Après le livre | entassements dedans

cohabitation des livres papier et du travail numérique


On écrit depuis l’entassement des livres. Je suis à ma table, et sur ma table il y a l’ordinateur avec ses deux écrans, il y a des appareils pour du son, des boîtiers pour les archives, il y a aussi les papiers reçus par la poste, de moins en moins et qui s’accumulent – je ne réponds plus depuis longtemps à ce qui m’arrive par la poste et maintenant, sachant que je n’y réponds plus, je ne les ouvre même pas, ça me pose régulièrement des problèmes mais je n’y arrive plus.

Sur le coin gauche de la table, ou empilés sur les enceintes à musique, il y a des livres, pas beaucoup, parce que trop empilés ils tombent – j’en ai eu besoin pour le travail, ils sont restés là. Sur le mur de gauche cette étagère de vrai bois : elle monte jusqu’au plafond. J’y gardais aussi des disques, ils sont partis. Il y a des objets, ils sont là depuis longtemps, du coup c’est comme s’ils avaient le droit d’y rester à jamais mais ça ne fait rien, puisque j’y suis habitué.

Derrière, et au-dessus, sont les livres. Ils sont classés plutôt par bassins d’emploi (si l’expression ne servait pas à autre chose) – en bas ces livres qui ont servi aux biographies rock, les trois existantes et celle en cours. Un peu au-dessus cela concernerait plutôt la ville, il y a Walter Benjamin et Sebald, ou Certeau et d’autres.

Après, sur deux rangées la centaine d’ouvrages qui me servent régulièrement pour mes ateliers d’écriture – je veille à remplacer de temps en temps, s’ils sont trop usés. Ils comptent des oeuvres qui semblent communiquer directement avec les chantiers de la table, Perec, Koltès, Duras sont des indicateurs.

Plus haut une rangée de livres auxquels me rattachent des souvenirs plus personnels : rarement besoin de l’ouvrir, mais me plaît que Lowry en Penguin soit là, de la poésie aussi. Au-dessus c’est plutôt des ateliers par auteurs, avec Balzac, Lautréamont, Rabelais, Baudelaire. Les frontières ne sont pas nettes. Régulièrement, par endroits, les livres au lieu d’être sur la tranche s’empilent à l’horizontale alors je ne vois plus les titres.

A d’autres endroits, ils sont sur deux rangées et difficile de savoir lesquels sont derrière. Je cherche régulièrement des livres que je ne retrouve pas. Je ne les prête pas (ou alors on achète pour offrir) mais il y en a quand même régulièrement qui disparaissent.

Je n’achète quasiment plus jamais de livres – ou alors ceux que je renouvelle ou perds. La nouveauté ne me sollicite plus : son lieu c’est Internet et c’est là que je lis.

Sur ma table il y a plusieurs appareils à lire à côté ou loin de l’ordinateur, ou au lit. Près du lit sont aussi une suite de livres, forcément deux en cours dont un Saint-Simon, mais lui aussi maintenant c’est plutôt souvent via l’appareil. Ça change aussi pour la lampe de chevet (la suite biographique des lampes, et même le mot lampe), qui était si présente dans les heures de lecture : la lecture électronique permet de lire sans éclairage, et c’est le rapport entier à la nuit qui change.

Sur le mur d’en face ma table, entre la porte et le mur de droite, même si la pièce est étroite, une étagère que j’ai faite moi-même, c’était il y a longtemps, vers 1977, à Paris, en ramassant des planches évacuées d’une boutique qui se refaisait une santé. J’y ai des réserves de câbles (on voudrait se débarrasser des réserves de câbles), les chemises et classeurs qui correspondent à l’administration minimum (je n’y ai aucun goût, mais difficile de contourner), et puis encore deux étagères à livres, quelques-uns touchent à l’art et l’architecture, et c’est d’autres ateliers auteurs : il y a Michaux, Borges et Kafka, ainsi que Poe et Lovecraft, plus Sarraute. Comme s’il était possible, en les rassemblant, de faire voisiner des auteurs qui n’acceptent pas de voisins.

Sur le mur de droite, une autre étagère avec ce qui concerne St Kilda, mais je n’en parlerai pas. Sur le mur de gauche, après l’étagère principale, il y a une table que je déteste : ce sont les livres que j’empile. Livres reçus mais pas lus, livres achetés, lus mais qu’on ne sait pas où classer. La plus haute pile me passe au-dessus de la tête. Lorsque le haut s’écroule, je constitue une autre pile, et ainsi de suite. Mais les piles débordent la table, s’installent dessous et à côté. J’y mets aussi le matériel informatique mort, vieilles batteries, bornes wi-fi périmées. Parfois je pars à l’attaque, un sac poubelle pour déposer chez les copains libraires (mais j’ai timidité à le faire, désormais, les visitant bien plus rarement) pour les jours de brocante. Ou bien directement à la benne Emmaüs de la déchetterie, comme on fait avec les vêtements, comme ça ce n’est pas vraiment jeter.

Dans le garage à côté, où avant j’avais ma table de travail, ce sont des planches larges posées sur des briques, elles aussi vont au plafond sur deux rangées. Livres de théorie, livres de poche gardés d’autrefois et qui jaunissent, livres des années littérature contemporaine, quand ça respirait par les éditeurs, anthologies, romans policiers (par intégrales d’auteurs), on s’y retrouve à peu près. Sauf sur les étagères du bas, parce qu’il faudrait déménager tout ce bazar devant alors on renonce facilement à y voir. Pour soulager les briques (une avait explosé il y a quelques mois), on tasse aux extrémités une suite de livres à l’horizontale – le papier est un matériau à haute contrainte de compression, et là, même si on voit bien le titre (« Godel, Escher, Bach »), difficile de l’extraire. On regarde les Heidegger, on feuillette, on replace.

