note sur Céline

bref échange avec Anne Roche à propos de notre grand Louis-Ferdinand


Reçu d’Anne Roche il y a une semaine :

Cher François,
Je prépare un petit (?) travail sur l’influence de Céline, ce qui est un peu la bouteille à l’encre : d’un côté, tout le monde reconnaît qu’il a créé une sorte d’irréversible de la langue (un peu comme Queneau), de l’autre, ça se dilue tellement que rien n’est vraiment pertinent. J’ai cherché de ton côté : je vois que tu ne le cites qu’une fois dans Tous les mots sont adultes, je crois me rappeler qu’il fournit l’épigraphe de Sang gris ( un bouquin que je n’ai plus, il a circulé au DU et a disparu, et je ne le trouve pas en bibliothèque : si tu peux confirmer mon souvenir, et me donner la citation exacte, ça m’aiderait ! ) Mais ma demande est à la fois plus précise et plus vaste. Il me semble que ton travail sur l’oralité, sur la pulsation de la langue, n’est pas complètement étranger à ce que C. a fait jadis, et en même temps que tu ne te réfères guère à lui, comme si c’était soit intégré (et donc pas la peine d’en parler), soit en fait venant d’ailleurs. Ce que je voudrais, donc, c’est que tu me dises si ça a joué pour toi, même il y a longtemps, ou pas du tout. Et je te promets de ne te citer qu’avec ton autorisation !
Bises affectueuses,
Anne

 

Et ma réponse ce matin :

Anne,

je voulais te répondre de Courbevoie, où j’ai dormi pendant 6 nuits d’affilée, mais ça a tout été bouffé par le travail à la Défense

et le “paillasson de la banlieue” était bien invisible et gommé dans le béton

j’ai lu Céline tard, ça devait être vers 79-80, donc période où déjà je m’étais mis à écrire, et où j’avais déjà Faulkner, Proust et les autres – simplement, il n’était pas tombé sur ma route, c’est même pas que j’avais réticence ou écart, c’était juste un nom

dès que j’ai mis le nez dans le Voyage évidemment j’ai pas pu décrocher jusqu’au bout

ensuite j’ai lu Mort à Crédit, puis la trilogie D’un château l’autre, Nord et Rigodon – je crois que Nord c’est celui qui a laissé la plus forte trace, avec immobilité tragique du décor et Berlin à l’arrière-plan

quand j’ai commencé le Voyage, ce que j’écrivais c’était – comme un peu tout le monde à l’époque je suppose, très orienté Blanchot Laporte etc – je n’avais pas de réflexion particulière sur l’oralité, je ne connaissais pas Sarraute non plus

ça a eu un effet déclencheur immédiat, celui de m’ouvrir les proses très concrètes de Sortie d’usine, une sorte de décoincement, de quelque chose qui était tout prêt mais qui ne savait pas s’écrire (passage sur le “transpalette” pour moi serait le plus emblématique de cette espèce d’oralité intérieure dont je ne supposais même pas l’outil), qui donc s’est révélé vraiment comme s’il m’avait éjecté d’un coup dans un autre versant de l’écriture

j’ai eu la chance de lire tout de suite Céline dans le Pléiade de Henri Godard, les introductions sont d’une complexité lumineuse – ça m’a vacciné à jamais contre tous ces discours de “l’engagement” qui sont une mode récurrente chez les journalistes et les universitaires dès qu’y a un ouvrier dans le paysage : ils ne connaissent pas, donc c’est “engagé”

je n’ai pas lu les Pamphlets, les ai dans l’ordi mais ça ma soûle au bout de de 10 lignes ni vraiment entré dans Féerie, moyennement dans Guignol’s band

par contre, lu beaucoup les textes du “Cahier de l’Herne”, sur Rabelais et Amyot, sur Bezons [1], lu aussi tout le matériau critique des Pléiade sur la rythmique de la prose, l’enracinement dans les rythmiques médiévales

aucune exclusion ni dédain rétrospectifs, dans mes cycles d’ateliers il est tjs présent – là je viens de me faire la tétralogie Cendrars (Bourlinguer, L’homme Foudroyé, la Main coupée, le Lotissement du ciel), dans l’art de la digression – même si rhétoriquement différent – mais dans le mur de sang de boue et de merde qui s’est abattu sur ces types-là en 1914 il y a probablement une veine souterraine commune aux 2, qu’il faudrait explorer plus (Le Vigan comme personnage très cendrarsien ?)

