La Défense | souvenir de l’attentat de 1986

premier invité : Philippe De Jonckheere


En accord avec Olivier Chaudenson et l’équipe de Paris en toutes lettres, j’ai souhaité que mon immersion d’une semaine soit une résidence ouverte. C’est-à-dire que d’une part, chaque jour au forum de la Fnac, directement sur le parvis, de 12h30 à 14h (sf mercredi), je tiendrai table ouverte – et sur la table, un iMac connecté ! –, et d’autre part, ici sur mon site une page ouverte pour envoi de vos textes et images.

Et bien sûr, amis blogueurs et auteurs... Dans ce qui nous rapproche quant à recherche sur les formes de la ville. Par exemple, vendredi, dans le cadre de nos fameux, célèbres, select vases communicants, j’échangerai avec le site Urbain, trop urbain.

Et premier invité dès ce dimanche soir, alors que la valise est encore ouverte, lestée des chargeurs, iPad (puis c’est tout d’ailleurs), Philippe De Jonckheere...

Je rappelle qu’avec Philippe, outre qu’il est un des maîtres incontestés de cette relation du web à la ville, nous présentons à Poitiers, le vendredi 3 juin, nouvelle mouture de notre Formes d’une guerre.

On trouvera ici la version originale de son texte, avec autres photographies et dispositif de liens plus sophistiqué, obviously.

FB

 

Philippe De Jonckheere | la Défense avec attentat


La Défense, c’est une partie de mon enfance. J’ai grandi à Garches dans les Hauts-de-Seine, du balcon de chez mes parents on pouvait la voir parfaitement, d’ailleurs au début ce n’était pas grand chose, un peu à droite du Mont-Valérien. Et au fil des années, la ligne de crête que faisaient les immeubles nouveaux refluait justement vers le Mont-Valérien au point, d’ailleurs, qu’à partir de la Grande Arche, les immeubles sont passés derrière le Mont-Valérien et seulement les plus hauts ont dépassé la butte de Suresnes.

Le premier souvenir de la Défense, c’était les vendredi soir quand nous devions passer prendre mon père à son travail avant de partir dans le Nord passer le week-end. Enfants, mon frère Alain et moi, étions très excités à la perspective d’aller à Loos dans la maison de mon Oncle Michel, dans laquelle la discipline familiale se relâchait un peu et les grands cousins étaient toujours à ducasse de nous voir arriver. Mais avant cela, il fallait attendre au bas de la tour de l’UTA que mon père finisse par descendre de son bueau et que nous rejoignions vite l’autoroute du Nord. Nous arrivions le vendredi soir tard, Tante Loulette nous avait fait du gratin de coquillettes. Mais l’attente dans la voiture, garés quasi en face de la tour, était interminable.

Il y a cette blague que mon père m’a racontée récemment, je l’avais tout à fait oubliée, enfant, je pensais que la hauteur du bureau de mon père déterminait l’importance de ses fonctions, aussi j’étais très réjoui quand ce bureau avait atteint le onzième étage d’une tour en comptant une quinzaine et catastrophé six mois plus tard quand il n’était plus qu’au troisième. Il eut toutes les peines du monde à me rassurer sur ce point.

Des fois de sa haute fenêtre, il faisait signe à notre mère que nous pouvions monter et nous attendions alors dans son bureau, il nous donnait du papier listing d’informatique que nous noircissions de dessins, il suffisait de regarder par la fenêtre pour y voir le monde comme peu de gens le connaissaient encore alors, c’est-à-dire, comme la ville américaine, vu de haut, d’ailleurs nos dessins sur les listings ébauchaient le monde de l’an 2000, inatteignable futur, tellement lointain, rempli de navettes spatiales et autres véhicules très rapides. Le papier-listing paraissait tellement luxueux. Je découvrirai plus tard les montagnes de ce papier engouffrées dans des imprimantes à la taille de placard, dans des salles informatiques qui elles aussi ressemblaient à des décors de séries de science-fiction.

D’ailleurs c’est encore cette vision du monde de l’an 2000 que je suis venu chercher sur le Parvis désert de la Défense à la fin des années 70, un samedi matin à l’aube, pour prendre des photographies. C’était la première fois que je faisais des photos qui ne fussent pas des photos de mon entourage, mes tout premiers essais photographiques sur le Minolta SRT100, en noir et blanc, il faisait un froid de bique, je découvrais ce drôle de plaisir que d’avoir le monde pour soi seul, au petit matin, et le photographier comme s’il appartenait à soi seul. J’ai un souvenir très précis de cette matinée, bien davantage des choses que j’ai vues et tenté de photographier que des photographies que j’avais prises, et dont je me souviens qu’elles me déçurent surtout.

