autobiographie des objets | 42, panonceau Citroën

d’apprendre à vivre sous l’enseigne d’une marque


Rien qu’une enseigne, suspendue au-dessus des garages successifs. Pas possible de le contourner : objet aussi (suite définie d’objets), pas simplement signe – et suite d’objets établissant précisément la complexité du signe. Suspendue aussi dans la tête, alors ?

Ainsi la mention sur la carte de visite, sous le sigle de la marque : « depuis 1925 ». L’ouvrier aux ateliers Championnet de la Régie des transports parisiens (TCRP, plus tard RATP), mobilisé à Paris en tant qu’apprenti-menuisier dans sa Vendée, et affecté aux usines d’aviation où il devient tourneur-outilleur, s’est marié en 1923, mon père naît en 1924, on monte à trois dans le side-car et on quitte la capitale pour devenir motoriste dans un coin de la grange du tailleur de pierre qu’est son propre père. À ce titre, il vendra le premier tracteur à grogner dans les chemins du sud vendéen, installera des moto-pompes dans le marais, sera en charge vers 1935 de l’entretien de la motrice mono-cylindre diesel qui fournit l’électricité au village, aura une licence d’auto-école et une autre de croque-mort, etc. Mais quand le vétérinaire de Saint-Michel en l’Herm, début 1925, est le premier à acheter une automobile, c’est une Citroën Trèfle dont on le fournit, puis bientôt c’est l’âge des C4. Agent dans un minuscule village en-dessous du niveau de la mer, à l’époque, signifie qu’on vous remet à Paris un panonceau, et qu’on a affaire aux plus hautes autorités de la marque. Non pas André Citroën lui-même, longtemps qu’il est inaccessible, mais celui de ses bras droits qui est chargé du commerce, et dont le nom restera longtemps, dans la famille, une sorte de foudre au-dessus de toute loi. Au point que lorsque je publierai mon premier livre – de la littérature qui n’était même pas roman ni quoi que ce soit qui ressemble à la figure qu’on en avait, eux qui avaient eu Georges Simenon pour client –, le seul point rassurant restait la parenté directe de Jérôme Lindon avec André Citroën : alors il ne pouvait rien arriver de mal.

Ce premier panonceau, rectangulaire émaillé bleu avec le double chevron blanc, il restera au-dessus de l’établi de mon grand-père jusqu’en 1964, et probablement déménagera-t-il avec eux. Et combien de fois ne nous en répéterait-on pas l’histoire : l’invention technique pour les transmissions d’un engrenage à double rangée de crans en chevron, avant même l’autre révolution, celle de la transmission avant.

Le signe iconique qui figure encore à l’avant du capot de chaque véhicule de la marque Citroën, quand bien même la fusion avec Peugeot est effective depuis longtemps, que beaucoup de ces véhicules sont assemblés en Espagne ou au Mexique, et que 70% des composants automobiles sont communs à l’ensemble des marques, dérive directement de ce double chevron original, même s’il ne figure plus d’engrenage depuis longtemps.
Il n’y a rien à en dire : le destin de ces grands du capital désormais nous indiffère. Sauf que toute votre enfance vous vivez avec vous-même le panonceau accroché au-dessus de votre tête. Il modèle, chaque jeudi, la visite du représentant (il s’appelait Achille quelque chose..., à moins qu’Achille n’ait été son patronyme ?) qui mangeait ce jour-là à la maison, dans la cuisine mais avec une nappe posée sur la toile cirée La Traction avant, modèle 11 puis 15 familiale avec les strapontins, est l’apanage du grand-père tandis que nous avons toujours le dernier modèle de deux-chevaux, c’est obligatoire pour la clientèle, et on la revend régulièrement avec tarif privilégié de « véhicule démonstration ». C’est principalement d’avoir à affronter la relation complexe, pour l’enfant, avec les ouvriers du garage – quand les vies familiales s’organisent encore en partie sur la relation salariale. Ce sera encore plus compliqué avec le garage de Civray, tant que nous habiterons au-dessus, où un chef d’atelier partage l’autre logement inclus dans les lieux, et où je n’ai plus beaucoup de différence d’âge avec les nouveaux embauchés.

C’est aussi une relation territoriale : territoire affecté au garage, incluant par chance L’Aiguillon-sur-Mer et La Tranche-sur-Mer, mais pas Luçon – qu’on aille n’importe où en France avec la deux-chevaux en famille aux vacances de Pâques, on trouvera toujours un autre agent avec le même panonceau. Une communauté qui s’établit hors de la relation directe au territoire du village et ses alentours.

