants. Par exemple, un peu après notre retour, j’avais profité d’une invitation en Allemagne pour en rapporter un sac à dos avec armature et siège : on n’en trouvait pas en France, du moins pas des si bien. J’avais ça à mes pieds sur le chemin de l’aéroport, au retour, et je revois Michel Tournier, qui ne m’avait pas adressé la parole de trois jours, venir s’enquérir d’à quoi servait cet instrument bizarre : pour un peu de compassion proportionnelle à nos statuts respectifs d’écrivain, s’il s’était agi de la découverte d’une infirmité supposant orthopédie ? Je lui en expliquai d’un mot l’usage : je n’ai jamais pu avoir de considération ou d’estime pour ce type après la moue dédaigneuse qu’il fit, et toute sa hauteur de nain reprise.

C’est à cette époque que, dans le développement des zones commerciales de périphérie, des enseignes (Materna ?) y ont installé biberons, parcs, tapis de jeux, lits à barreaux, sièges auto, plus le fonds inépuisable du non renouvelable – qui a fait la puissance du groupe Pampers –, et que ce qui tenait d’une attention ou d’une imagerie bien spécifique est passé aussi sous la coupe de la consommation de masse. Ça tombait bien, nous n’étions plus trop concernés par la question.

La chaise haute, par exemple : on la conservait, elle passait d’une génération à la suivante. On y installait devant l’enfant un boulier. Billes de bois sur une tringle de fer, et la translation possible d’un côté à l’autre : mais c’était aussi le plus vieil instrument de mathématique, et l’art du compte transféré dès la première enfance pareil que pour le potage on utilisait des alphabets (ça, c’est resté, les pâtes à potage en lettres). Parmi tous les jouets de plastiques à pile et écran, se vend-il encore des bouliers ailleurs que dans ces luxueuses boutiques de jouets en bois, qui tablent plutôt sur la nostalgie de ceux qui payent à la caisse plutôt qu’à l’émerveillement des destinataires supposés ? Nostalgie pourtant qui passe d’un âge à l’autre, indépendamment de la couleur du plastique : lors des visites de mes (grands) enfants à Québec, ils ont bien entendu visité chacun leur tour le Benjo de la rue Saint-Joseph, avec son petit train intérieur pour circuler dans les rayons, et voir les différences d’un côté de la civilisation à l’autre – peu, finalement.

Je revois ces assiettes qu’on utilisait pour les bébés, je ne sais plus moi-même si j’ai manipulé, chez mes grands-parents, ces assiettes à double épaisseur et compartiment d’eau chaude en porcelaine avant l’âge du plastique et qu’on avait ainsi gardées, inusables et inutiles, avec la petite figurine du marin pour les garçons, de la paysanne pour les filles, Popeye et Bécassine en couple éternel, sur leur petit cône de liège, avant l’âge du plastique et des dessins animés. On a croisé ces objets, ils ont pris place dans un compartiment précis de la tête, lestés de vagues souvenirs personnels, puis du geste qu’on a soi-même reconduits.Il y avait aussi la timbale et le rond de serviette en laiton plaqué d’argent, avec les initiales. Il y avait les serviettes-bavoir qu’on accroche au cou et ensuite le double lacet a été remplacé par le bouton pression, le Velcro ou un encliquement de plastique et ce n’est plus la même chose, du moins on se met à le croire.

On aime déambuler dans les brocantes ou les vide-greniers parce que ce sont de telles réminiscences qui reviennent aux choses d’hier, mais si usées par d’autres elles vous restent indifférentes, on ne dépenserait pas un centime pour se les approprier.

Objets qui n’ont pas d’importance. Et les enfants font seuls leur route, à présent.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 26 juillet 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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