Une autre fois encore c’est toujours le décor pour film de science-fiction de la Défense qui motiva une série de photographies. C’était ma première commande. Un groupe d’étudiants en cinéma tournait un petit film de science-fiction dont toutes les scènes étaient filmés sur fond bleu, et les toiles de fond de ces scènes devaient être mes photographies, refilmées au banc-titre, d’une bretelle d’autoroute dont la construction avait été abandonnée et qui allait servir un temps, j’ai encore du mal à le croire, tant l’endroit était lugubre et à l’écart de la grande ville futuriste, de piste d’hélicoptères pour ces grands patrons pressés de rejoindre les aéroports ou je ne sais quelles autres destinations. Le jour-même, des ouvriers étaient en train de peindre les cercles avec le grand H dedans, à même un bitume constellé de cloques de chaleur. Je n’ai jamais vu le film terminé, je ne sais d’ailleurs pas si ce film a jamais été tourné, mais je sais que la bretelle d’autoroute qui débouchait sur du vide a finalement été détruite pour construire les immeubles les plus récents, et donc ceux le plus à l’Ouest, comme quoi cette ville, en dépit des apparences, n’avait pas grandi selon un grand dessein autoritaire.

Ce jour-là nous étions le 12 septembre 1986, non que je le sache de par des indications que j’aurais notées sur la planche-contact de ces photographies, je n’ai plus que le seul tirage de cette photographie et je doute qu’à l’époque j’aurais pris des notes aussi précises sur la planche-contact. Non, je le sais parce qu’une fois les photographies prises, le réalisateur du film, l’ami d’un ami d’amis, m’emmena boire une bière dans une galerie commerçante, nous nous sommes séparés, il est parti en direction du Parvis tandis que je rejoignais la gare, je passais devant une cafétaria, et une poignée de secondes plus tard, une immense déflagration a blessé une cinquantaine de personnes, 54, je viens de l’apprendre en recherchant la date de cet attentat à la bombe sur internet, j’étais sonné et ce que je revois c’est l’arrivée des policiers et des pompiers, on aurait dit dans la minute. C’est bien plus tard, au cours de ma première tentative d’analyse, que j’ai compris que les secours n’étaient probablement pas arrivés dans la minute comme je l’avais toujours pensé – mais que, dans l’attente de leur arrivée, j’ai vu des choses que je ne souhaite à personne de voir, et dont je n’ai aucun souvenir encore aujourd’hui. Une certaine aversion pour le verre brisé serait sans doute née ce jour-là.

Je ne suis plus retourné à la Défense pendant longtemps, non que j’y aie pris peur à cause cette explosion de bombe, mais parce que j’imagine que la ville dans la ville commençait à être rattrapée par le reste de la ville dans cette vision d’un futur qui n’arriverait plus. Et ne rivaliserait jamais avec la ville américaine. Je me souviens même que quelques années plus tard, je vivais justement à Chicago, j’étais marié, et lorsque nous sommes venus à Paris pour la première fois avec Cynthia, ma femme, passant le pont de Suresnes, en allant ou en revenant de chez mes parents, elle m’avait demandé quel était ce petit Downtown que l’on voyait au loin, en bord de Seine, je lui expliquais que c’était le quartier des affaires et que longtemps cela avait été le fantasme français de la ville américaine, ce à quoi elle avait répondu, on dirait Denver. Dont elle était originaire, et ville qu’elle avait en horreur. Et lorsque l’année suivante, nous sommes effectivement allés à Denver, j’ai pu constater à quel point Denver me faisait penser à la Défense.

Je suis retourné à la Défense, mais cette fois ce n’était résolument pas à la recherche de quelque décor de science-fiction proche, mais pour y rencontrer, pour la première fois, mon ami Julien, qui y travaillait à l’époque, cela allait être le début de notre collaboration. Après un déjeuner pris sur une terrasse par un temps radieux, je raccompagnais Julien au pied de sa tour et je repartais en direction de la gare de RER. Passant par le parvis, j’ai été accosté par un touriste sud américain qui me demanda si je voulais bien le prendre en photo avec sa petite amie au pied du cube. J’acceptais volontiers. Je lui rendais l’appareil et lorsqu’il vérifia si la photographie était à son goût, son visage se transforma, il paraissait très content de la photo que j’avais faite. Et je souris pour moi même que c’était au même endroit que j’avais fait des photographies pour la première fois de cette façon sérieuse qui n’allait plus me quitter. Et dans cet intervalle de temps, j’avais fait de nets progrès en photographie.

Je n’ai plus eu l’occasion d’aller à la Défense depuis. En revanche, jamais une occasion perdue, quand je vais du côté de Pontoise ou au delà, de passer par la rocade qui traverse la ville sur des voies zigzaguantes comme des spaghettis, de préférence le soir, parce qu’à chaque fois j’ai le sentiment d’être effectivement en train de conduire dans le décor tel que je l’avais dessiné sur du papier listing vu depuis les baies vitrées du bureau de mon père. Et chaque fois de me faire la réflexion : et dire que l’an 2000 c’est déjà du passé !

Texte & images © Philippe De Jonckheere, Désordre.net.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er mai 2011
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