Dans la pièce du haut, le bassin principal des livres en commun. Blanchot, ou Celan et quelques rares, sont présents dans plusieurs des pièces. Ici on s’attache à ce qu’ils restent rangés. C’est un lieu aussi de lecture loin de la table, un lieu possible de lecture longue – et donc j’y viens aussi pour écrire, l’ordinateur non pas sur table mais sur les genoux, mi-allongés, ce qui est le mieux (dans mon cas, mon cas uniquement) pour les débuts d’écriture. Dans cette pièce on peut venir de nuit, chercher l’emplacement approximatif d’un livre, et en général on le trouve. Une section est réservée aux livres de photographes ou touchant à la photographie, une autre section aux livres touchant à l’archéologie, l’histoire ou la science. On ne jetterait ni ne donnerait un livre qui a conquis son classement dans cette pièce, là aussi ils s’empilent par terre, d’abord le long du mur en bas des étagères et puis maintenant le long de l’autre mur. Les livres à terre ne sont pas préjudiciables à la concentration d’écriture.

Il y a des séquences d’oeuvres intégralement lues (et souvent relues) parfois depuis les premiers temps où matériellement leur acquisition fut possible (donc trente ans), ainsi et sans ordre cette totalité romanesque que pourraient constituer les Pléiade de Conrad, Dostoïevski, Dickens, Balzac, Stendhal, Proust (la vieille édition et la nouvelle), et d’autres. Pourtant, beaucoup de ces bassins d’oeuvres ont migré aussi dans l’appareil électronique : Proust ou Balzac, je les lis numérique – c’est tellement préférable.

Je ne parle pas des autres pièces, livres qui ne m’appartiennent pas, dans le couloir d’en bas il y a des bassins annexes, comme les Jules Verne. Combien de maisons ou d’appartements amis je pourrais nommer qui s’organisent selon le même principe et les mêmes accumulations : même les visitant brièvement, et parce qu’on ne peut jamais s’empêcher de regarder au passage, et qu’une bibliothèque personnelle met toujours en avant ses propres singularités et raretés, et que tout aussi bien on y trouve toujours des intersections communes avec la sienne propre, elles ont toujours été pour moi comme un visage.

Et tristes les maisons ou appartements où manque (c’est souvent) ce visage tiers. L’appareil numérique ne contient pas visage de ce qu’il recèle. Ils sont même encore ingrats, et s’ils progressent c’est en mimant nos étagères, mais sans savoir y laisser la poussière ou y inclure ces objets et cartes postales qui s’y mêlent (quand bien même on n’envoie plus ni ne reçoit de carte postale). Le visage de la bibliothèque numérique, c’est l’écho qu’on lui donne chacun sur nos sites ou les plateformes collaboratives auxquelles on participe, ainsi se reconduit quand même un visage sur même support que la lecture – de même que le visage d’une bibliothèque s’assemble par les livres qui la composent et sont nos intermédiaires pour lire. Restent les empilements, reste la fonction (difficile) de séparation : les empilements sont dedans. C’est la tête qui est depuis si longtemps bibliothèque, et si elles nous fascinent, individuelles ou collectives, c’est parce qu’elles sont toujours une extériorisation (une spatialisation) de notre visage intérieur, fait de ce qu’on hérite, qu’on parcourt, qu’on traverse.

La bibliothèque numérique est une bouteille d’eau minérale : transparence. La trace matérielle qu’on constitue de nos lectures n’existe que par l’écriture qu’on en fait et propulse sur le même support – et c’est bien que ces nouveaux appareils en permettent la propulsion et le partage dès le temps de la lecture.

Nous sommes faits de ces empilements de livres, dont la trace matérielle ne concerne pas les livres, et seulement l’écriture qu’en dedans de nous-mêmes on en fait. Je veux dire que la trace de la bibliothèque numérique n’est pas dans l’appareil où on les lit, mais dans le geste extérieur que constituent nos blogs et contributions, témoignant de nos lectures. Notre visage numérique maintient alors, en continuité, d’être ce visage de livres qu’étaient les bibliothèques dont nous sommes faits, chacun de nous : je parle de ceux de mon âge.

Je sais parfaitement que cette constitution matérielle n’est même pas une aspiration pour les étudiants que je fais écrire – et il s’agit pourtant de les mener dans la traverse de Lautréamont ou Rimbaud. Restent les livres perdus : puisque nous sommes faits aussi de tous nos livres perdus. Les livres perdus sont la preuve paradoxale que notre bibliothèque intérieure ne se résout pas à la trace matérielle des livres lus (et la possibilité aussi, pour chaque bibliothèque publique traversée, d’y associer même si longtemps après les livres qu’on y a découverts, avec cette précision si étrange – elle liée en partie au support matériel – de la forme, du poids, de l’épaisseur, du temps même et du lieu, tout ceci que nous avons à installer dans l’écriture numérique de nos lectures), les livres perdus sont aussi la preuve paradoxale que la non-matérialité de nos lectures, désormais, n’est pas obstacle à la constitution des entassements du dedans.

Reste alors André Du Bouchet. J’ouvre un André Du Bouchet, j’y passe un temps de concentration dense, et puis le livre reste un compagnonnage proche, quelque temps après il est là, à nouveau on l’ouvre, parfois à la même page (de combien de livres je relis toujours la même séquence de pages sans les avoir jamais lus en entier) : le livre était là, présence appelant sans impatience à ce temps rejoué. Le numérique reste pour l’instant une volonté.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 10 avril 2011 et dernière modification le 10 juillet 2013
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