Zola photographe

et si Zola n’était pas mort aussi bêtement, aurait-il écrit enfin sur la photographie et son nouveau Kodak ?


Ce texte que a été écrit à la demande du musée du Jeu de Paume en accompagnement de l’exposition d’une cinquantaine de photographies choisies parmi les 7 000 de Zola – voir images Magazine du Jeu de Paume, Zola/Kertesz. Est-ce sa mort accidentelle et prématurée qui l’a empêché d’écrire sur sa pratique ? C’est une des questions sous-jacentes. Merci à Marta Gili et Françoise Bonnefoy pour proposition et accompagnement.

 

La passion Zola, appareils, plaques, images


Paradoxe des écrivains du XIXe siècle : dès que nous pensons à eux, notre cerveau d’aujourd’hui y associe leur visage (ça vaut pour Flaubert, Baudelaire, Balzac ou Hugo). Eux, ils associaient quoi, au nom de leurs auteurs ? Les magazines passent à la couleur en 1965 : ceux de ma génération ont vu et rêvé d’abord le monde en noir et blanc, savaient déjà lire quand a surgi le temps de l’image : qu’est-ce qu’ils voient dans ses accumulations, ses grossissements, ses portraits, ceux qui ouvrent aujourd’hui Zola, que moi je ne voyais pas ? La photographie, pour Zola : nouveauté considérable, amplification logique lorsque le travail de toute une vie est centré sur les signes de ce qui change dans le monde dont il participe.

Paradoxe des écrivains de cette fin du XIXe : ils ont tous accepté qu’on leur tire le portrait, mais n’ont pas associé la photographie à leur art d’écrire, ou à un bouleversement de leur rapport au monde. Rimbaud est l’exception : quand il part pour le Harar, il emporte avec lui un manuel de photographie, se fait expédier le matériel dès ses premiers gains. Accessoirement : cette fabuleuse lettre où il raconte à sa mère ce qu’il y aurait à voir sur la photographie parfaitement blanche qu’il lui envoie (erreur de fixateur, reste une seule ligne où on reconnaît un homme, un palmier, un casque colonial).

Zola photographe : quand on ouvre l’édition des oeuvres complètes de Zola par Henri Mitterrand, qu’on suit l’index des articles et entretiens, constat que Zola n’a jamais écrit sur la photographie. Pas plus que Mallarmé. Baudelaire oui, mais se trompe complètement : visionnaire dans son Peintre de la vie moderne, il passe strictement à côté des enjeux de la photographie. Comme Flaubert, en Égypte avec Maxime du Camp, écrivant à Louise Colet et s’impatientant du temps que prend du Camp avec ses plaques de verre, parce que les mots l’obligent à voir et que du Camp ne sait plus voir. Précurseur fugace : dans le Cousin Pons, à moins de dix ans de l’invention du daguerréotype, deux pages lumineuses de Balzac, mais Pons est une de ses dernières oeuvres, il n’aura pas le temps d’y revenir.

Le texte qui me fascine le plus, pour aborder Zola photographe, n’est pas un texte d’écrivain, mais l’inventaire de ses propres appareils. Balzac a initié l’autonomie des lieux en littérature, et ouvert à l’écriture de la ville. Zola a repris ce chantier et y a créé comme un tremblement de terre : se saisir comme lui seul a su le faire, physiquement, à bras-le-corps, des objets sociaux qui définissent la ville – l’industrie, le commerce, l’alimentation – et en faire sourdre le roman en le laissant happer une matrice fixe et fondatrice, ses Rougon et ses Macquart. Proust est venu ensuite, et il augmente la résolution du microscope (lire Deleuze, sur l’importance et la multiplicité des outils optiques dans La Recherche). Avec Proust, on découvre l’irruption de l’électricité dans le jardin d’hiver des Swann, l’irruption du téléphone dans les appartements bourgeois (on place le cornet dans la chambre, pour vos conversations intimes et nocturnes, ou dans le vestibule, pour les commandes de poissonnerie de la cuisinière ?), et le moteur à explosion. Georges Perec, bien plus tard, nous parlera de l’infraordinaire, et saura décrire un monde par les choses. Lorsque aujourd’hui on veut connaître un auteur du XVIIe siècle, les actes notariés incluant un inventaire après décès sont une ressource décisive : eux n’en auraient jamais perçu l’intersection littéraire.

Dans la « vente des biens mobiliers » de Zola, un an après sa mort accidentelle, en mars 1903, un cahier cartonné relève ce dont était composé l’équipement complexe, rien d’un amateur : six cuvettes, un pied, un châssis agrandisseur, un objectif dégradateur. L’écrivain peut se suffire de ses plumes (Zola, le dernier grand avant l’arrivée de la machine à écrire, déjà présente pour Proust ?) et de ses rames choisies de papier, la photographie impose un laboratoire, un mode lent et complexe. Cet inventaire nous impose de voir deux Zola : un qui est dehors, avec son pied, sa chambre, ses sacs, puis son Détective ou son Kodak ; un qui est dans sa chambre noire, avec ses produits, ses bains, son agrandisseur, et autant d’heures qu’il en faut probablement pour ces séquences martelées dans le fond de nos crânes par La Bête humaine, Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames et tous les autres.

