c’est de la veine

fin d’une librairie : un peu de notre fin à nous ?


Depuis 1920 on y vendait des livres.

Bien sûr je n’en suis pas client depuis si longtemps. Mais quand même.

C’est place de la Sorbonne, c’est récent que j’aie pu entrer à la Sorbonne (invité par Georges Forestier il y a 4 ans, puis par Jean-Yves Tadié il y a 2 ans , et le mois prochain chez Marc Jimenez : que des gens que j’ai d’abord connus par leurs livres...). Peu importe la Sorbonne. Autour de la Sorbonne il y avait ces librairies.

Chez Vrin occasion, rue Saint-Jacques, cela sentait la fumée de cigarettes mais j’étais venu avec un sac de sport et avait embarqué en 1979 le Littré en huit tomes que j’ai toujours (je consulte plus le Littré sur mon écran directement, mais je n’aime pas les autres dictionnaires, et surtout pas les dictionnaires plus récents). Chez Vrin philosophie, en 1980, place de la Sorbonne aussi, le Déclin de l’occident par Spengler et deux très beaux Lévinas cartonnés bleus : qu’importe à la philosophie la couleur de la couverture et pourtant si, plus le mot infini. En face, cette sorte d’antre à critique littéraire, des livres sur Baudelaire et sur Rimbaud, je crois que ça a fermé aussi. Un peu plus haut, au coin du Luxembourg, on entrait chez le vieux Corti assis dans l’ombre en blouse grise et qui vous dévisageait, son commis Bertrand F. tâchant de vous réconforter et de vous encourager quand même tout en continuant ses paquets de papier kraft avec de la ficelle. Le vieux Corti tâchait de vous dissuader qu’on le dépossède de ses livres, c’était sa façon de les aimer sans doute.

Il y avait aussi auprès une librairie spécialisée dans les livres de voyages, et parfois, moi qui n’y connais rien, j’entrais à la librairie de médecine de l’Odéon pour regarder les anatomies et les squelettes. A la librairie russe rue Saint-André des Arts j’achetais les poètes russes et rue Saint-André des Arts on avait Action Poétique où parce que j’avais acheté mon premier Blanchot j’ai ensuite acheté tous mes Blanchot.

Et donc au coin du boulevard Saint-Michel et de la place de la Sorbonne, les Puf. On disait ça simplement comme ça : on se retrouve aux Puf. Par exemple, la première fois qu’on s’est donné rendez-vous avec Pierre Bergounioux on s’est dit qu’on se retrouverait aux Puf et c’est bien mieux quand on ne connaît pas la personne : un grand échalas courbé doté d’un sac lourd avec des bouts de ferraille d’un côté, un cartable de l’autre, ça je ne l’aurais pas loupé. Alors avec Bergounioux, étant gens d’habitude, c’est toujours aux Puf qu’on se retrouve une fois l’an depuis dix-sept ans : et maintenant alors ?

Je n’aimais pas le rez-de-chaussée avec la littérature. Les livres y étaient banals, je ne trouvais pas les livres que j’y aimais. Je n’achetais pas ici de la littérature.

Mais déjà, près de l’escalier, commençaient les livres traitant de la littérature dite classique, comme s’il fallait la déterminer. Les livres sur. Voilà, j’y achetais les livres sur. Sur Rabelais (encore que, pour Rabelais et d’Aubigné, je marchais plutôt jusque chez Champion), sur Proust, sur Balzac , sur Nerval et tous les autres.

Puis on montait à l’étage. Il y avait les Grecs. Encore là, début novembre, j’ai acheté un livre de Jacqueline de Romilly sur la tragédie. Et puis l’histoire. On pouvait penser à une période, aller jusqu’au rayon de la période, et les livres étaient là, dépliés. J’ai acheté ici beaucoup de livres de sociologie, et n’aimant pas beaucoup la sociologie c’est vrai que j’ai toujours une image un peu amère ou mitigée des Puf : une librairie comme un sirop pour la toux. N’importe quel travail qu’on commence, on passe d’abord aux Puf, on balaie, on râtisse, on prend l’autour de ce travail. On digère en amont tout ce qu’il y a de digérable. Après les Puf, bientôt, vous pourrez commencer d’écrire. Et maintenant ?

Les Puf étaient notre réserve. Notre mémoire. La garantie de la longue durée du livre, et d’une certaine nécessité ou stabilité des savoirs. Il y a deux ans, première crise. Les Puf allaient mal. On s’est mobilisés, on a été heureux d’apprendre que ça continuait, que ça repartait. Chaque fois, dans les rayons, on vérifiait que c’étaient bien nos Puf. Inchangées parce que fiables. Pour moi, là, encore il y a deux mois.

Il y a eu le Paris des livres. On va chez Gallimard chercher un vieux Gallimard, aux Belles Lettres pour un Belles Lettres. C’est un peu la façon dont les livres faisaient rêver, et qu’on pouvait avoir confiance dans les livres. Maintenant ?

Nous n’irons plus aux Puf. Un peu plus haut, boulevard Saint-Michel, on allait à Autrement Dit et puis après au grand bistrot d’à côté boire un café en prenant un premier regard des livres qu’on y avait achetés. Les livres se lisaient ainsi, progressivement. Pour Autrement Dit c’est réussi : j’aime aller chez Compagnie, prendre devant la Sorbonne et descendre la toute petite rue, il y a même une librairie spécialisée livres de maths où je n’ai jamais rien acheté mais toujours eu envie. J’aimais aller au Divan place Saint-Germain et il n’y a plus de Divan : je n’ai jamais eu l’occasion d’aller voir le Divan nouveau, c’est trop loin.

Tant pis pour Paris, on achètera nos livres en province. J’aime une fois par an traîner trois heures dans Ombres Blanches et si Thorel laisse trop longtemps sans m’inviter à Ombres Blanches : merde à Thorel. J’aime aller chez Mollat à Bordeaux, puis poser les bouquins dans la voiture au parking souterrain et aller chez Henri Martin où je suis sûr de trouver des bouquins qui ne sont pas chez Mollat, plus le bouquiniste de la rue d’à côté, parce que les Bordelais ne savent pas leur bonheur et leur richesse (qu’ils reprennent Juppé pour la peine, s’ils veulent) : la dernière fois, super collection Roussel à des prix incroyables, chez le bouquiniste. Si je suis à vingt ou trente kilomètres de Montpellier, bien sûr je vais illico chez Sauramps une heure.

A Lille non. Le bel Arbre à Lettres de Pierre Hild et ses potes est mort, loyer trop cher. Je connais les libraires d’Orléans, de Nantes, de Metz, de Besançon, de Nancy, de Strasbourg, de la Rochelle et j’en oublie. J’habite à Tours où il y a Le Livre.

A Paris il n’y aura plus les Puf. Je ne pourrai plus donner rendez-vous à Bergounioux : parce qu’on n’ira pas s’acheter ensemble des fringues chez Delaveine, qui prend la place. On n’est pas très fashion ni l’un ni l’autre. On lira des livres quand même. Il nous manquera juste un petit bout de vie, voilà.

Ecrit en 15 minutes et 45 secondes, sans relire, ce vendredi 24 mars 2005. Vive la bouffe, vive les fringues, et un Mac Donald chez Thorel, un Celio chez Mollat, que la France sera belle.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 décembre 2005
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