autobiographie des objets | 27, boîtes

boîte à ouvrage, boîte à bougies, autres boîtes


Le goût du melon d’eau, et cette tradition d’utiliser cette courge plutôt fade pour des confitures que l’orange et le citron (difficilement accessibles, donc chers) relèvent. On les fait une fois par an, on répartit la consommation des pots sur l’année.

Autre goût lié à l’orange : bien sûr on garde les écorces. Avec les écorces séchées (ou confites ?), qui vont macérer dans l’alcool (eau-de-vie de production locale, c’est une monnaie d’échange universelle ?), vont faire cet apéritif douceâtre qui est une spécialité maison de ma grand-mère maternelle : mais quelle maisonnée n’aurait pas de recette équivalente ? On la garde dans une bouteille carrée gainée de cuir ouvragé, étui qui en lui-même établit une hiérarchie définitive, dans un placard sombre et frais, à cause de l’épaisseur du mur. Puisque c’est naturel, les enfants en ont droit à une larme.

L’achat de chaussures : pour les enfants, qui grandissent, difficile que ce ne soit pas une fois par an, à l’approche de l’hiver. Elles doivent d’abord être solides, ce sont des brodequins. On les essaye, ça fait un peu mal, le marchand tâte du doigt la place qui reste en avant du pied : il faut laisser une petite marge. On nous les remet emballées de papier léger, dans une boîte en carton qui semble une possession plus précieuse que les croquenots à bonne odeur de cuir (qui ne durera pas), et les lacets bicolores tressés dans leurs oeillets qu’on n’en finit pas de boucler.

Il y a forcément, côté femmes, une boîte à ouvrage. L’arrière-grand-mère aveugle a la sienne, mes deux grands-mères, et ma mère aussi. C’est compliqué, léger, dans un cylindre d’osier doublé intérieurement de tissu (au moins pour l’une de ces quatre) – quand bien même la personnalité de la propriétaire ne se prête pas trop aux dits ouvrages, encore plus s’ils sont de femme. C’est le cas de ma grand-mère, qui se lèvre à quatre heures du matin pour les deux litres de mélange à verser dans les Mobylette des journaliers agricoles par quoi commence sa journée. Il y dans chacune plusieurs de ces dés à coudre, qui doivent pour chacune des quatre correspondre à un récit précis, d’où venu, par qui donné, et pourquoi gardé, même terni ou cabossé, ou si humble. Il y a ces méchants ciseaux droits et trapus de couture, qui vous crèveraient des yeux comme rien. Et puis l’oeuf à repriser. J’en connais donc plusieurs, un dans chacune des boîtes inventoriées en l’absence de leurs propriétaires : lourd et compact, précieuxparce que porcelaine (plus tard en plastique, aucun intérêt), forme ovoïde par définition, à l’usage mal défini pour qui ne s’en sert pas. Connaissez-vous un autre objet qui ne présenterait, comme l’oeuf à repriser, aucune caractéristique extérieure sur toute sa surface ?

Cela n’a rien à voir, mais je me souviens d’une période où le jeu c’était d’accrocher, avec une simple pince à linge fixée sur le cadre, un rectangle de carton bien rigide sur le vélo, en travers des rayons de la roue. Non seulement on émettait un bruit considérable de moto, mais il dépendait évidemment de la vitesse. On dévalait à plusieurs les côtes accessibles. On se moquait d’ailleurs de ce que les gens en penseraient : on allait si vite, qui nous aurait reconnus ?

On avait une immense supériorité à la place, en dehors de la supériorité naturelle d’habiter tout auprès : les chambres à air de tracteur, bien rustinées et regonflées à en craquer, faisaient de merveilleux radeaux. Et Michelin, mais à quelle occasion, avait offert à ses revendeurs de village, un énorme ballon de caoutchouc bleu, cela démontrait leur savoir faire, et la marque s’étalait en grandes lettres blanches sur le grand diamètre. On creusait le sable en demi-sphère, on posait le Michelin là-dedans, et ça servait de trampoline – dont on n’aurait jamais imaginé qu’un jour ces appareils à défier la pesanteur puissent entrer dans la consommation individuelle proposée par les entrepôts du loisir et sports de masse.

La soupe intitulée panade avait sa noblesse : être dans la panade, on apprendrait, mais plus tard. Comment ne pas utiliser le pain perdu ? Les noms varient selon les régions et les familles, mais le principe est le même, avec quelques herbes, de l’eau chaude ou du lait. Le grand-père versait dedans un fond de verre de vin rouge pour faire chabrot. Rien de cela qui n’appelle commentaire : je n’imagine pas que la panade ne soit pas associée aux dimanches soirs. La télévision n’était pas arrivée non plus.

J’ai un étrange souvenir d’une boîte en métal carrée, genre boîte à biscuits – mais nous n’en manquions pas : les bougies pour les voitures étaient aussi dans des boîtes comme pour les boudoirs et biscuits. Il me semble pourtant que c’était une boîte à biscuit. J’avais fait l’expérience de l’enterrer, au fond du jardin, avec un repère évidemment connu de moi seul. Et vérifier à un an d’écart (probablement que je ne tenais pas un an, j’avais dû vérifier plus souvent que ça, jusqu’à être lassé – mais, à deux ans d’écart, longtemps après cette invention-là, être allé vérifier qu’elle était toujours là, et elle y était, avoir refermé), l’évolution de ce que j’y avais enfermé. C’était un sorte de laboratoire, de vaisseau pour mars, insecte ou oiseau mort, enveloppé dans un bout de tissu, choses automobiles, mais quoi d’autre. J’y vois quelque chose de plus personnel, mais ne sais pas le retrouver. Je creusais, trouvais le couvercle fin, dégageait l’ensemble, ouvrait, puis manipulation inverse. C’est associé pour moi à la lecture récurrente de L’île au trésor. Mais quel était mon trésor ?

Des bougies et des roulements à billes, c’est la sensation dans la main qui compte : on en avait à volonté, puisque pièces d’usure. Mais, dans l’ensemble des perceptions, c’est le poids relatif de ces objets qui les distinguaient de tous les autres. Lourds en main, très compact. De la bougie, le petit cylindre de porcelaine et l’étonnante gravure des caractéristiques et du chat en noir et blanc associé au nom en rouge de la marque, Marchal. Les roulements à billes, soit minuscules et tournant longtemps, longtemps, soit – je préférais – quand on pouvait en négocier un, issus des boîtes de vitesse de camion, presque gros comme une assiette. Des deux que j’ai ici, dans mon bureau, marque non pas SKF mais NKG, je les garde dans leur boîte d’origine, et le papier graissé qui les isole de la corrosion. Une des boîtes est ouverte, je déballe le roulement, puis le range. L’autre boîte je la garde fermée.

Métal, chat noir et billes de verre : j’ai découvert récemment, dans une boutique de campagne, un objet que je croyais évanoui depuis longtemps. On plaçait dans les cerisiers, et plus généralement là où il fallait effrayer les oiseaux – plus efficaces qu’un épouvantail traditionnel, avec manche à balai, paille et vieux chapeau, une tôle noire découpée en tête de chat, avec des ouvertures en éventail découpées pour les moustaches et, serties à l’endroit des yeux, vides, transparentes et effrayantes, deux billes de verre, légèrement jaune vert. Je n’en ai jamais possédé bien sûr, mais me taraude de retourner à cette boutique de campagne et d’en acheter un – par sécurité, être sûr que ce n’est pas oublié. Pas l’objet, la peur.

Oui, il y avait probablement aussi une bougie Marchal usagée, inaltérable pour l’éternité, dans la boîte enterrée.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 26 mars 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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