Restons sur le matériel de Zola photographe : une beauté propre à ces réalisations mécaniques portant encore marque de leur invention. Et le cercle des amateurs doit être bien réduits. Un plaisir spécial à être le premier, qui répondrait à ce qu’il est en littérature ? Se procurer le dernier Kodak américain est probablement en soi-même un défi. Les matières en sont nobles. Ils sont lourds. Et toute une lenteur : il y a le temps d’installation, il y a le temps du développement. On n’est pas en rapport avec la furie des hommes, mais avec ce que les bois précieux (acajou, palissandre) sédimentent des décennies de l’arbre, les alliages de métal relèvent de l’horlogerie – et l’optique est le mystère qui nous donne aussi le ciel. Ainsi cette phrase, qui évoque plutôt un yacht de haute mer : chambre Brichaut d’acajou et de cuivre, avec châssis de bois noir. J’aime aussi, dans l’inventaire du matériel de Zola, que soit restée cette « boîte de plaques sèches au gélatino-bromure d’argent » qui porte sur son étiquette le nom du fabricant : « A.Lumière et ses fils ». Zola aura raté de si peu le cinéma : repenser au texte de Kafka sur les premières séances de cinéma auxquelles il assiste – est-ce que le roman de Zola, par rapport à celui de Flaubert, et même ce qui parfois nous gêne dans la vitesse et les grossissements de Zola, ce n’est pas l’attente du cinéma dans le roman ?

Matériel de Zola, encore : premier appareil qu’il s’offre après sa chambre (dès 1890), le Détective de Nadar. Un boîtier en trois parties, châssis, chambre, objectif, mais mobile, construit par Nadar pour son exploration africaine. C’est avec lui que Zola part dans Paris qu’il a tant exploré avec seulement sa plume. Révolution : on peut y utiliser des plaques (de larges plaques 9 x 12, soit presque une demi page à écrire...) ou un châssis à bobine, spécialité de l’américain Eastman, et qui fera bientôt le succès de son Kodak. Puis le « Box » (nom générique, même principe, mais un seul boîtier compact), de Mürer : c’est avec lui que Zola se photographie dans le bois de Boulogne. On est en 1900 (première année de vente du Mürer, Zola se précipite sur la dernière nouveauté, quelque soit le prix) : il lui reste deux ans à vivre, il aura encore le temps de passer au Kodak (le premier, c’est le « Cartridge », donc remplacement définitif de la plaque par la pellicule, et le deuxième, le « Pocket », instauration définitive de la mobilité). Appareils intermédiaires : la « Jumelle Carpentier », et la « Steno-Jumelle » de Joux : la révolution, grâce aux deux objectifs, c’est la formation de l’image sur une petite fenêtre rouge de verre dépoli, au dos de l’appareil – le monde devient représentation avant qu’on déclenche. Sur la« Steno-Jumelle », on peut inscrire dix-huit vues sur la même plaque 9x12, et apparition d’un obturateur à guillotine cinq vitesses. Comment ce mouvement vers l’image moderne, ce qui change, à chaque étape technique, du rapport du photographe à ce qu’il photographie, ne serait pas aussi important que le sujet photographié lui-même ? En tout cas, dans cette évolution technique en une décennie, aussi rapide que la mutation aujourd’hui de nos techniques d’appropriation du monde via Internet, et la passion de Zola pour ces matériels acquis sitôt qu’apparus, je vois une affinité avec la mutation du roman dans les mains de Zola, plus profonde que ce qu’il photographie, et peut-être le vrai message à notre intention.

La Tour Eiffel de Paris et le Palais de l’électricité : Zola photographe, est-ce que c’est accéder à l’époque mieux qu’avec le récit ? Le récit décompose les êtres et le monde, et Zola capable d’aller jusqu’au heurt, la complaisance même à ce qui heurte. La suite des photographies de la Tour Eiffel c’est le surgissement du nouveau, tel qu’on le capte dans le visible : on avait oublié, nous, comment la ville était basse autour de la Tour Eiffel, on avait oublié les cheminées d’usine qui venaient toutes proches, on avait oublié le fourmillement de la vie piétonne sur le pont de l’Alma. Montant à pied les deux étages de la prouesse de fer, Zola entre dans ce qui ne lui est pas accessible encore par le récit : la photographie peut se passer de la tragédie pour dire le présent.

Autoportraits en photographe : Zola se photographie lui-même opérant au Bois de Boulogne avec son Box Mürer tout neuf. Et cela grâce au « déclencheur pneumatique » qu’il a inventé et fait fabriquer pour sa « Jumelle Charpentier », en attendant le retardateur des futurs Kodak. Mais comment et pourquoi cette idée de se photographier photographiant ? Disposer d’un appareil photographique pour garder trace de ce qu’on exerce avec la technologie neuve, via le nouvel appareil et la portabilité ou la mobilité qu’il vous offre. Et vous dites qu’elles sont simples, les photographies d’Émile Zola ?