L’enfant n’est pas séparé de la structure professionnelle : aujourd’hui on sait le faire, pas à l’époque. Les travaux plus complexes, au magasin de pièces détachées, à la pompe à essence, ne commenceront qu’avec l’adolescence, mais le paysage de l’enfance est fait des dépannages et accidents (remonter du marais, le dimanche matin, la quatre-chevaux Renault qui a loupé le virage en sortie de bal, et a plongé dans l’eau verte, l’énorme bulle que ça fait quand on l’extirpe), les retours à l’aube de la DS 19 qu’on a été chercher pour un client directement à Paris en bout du quai de l’usine, la bétaillère ou le plateau à ridelles qu’on va chercher à Laval ou l’ambulance chez Heuliez.

Cendrars conduisait une Alfa-Roméo, et parle de façon récurrente de ses trajets – Paris Biarritz, ou Paris Marseille, ou ce texte incroyable sur ce voyage à toute allure pour arriver à l’heure au Bourget –, racontant comment sa voiture est une sorte de maison transportable, arrachant de ses livres, au préalable, les chapitres qu’il souhaite relire pour les stocker dans sa boîte à gants mais sans jamais nous informer, à ma connaissance, de l’équipement spécial qui lui permettait de passer les vitesses sans lâcher le volant, lui à qui il manquait le bras droit : combien en ai-je vu passer dans l’enfance, cependant, de ces équipements qui permettaient la conduite assistée. La magie automobile des années cinquante, ce qu’elle représentait en terme d’autonomie géographique (les guides Michelin vert et rouge), était donc présente pour certains audacieux ou privilégiés comme « Blaise » dès les années 30, mais c’est bien dans ces années-là qu’elle rejoint l’ensemble du territoire. Et c’était manifeste dès cette étape essentielle consacrée par le mot livraison : la voiture était une commande individuelle, c’est seulement à partir de 1965, dans le grand développement du break Ami 6, que le garage se permettrait d’acheter d’avance plusieurs véhicules aux options standard, et d’en avoir en stock avec livraison immédiate. Une fois le véhicule reçu au garage, il y avait cette étape de préparation adaptée au client, installation des accessoires (l’autoradio chromé). Et peut-être même la vraie naissance du véhicule nous était confiée à nous, les enfants : chaque élément des pare-choc inox, des baguettes de carrosserie, des rétroviseurs et joints de porte, était doublé d’un plastique collant jaune épais, qu’il s’agissait de dépiauter et d’enlever. Agenouillés sur le sol noir du garage, nous retirions lambeau à lambeau cette doublure de plastique de la voiture neuve, et j’en ai encore l’odeur.

Le panonceau s’était fait désormais un ovale horizontal blanc, avec le double chevron doré au milieu. L’image persiste du jour où, grandes échelles de bois déployées sur la façade, on avait procédé au changement. Je revois la caisse de bois dans laquelle il avait été livré au garage, dans une bourre de paille.

Puis, en 1964, alors que nous accédons au panonceau de concessionnaire, ces deux grands panneaux émaillés fluorescents, avec évidemment le double-chevron, et dessous l’indication toute neuve « Vienne Sud Automobiles ». La nouveauté, c’est que les deux panneaux seraient installés aux deux entrées de la petite ville, côté Ruffec et côté Niort. Lorsque nous revenons de Vendée, par la nationale 148, mon père passe plein phares pour le voir briller, et ça veut dire que nous sommes arrivés. C’est la ville qui reconnaît notre fonction, et par cela d’ailleurs se constitue elle-même comme ville.

J’ai du mal à débrouiller, à tant de décennies en arrière, ce qui reste, ce qu’intérieurement cela implique de définitif. La notion de marque évacuée pour l’automobile, elle continue de susciter d’étonnantes batailles pour nos machines numériques. La posture même du commerce : pour faire un garage, il fallait un tour et un pont-élévateur. Nous avons finalement revendu le tour, longtemps après avoir vendu le garage. Le pont-élévateur, investissement considérable, se vend avec les murs et se double désormais, pour une activité de ce type, d’une cabine de peinture. Pour le livre numérique, on peut trouver des équivalents au pont élévateur et à ces mélangeurs de couleurs métallisée sous pression convoyés dans le réceptacle anhydride sur les éléments neufs de carrosserie – on défend donc en aval leur commerce, comme autrefois la pompe à essence. Ça ne me met pas forcément à l’aise, mais dans les moments où il faut qu’on s’accroche, on sait à quels modèles patients et opiniâtres on se réfère au-dedans, via quelque chose qui a commencé en 1925, et supposait ces pare-chocs brillants dépiautés lentement de leur nylon jaune.

Photo : le premier panonceau, Saint-Michel en l’Herm, début des années 50. Ma grand-mère Hélène sert l’essence (Castrol, bientôt Caltex) en pompant bien sûr à la main, la voiture est celle de cette dame qui servait de secrétaire et dactylographe à Simenon pendant la guerre.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 30 juillet 2011 et dernière modification le 10 janvier 2014
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