en atelier d’écriture, il y a une piste que je propose régulièrement c’est le rôle de la photographie récurrente des 4 protagonistes qu’ils font d’eux-mêmes à la Foire du Trône, les 4 têtes dans les 4 trous du faux avion de contreplaqué, aux 3 époques différentes du livre

en même temps que j’avançais vers mon 1er bouquin la réflexion via Faulkner pour la prose, Adorno et Benjamin, puis Heidegger pour la théorie, ne mettait pas Céline dans mon atelier principal – je suis toujours étonné par l’immense rémanence de son écriture – je relis rarement, alors que Stendhal ou Proust ou Balzac et tant d’autres je relis tout le temps, parce que dès que je rouvre Céline je reconnais quasi au par coeur ce que j’ai déjà lu

m’a frappé rétrospectivement que probablement mon grand-père a voisiné avec lui rue Lepic, peut-être dans la même maison, mais ça n’a pas laissé d’autre trace !

en tout cas, c’est école indispensable – la rythmique (Céline c’est la guitare basse de notre littérature), et le grand merde au nez des bien-pensants, parce que l’anarchisme noir du Voyage l’a mis dans une impasse radicale (Cendrars aussi est imbuvable) et que c’est un anti-poison considérable contre toutes les utopies simples

F

 

Et un de ces extraits de Céline avec ville, la prégnance de la banlieue, ici dans le Voyage :

Louis Ferdinand-Céline | les fumées de la banlieue


Avec ma mère, nous fîmes un grand tour dans les rues proches de l’hôpital, une après-midi, à marcher en traînant dans les ébauches de rues qu’il y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendants, les chemises des pauvres, à entendre le petit bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son derrière en boîtes à ordures. Il y a des usines qu’on évite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes à peine croyables et où l’air d’alentour se refuse à puer davantage. Tout près, moisit la petite fête foraine, entre deux hautes cheminées inégales, ses chevaux de bois dépeint sont trop coûteux pour ceux qui les désirent, pendant des semaines entières souvent, petits morveux rachitiques, attirés, repoussés et retenus à la fois, tous les doigts dans le nez, par leur abandon, la pauvreté et la musique. Tout se passe en efforts pour éloigner la vérité de ces lieux qui revient pleurer sans cesse sur tout le monde ; on a beau faire, on a beau boire, et du rouge encore, épais comme de l’encre, le ciel reste ce qu’il est là-bas, bien refermé dessus, comme une grande mare pour les fumées de la banlieue.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, 1933.

Image d’en haut : Courbevoie, lundi 2 mai 2011.

 

[1Pauvre banlieue parisienne, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. Abrutie d’usines, gavée d’épandages, dépecée, en loques, ce n’est plus qu’une terre sans âme, un camp de travail maudit, où le sourire est inutile, la peine perdue, terne la souffrance... Calvaire à plat permanent, qui s’en soucie ? Personne, bien sûr. Elle est vilaine et voilà tout... Banlieue de hargne toujours vaguement mijotante d’une espèce de révolution que personne ne pousse ni n’achève, malade à mourir toujours et ne mourant pas. La banlieue souffre et pas qu’un peu, expie sans foi le crime de rien. Jamais temps ne furent plus vides. Beau poète qui s’enchante de Bretagne ! de Corse ! d’Angoumois ! d’Hespérides ! La belle affaire ! Chanter Bezons, voici l’épreuve !

Louis-Ferdinand Céline, in Cahiers de l’Herne. C’est ce passage que j’avais placé en exergue du recueil d’ateliers d’écriture, Sang gris, avec les élèves du lycée Jacques-Brel de la Courneuve, Verdier, 1991 – ce dont se souvenait (et pas moi) Anne Roche...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 mai 2011
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