Guillaume Vissac | logiques du corps dans "Fichaises"

une lecture des "Fichaises" de Christine Jeanney sur "Fuir est une pulsion"


Je crois que le plus haut sens de notre expérience publie.net, c’est quand on s’éloigne de tout modèle vertical, qu’on s’abandonne au rhizome. Quand les auteurs deviennent les meilleurs lecteurs de ce qui surgit là, et s’en saisissent. Et qu’on est au bord de ce changement déterminant de régime.

Je ne sais même pas si cela s’appelle critique : plutôt qu’on lit écrivant, plutôt que l’écriture engendrée par lire devient notre texte même.

Ainsi, à découvrir chez Guillaume Vissac, dont publie.net a publié récemment (3ème opus) Accident de personne, cette lecture de Christine Jeanney, Fichaises, 3ème opus également.

Je fais seulement un copier-coller du texte : sur le site de Guillaume Vissac, le même texte dans un monde neuf de liens, images, qui sont en soi une nouvelle cohérence.

Manière aussi de nous joindre au signalement du Journal du rat, qui a pris la suite de Fichaises dans les work in progress en provenance de Lure (Haute-Saône), et de rappeler aussi ce texte dense, nécessaire, qu’est Signes cliniques – et peut-être que ce que Guillaume Vissac dépiste d’une logique du corps dans Fichaises n’aurait pu s’écrire sans Signes cliniques.

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Et dans les répercussions web de l’aventure publie.net, noter ce billet de Christine Genin (et commentaires qui l’accompagnent...) dans le blog des lecteurs de la BNF, où tout naturellement aussi les informations concernant publie.net, accessible désormais depuis la BNF (ou de chez soi, si vous disposez d’une carte de chercheur) est relié à ce rhizome des blogs de nos auteurs...

 

Guillaume Vissac | Fichaise (subst. fém.) : chose sans importance. Vraiment ?


J’ai quelques rituels le matin. L’un de ceux-là : lire en déjeunant l’Autofictif du jour, mais je crois que nous sommes nombreux dans ce cas. Un autre, glisser vers le Journal du rat de Christine Jeanney, fidèle au poste aussi tous les matins. Les Fichaises ont été mises en ligne selon le même rythme : une par jour, pendant 71 jours, mais j’ai loupé ces publications en direct, relayées par Twitter ou signalées par la mise à jour du flux dans Netvibes. Voilà pourquoi je suis passé directement par l’étape dense : celle de la lecture du texte dans sa version Publie.net disponible depuis quelques semaines.

Très jeune, il avait eu envie d’écrire. Il lui semblait qu’un titre, un bon titre pouvait contenir l’essentiel et c’était assez. Une liste de titres seulement dans un carnet.

Plus tard les premières phrases. Elles devaient être larges, enveloppantes, mystérieuses, directes et indécises, un carnet rempli d’incipits. En vieillissant, une terrible envie de conclure. Le dernier mot, son importance, le point final et cette dernière syllabe avant silence, des fins les unes derrière les autres dans un carnet. Et puis les digressions, bien sûr qu’il en avait écrit des tonnes, plusieurs carnets. Finalement il avait dispersé ses livres, mais les avait écrit tous à la fois et en même temps.

Fichaise 71, Sommaire

On le sait, la littérature numérique se prête tout particulièrement au jeu des formes courtes. Ici les Fichaises pourraient être définies comme des micro-fictions, des rêves, des minusculités, peu importe le mot. Sur le PDF, la plupart de ces petites choses ne dépasse pas une page. Pourtant, un réseau se tisse. Ma lecture, dense donc, a construit d’elle-même une sorte de colonne vertébrale, une carte routière pour mieux se repérer, s’orienter, se mouvoir autour de ces 71 marches. À chaque fichaise mettant en scène le corps, j’ai fait semblant de corner la page, l’en haut à droite de l’écran, tout simplement pour baliser.

Elle s’échappa de lui, un jour. Effrayée, spongieuse, il la vit filer derrière la porte du sous- sol. Un animal en fuite, pensa-t-il, avant de réaliser qu’il se tassait, doucement, depuis la tête jusqu’aux hanches.

Son échine, incapable de se courber maintenant, ondulait dans le vide. Glissade vaine, accordéon sans force, un chapelet de cavités inutiles. Il se souvint d’une baleine de parapluie qu’il avait dû jeter la veille (quel gâchis, murmura-t-il).

Il l’appelait, petit, petit. Elle se recroquevillait davantage, détournant sa tête inexistante, fermant ses yeux fictifs aussi fort que possible dans un rictus qu’il ressentait à défaut de voir. Résigné, il n’insista plus, mais elle frissonnait chaque fois qu’il approchait la porte.

Fichaise 3, La colonne vertébrale

D’abord le corps est autre, il se poursuit, s’attrape, s’échappe et disparaît progressivement au dedans de lui-même. On ne le sait pas encore, mais il se trouve que c’est récurrent.

Elle rongeait son index au moindre désagrément. Très vite, elle n’eut plus assez d’ongle, ni de peau, ni d’os, et elle dû se résoudre à entamer sa paume, puis son bras (contrariée par la disparition d’une main cependant bien utile lors- qu’il lui fallait taper du poing sur la table parce qu’envahie d’un agacement légitime).

L’autre bras y passa, puis la jambe gauche, ce qui l’immobilisa tout à fait. Figée dans une mauvaise humeur constante qui paralysait ses déplacements, elle n’entendit pas son thérapeute lui proposer une cure de relaxation tant elle se rognait l’oreille avec rage.

Fichaise 8, Crispation

Puis c’est de notre propre corps qu’il s’agit, qu’on avale également, et l’image qui accompagne le texte est flagrante et joue à devenir le miroir de ces quelques dizaine de mots.

