autobiographie des objets | 29, éthers

amygdales et caoutchouc pur


Ce sont pas des souvenirs matériels qu’on puisse anticiper ou pourchasser. Plutôt d’implacables mais fragiles figures, qui surgissent parce qu’un texte hors de son propre périmètre discrètement les appelle et qui, dans l’obscurité intérieure, se tiennent à une vague distance. Qu’on cesse d’avancer le texte en cours et qu’on tente de s’en saisir, déjà elles s’éloignent. C’est dès la troisième page d’À la recherche du temps perdu que Proust évoque ce cercle que reprendra à son tour Perec dans Un homme qui dort [1].
Je crois que c’est à regarder longtemps, ce dernier dimanche, bien plus longtemps que l’écriture elle-même, ces anciennes photos de classe – les genoux à nu des garçons, la fragilité des corps. Est-ce qu’ils existaient, seulement, les corps – autrement que comme machine organique, qu’on soigne et cultive ? Quelque chose plus tard basculerait.

Alors revenaient aussi les journées sans aller à l’école, ces maladies d’enfance – rougeoles, oreillons qui étaient un parcours vaguement initiatique aussi, comme une croix cochée parmi les cases d’un formulaire pour tous identiques, et dont nous débarrasseraient plus tard les vaccins. Le droit de rester au lit avec un plateau (il devenait un monde, et on n’aurait jamais eu l’autorisation sinon de ne pas quitter le lit), et même de certains de ces cauchemars géométriques très précisément liés aux fièvres d’enfance, et qui servent ensuite de matrice à tels rêves récurrents. Revient aussi le profil à très proche distance du médecin de famille (et lui aussi, le docteur Ferchaud, d’abord cette persistance de tabac froid), la porte capitonnée – comme chez le notaire ou, plus tard, le proviseur du lycée : cette couche de crin rembourrée clouée sur les portes était protégée d’un cuir dont la fonction était tout autant religieuse qu’acoustique –, et l’application froide du stéthoscope, tousse, respire, dos et côtes (il appliquait aussi sa main et de l’autre tapait des coups secs), avant la rédaction calligraphiée de l’ordonnance, des sirops. Pas grand chose à ajouter, et je fréquenterai plus tard des amis, Paul Van Vliet, Marc Zaffran, qui en diraient bien plus.

Je ne sais pas si l’ablation des amygdales était considérée comme une de ces étapes, un peu compliquées que la varicelle, mais si peu. En tout cas, une réponse qu’on considérait comme naturelle contre les foyers à microbe, dès lors qu’on s’enrhumait trop souvent. On ne m’a jamais parlé, me concernant, d’apnées ou autres dysfonctionnements. Il se trouve simplement qu’aujourd’hui on ne pratique plus cette ablation de façon aussi systématique.

Le docteur Delorme était le chirurgien de l’hôpital de Luçon : avec quelle famille du canton n’avait-il pas eu à traiter ? Une réputation donc aussi massive que s’apercevait de loin le clocher effilé du vieil évêché au-dessus des marais. Le bon docteur Delorme se faisait vieillissant, j’en porte les traces.

Mais, pour l’enfant de six ans, le souvenir garde la majesté autoritaire d’un film très vieux, très lent, et muet. C’est un ventre dans une blouse blanche, surplombé d’un visage que la barbe gris blanc taillée rend carré, et d’un chapeau façon cuisinier. On est allongé, on est à peine plus grand que sa main qui déjà vous palpe. Puis on vous applique l’éther.

On a rarement l’occasion aujourd’hui de tenir entre les mains du caoutchouc pur. Les usages qui en demeurent sont encore principalement médicaux. Je ne peux toucher du caoutchouc (du vrai, du pur caoutchouc) sans le souvenir précis du ballon d’éther. Dans nos ballons de football il y avait cette vessie un peu transparente, pour le gonflage, qu’on extrayait parfois pour réparation, c’était ça. Pas beaucoup plus gros qu’un pamplemousse, et une ouverture qu’on vous appliquait sur le nez et la bouche.

L’odeur de l’éther était ce qui qualifiait n’importe quel lieu voué aux soins. On en avait aussi la maison, pour nettoyer les plaies, de même qu’on gardait à la cuisine, contre les taches, du trichloréthylène : j’en retrouve intérieurement les deux odeurs, complémentaires, jouissives.

Après, évidemment, on ne se souvient plus de rien. Je crois les anesthésies d’aujourd’hui, avec des produits plus complexes et parfaitement dosés, bien incapables de cette sensation vertigineuse au réveil d’une conscience extrêmement aiguë de tout ce qui concerne le mental, tandis que le corps n’a pas encore existence. Je retrouverais ces descriptions dans les Paradis artificiels de Baudelaire, bien plus tard.

J’en porte vaguement la nostalgie. Après, probablement, on s’occupe plutôt de la douleur à la gorge, pendant trois jours on vous nourrira froid, avec, ô prodige, de la crème glacée, bien avant que la consommation de surgelés n’en banalise les arômes chimiques.

Je porte en moi, par le contact encore vif d’un ballon de caoutchouc pur empli d’éther, une séparation de l’âme et du corps, qu’incarne à jamais la figure jupitérienne d’un chirurgien de canton, préparant sa retraite.

[1« Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. »


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 mars 2011
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