autobiographie des objets | 7, magnétites

habitudes de toucher


Je vais sans ordre. Je prends les choses selon qu’elles me viennent là dans la main. Selon la curiosité que j’ai de les tenir, quand nous sommes tant requis par l’ordre immatériel, les textes qu’on stocke sur des serveurs loin – rien d’immatériel dans ces transferts de données et lieux de stockage, mais la propriété ne nous en est pas déléguée, quand nous venons d’un monde où c’est cela même qui décidait de la relation entre les hommes, et la reconduction de ce qui les assemble. Je ne garde pas longtemps mes ordinateurs : je n’en tiens même plus vraiment compte, attentif plutôt seulement à ce que les données et les outils qui les traitent puissent être indépendants de la machine même. Près de mon bureau j’ai deux magnétites, une ronde et une ovale. Comme d’acier lourd, et poli. Que la bille de métal tombe et rebondisse, on l’attrapera avec l’ovale. J’en tiens une dans la paume, l’autre me roule sur les doigts sans pesanteur. Je ne peux pas les garder sur ma table : elles risqueraient de fausser ou détruire à jamais ces équilibres électro-magnétiques qui constituent nos données, ou le disque dur des sauvegardes, ou la carte de crédit dans le portefeuille. J’ai rarement à téléphoner, et très peu d’interlocuteurs – une de mes défenses est d’ailleurs d’oublier très vite ce que dit au téléphone, pour leur apprendre à expédier plutôt des e-mails. C’est quand je téléphone que j’attrape mes magnétites, et qu’une main joue avec pendant que l’autre tient l’appareil. Je les ai achetées dans cette boutique rigolote de Soho, à New York, spécialisée dans ce genre de curiosités naturelles. J’aime New York, c’est un des rares lieux où je me sente chez moi : si je parle via les objets des lieux de mon enfance et de mon adolescence, cela ne crée pas d’affinité pour autant, et de nostalgie moins encore. New York est une ville de mains vides, de regards et de pas – ville qu’on consomme sans reste. Si, dans les vêtements que je porte, je saurais bien reconnaître ceux qui viennent de cette fois où la valise était parvenue en retard. Mais j’ai ces magnétites.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 26 février 2011 et dernière modification le 9 février 2013
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