« Marre, marre, marre. Cisailles, cut, cut, une brochure à tailler, et contourne et évide, et je souffle sur les rognures, qu’elles dégagent, papiers, hargne, sueur, fini les un, les le, hop, marre, marre du masculin, plus un seul un, merde. Merde ?... la merde, féminin, je garde, bof, mot, un mot, taille.

Oh, lui. Sa rose, ses planètes, ça passe mais le reste à la baille, apprivoise le renard au couteau, cut cut, et marmot, cut, dessine-moi du cut cut ! hop. Volume suivant : dictionnaire, rien que le nom m’amuse, la couverture à coups de cutter, attends la suite, arriver aux noms propres pour la tuerie, confettis de gens, de Jean, de plein, l’hécatombe, la place que ça va faire, cut, cut – ! – »

Elle s’est regardée dans la glace, vu sa figure avec son nez. Possible qu’elle ait levé le bras. Ah, le bras.

Fichaise 32, Genre

Ensuite le corps des mots, directement, dont on extrait le genre et qu’on charcute sans concession jusqu’à ce que tombe sentence finale, celle d’amputer le mot comme on ampute le membre.

Il prenait une douche et il fondait. D’abord la main gauche, celle qui ne tenait pas le pommeau, et l’avant-bras. Ça s’en allait en gouttes orange très propres, trois tours au fond du bac avant de sombrer dans la bonde, trois tours en sens inverse des aiguilles d’une montre, force de Coriolis.

Ses pieds disparaissaient par le bout, délicieusement, les deux en même temps, orteils en pétales détachés, je t’aime, un peu, beaucoup, mais curieusement pas les talons (rassurant cette taille qui ne faiblissait pas). Aucune douleur, juste rester attentif, et surtout éviter de se mouiller la tête sous peine de ne plus voir. Se tenir prêt à refermer le robinet, et il savait le faire. D’un geste vif, il esquivait la fonte avant séchage, dans l’attente résignée de sa reconstruction apparente.

Fichaise 39, Jet

Comme on le coupe, comme on l’avale, comme on le broie on laisse aussi le corps se fondre, dans de l’eau c’est plus pratique, mais c’est encore cette disparition progressive que le texte articule. Et rappelez-vous qu’avant Fichaises, déjà chez Publie.net, déjà Christine Jeanney, on vous parlait d’un texte appelé Signes cliniques et mentionné ici et là, et ces rêves, ces bribes, ces textes n’en seraient-ils pas l’écho direct, comme un symptôme d’avant, un signe, un poids, une récurrence issue de là ?

Elle avait une marque sur son corps, un trait. Pas un tatouage, pas un grain de beauté, pas une brûlure, ni une cicatrice. Et ça ne partait pas, ni en frottant ni en savonnant.

Ça se déplaçait quelquefois. Le trait glissait sur son coude sur son flanc, il fallait qu’elle le cherche longtemps, caché sous le mollet ou, avec jeu de miroirs orientés, le débusquer collé sur l’omoplate, au creux de l’aisselle.

Un trait inamovible voyageur, ni gommé ni nommé, qu’elle était inquiète de voir mais soulagée. Elle s’endormait en pensant que si son trait disparaissait, elle s’effacerait aussi.

Fichaise 52, Rature

Et lorsque le corps se mélange à l’encre (ou l’inverse), c’est encore le corps qui se retrouve à rechercher sa propre queue, à poursuivre, toucher puis mordre l’un de ses membres pour l’effacer avant que lui ne disparaisse. Mais quelle que soit l’issue de cette poursuite le corps semble voué à finir délavé, aspiré quelque part par le siphon d’une douche, broyé par quelques langues économes ou bien soufflé par quelques courants d’airs encore en marche.

Il se frotte les joues et c’est tout son visage qu’il déforme, sa peau molle lui fait des pommettes supplémentaires, des bajoues, son visage malaxé qu’il pourrait tordre et il ferait couler des gouttes, front et menton torsadés, ensuite claqués dans l’air pour étaler et puis réajustés à la va vite, à peu près là, à peu près là, l’idée qu’on se fait d’un visage ou pas loin. Mais il décide de l’arrondir au maximum, une boule, son visage boule parfaite, la sphère des manuels de mathématique section géométrie. Se place les mains autour du cou et le serre, le lisse, lisse, la gestuelle du potier sur son tour quand il affine la terre humide en cône. Sa tête maintenant repose en équilibre sur le sommet du cou, instable, elle balle, risquerait de tomber, tangue bizarrement. Trois doigts dans le front qu’il enfonce, plaque la paume, saisit sa tête, la lance comme une boule de bowling. Voir où ça mène.

Fichaise 55, Projetée

Voir où ça mène. Je ne sais pas trop. J’en viens moi-même à me mordre la queue car la piste du corps dans les Fichaises, on peut le dire, tourbillonne. C’est comme se réveiller d’un rêve déjà bouffé puis digéré par l’éponge du cerveau et puis se demander tout haut, la gueule un peu de travers : est-ce qu’on est bien maintenant et est-ce qu’on est soi-même ?

Fichaises peut se lire dans la durée, ou pas, dans l’ordre ou dans le désordre, sur grand écran ou dans la poche, dans la paume de la main, sur écran timbre-poste. Sont proposées ici sept de ces « choses sans importance », en restent donc 64 que je n’ai pas effleuré avec mes propres mots. La piste du corps que j’ai suivie (et où je me suis perdu) n’en est qu’une parmi tant d’autres. Toutes les autres sont également ouvertes à méticuleuse exploration.

© Guillaume Vissac


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 mars 2011
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