Autoportraits en écrivain : il faut penser le pied, penser la plaque. Il faut penser l’éclairage oblique (la leçon de Caravage, qu’on voit s’inventer dans l’atelier Nadar, appliquée par Zola à ses portraits, y compris lorsque c’est lui-même qu’il saisit). Dans l’autoportrait aux mains croisées, Zola ne sait évidemment rien de sa prochaine mort accidentelle et idiote (comme toute mort accidentelle) : photographie alors testamentaire, et on lui donnerait bien plus que son âge. Zola s’acceptant vieux comme Rembrandt aussi l’osait : le châle de laine, les lunettes, le plan coupant le chapeau, et ces mains croisées comme en peinture on les réserve aux vieilles femmes : c’est la main droite, c’est sa main qui écrit, que Zola met en lumière, inactive, sa tâche finie. Rien que pour cette photographie, il nous fallait ce Zola photographe : Nadar a su mettre tout Baudelaire dans un flou, Carjat attraper Rimbaud dans ses dix-sept ans pour toujours. Après cet autoportrait de Zola avant mort, toutes les photos d’écrivains sont des archétypes. Et cet autoportrait avec chien, dans l’allée des arbres morts (arbres nus de l’hiver) : on compterait les arbres, on trouverait pile le nombre de romans des Rougon-Macquart.

Autoportraits avec dame : quand tout est prêt, on lance le « déclencheur pneumatique » dont il est si fier, on vient près de celle qui pose, on lui met les deux bras sur l’épaule, le front dans ses cheveux à elle (si c’est la maîtresse), on la couvre du regard (si c’est l’épouse) : on a pris la pose trop vite, parce qu’on craint d’avoir pris trop de temps, on la prend toute rigide : xxx c’est la maladresse de Zola, dans les autoportraits avec dame, qui m’émeut – homme pour une fois jouet de ce qu’il fait. L’oeil mi-fermé et la calvitie dans le profil de la photo avec Jeanne. La place des enfants dans l’ensemble des images : dans ce qui s’invente de la « photographie familiale », il nous aurait importés de savoir de Zola écrivain comment il disposait l’importance des mots, et leur articulation. Respectueuses et délicates photographies de ses enfants (côté maîtresse), humour nettement involontaire du mari photographiant l’épouse devant la statue en plâtre faite à sa gloire.

Zola et le mouvement : et si c’était ça, la novation principale de ses romans avec cette phrase qui nous semble toujours à gros grains, par rapport à l’équilibre et la tension architecturée de Flaubert ? Rimbaud a ajouté la cinétique à l’art du poème de Baudelaire, Zola reprend à Balzac la primauté à vitesse et mouvement, et les bascules dans la ville moderne. Aujourd’hui on ne se pose plus la question : arrivez sur une place en voiture, vous analyserez d’abord, inconsciemment, les sens et les vitesses de circulation, puis vous remarquerez la statue, les bâtiments immobiles. Les appareils à plaque de verre ont appris à décomposer le mouvement, mais quand Zola interroge le réel, c’est de cela d’abord dont il se saisit : foules, quadricycle à moteur (ah oui, c’était fréquent, en 1894...), vélocipède, et bien sûr locomotive. Peut-être que ce sont les seules photographies où Zola dépasse la découverte, la fonction, l’expérimentation ou l’illustration, et devient photographe : parce qu’ici le sujet s’écrit seul, et ils peuvent naître, les Kertesz et tous ceux qui suivront. Ce que Zola photographie, ce n’est ni la péniche, ni la locomotive, ni leur mouvement, mais la fumée – juste ces deux fumées.

Sept mille plaques, de 1894 au coup d’arrêt du 30 septembre 1902. Zola ne nous lègue pas la magie de Le Gray et d’autres (mais sa littérature non plus ne cherche pas la magie, Zola creuse, travaille sa phrase à la pâte et la truelle), mais il prend place d’une autre façon dans notre histoire de la photographie : sa radicalité d’artiste, il l’a transposée dans sa manie des appareils, accompagnant la photographie dans sa conquête de l’instantané, de la mobilité, de sa proximité au présent du monde. Il fixe – à cet endroit recoupant la source magmatique en fusion des Rougon-Macquart –, à Londres ou en haut de la Tour Eiffel, l’histoire d’une mutation où les sauts technologiques interfèrent avec ce qui le fonde comme artiste : le regard, l’inscription toujours neuve de l’homme.

Dans la propre mutation qui affecte aujourd’hui, par le numérique (mais pas seulement), le rapport de la littérature et du monde, la jeunesse que trouve Zola à sa pratique de la photographie est un message qu’il convenait évidemment d’insérer tout près de ses livres, voire au même niveau.

 


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1ère mise en ligne 14 février 2011 et dernière modification le 31 octobre 2015
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