Rolling Stones, histoire résumée

pour tout savoir (ou presque) sur l’histoire des Stones en 50 pages seulement


En décembre et janvier dernier, pour une commande particulièrement excitante, j’ai eu à rédiger une sorte de mini-biographie, magnifiquement scénarisée en images et documents rares – et qui devait aussi servir de base à une application iPad. Hélas, le projet a été stoppé brutalement. Mais pendant plus deux mois, et autant de préparatifs, ç’avait été à nouveau immersion Rolling Stones totale, et révision des dossiers intérieurs. Merci particulier à Édouard Boulon-Cluzel et Dominic Lamblin.

Ça fait mal, mais on rebondit. Ci-joint donc ce texte de 70 000 signes (une cinquantaine de pages, oui, dans un même billet !), en espérant qu’il serve d’initiation Stones à ceux qui n’ont connu ça que de loin (ce qui est pardonnable !).... En prémices d’un autre chantier : le 12 juillet 2012, le jour même, à 50 ans de distance, où les Rollin’ Stones première mouture ont paru sous ce nom, sur la scène du Marquee, publie.net présentera une version numérique révisée et augmentée de mon livre Rolling Stones, une biographie, initialement paru chez Fayard en 2002, toujours disponible en Livre de Poche.

Cette page sera progressivement enrichie de liens et images. Et rendez-vous le 12 juillet pour l’édition numérique...

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Table des chapitres


 Cinquante ans de cailloux qui roulent
 London, Marquee Club, 12 juillet 1962
 Comment devenir Mick Jagger
 Bert, Doris, Gus et Elvis
 102, Edith Grove
 Chant pour Brian Jones
 L’université du rock’n roll
 La signature Jagger-Richard et la non-sainte Trinité
 Portrait : Bill Wyman
 Portrait : Charlie Watts
 Satisfaction
 Leurs majestés sataniques
 Stones Mach 2
 Les années Mick Taylor
 Gimme Shelter : la cassure Altamont
 L’enfoncement drogue : Exile on main street
 It’s only rock’n roll (sex, drugs & rock’n roll)
 Toronto, punition et rédemption
 Une brouille (sale boulot)
 Salon vaudou : l’expérience studio
 « Is everybody having fun ? »

 

cinquante ans de cailloux qui roulent


Ça commence avant que vous ayez vingt ans. Et puis ça prend toute votre vie. Au début, on mange de la vache enragée. L’amitié compense tout. Puis vient la vague. Elle est énorme. On ne se rend même pas compte qu’elle embarque le monde tout entier, mais vous place tous cinq, petites silhouettes, pile là où elle déferle. Et c’est beau, l’immense bruit du monde qui change ses habits gris pour la couleur, couleur de la télé et des magazines, couleurs des fringues qui s’affolent, des cheveux qui s’allongent, des moeurs qui s’ébrouent. Et qu’elles étaient belles, les musiques qu’on y glissait, d’amplis rugissants et de guitares brillantes, avec celui tout devant, qui dansait. Et puis viennent les poisons. On n’a donc tant affronté, tant appris, que pour être ainsi mangé du dedans ? Et d’autres musiciens surgissent, avec des musiques plus âpres, qui croient en finir avec ceux qui les ont précédés. Mais eux chaque fois ils reviendront tout devant, empruntant aux nouvelles vagues leur rage même. Il y a des morts, un noyé, un poignardé, ou celui dont le corps est brûlé au désert. Ou bien ceux qui renoncent, ceux qu’on remplace, qu’on les oublie ou qu’on les débarque. Puis c’est entre eux-mêmes qu’ils s’opposent, les chemins un temps se séparent. Mais quand ils se retrouvent, voilà la même alchimie des guitares et de la voix, sur la batterie qu’on reconnaîtrait parmi mille autres, d’un qui n’a jamais aimé le rock’n roll. Alors, cinquante après, on en est où ? Les vieux bluesmen ont joué souvent jusqu’au bout de leur vie. On comprend la musique autrement, on délaisse ce qui n’est pas nécessaire.Tout au sud de l’Angleterre, une station-balnéaire pour retraités, Bognor Regis : « On trouvera toujours à jouer le dimanche à Bognor Regis », dit Charlie Watts. En attendant, les cailloux roulent toujours. Qui sont les Rolling Stones, sinon la légende de notre vie même, et notre propre histoire ?

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London, Marquee Club, 12 juillet 1962


L’histoire commence par une petite annonce. Avril 1962 : un jeune guitariste inconnu, venu de sa province et qui a choisi pour nom de scène Elmo Lewis propose une audition pour la formation d’un groupe de rythm’n blues qui s’appellera The Rollin’ Stones, reprenant le titre d’un blues de Muddy Waters. Il a retenu l’arrière-salle avec piano d’un pub. Et la seule personne qui viendra n’est pas du tout la personne qu’il souhaite : un grand gars sportif qui joue du piano en mangeant son sandwich tout en surveillant sa bicyclette laissée devant la fenêtre. Ian Stewart sera toujours un Rolling Stone quand il mourra en 1983, Brian Jones ne l’était plus quand il meurt, en 1969.

Ils se connaissent via le Ealing Jazz Club, une cave, avec une bâche au-dessus de la scène pour éviter les gouttières quand il pleut, et où souvent il y a plus de monde sur la scène que dans la salle. Le grand personnage de cette histoire, au début : Alexis Korner. Un guitariste de jazz-band qui, à l’entracte, vient sur scène jouer du blues avec un harmoniciste, Cyril Davies. Big Bill Broonzy, Sonny Terry et bien d’autres dormiront dans sa cuisine, ainsi que les jeunes musiciens de province qui lui rendent visite, comme Brian Jones, justement. Le club de référence, à Londres, pour le jazz, s’appelle le Marquee. Korner a obtenu que, chaque jeudi soir, la scène y soit consacrée au blues, mais ce n’est pas pour les débutants. Le samedi, c’est au modeste Ealing qu’on se retrouve, et là : scène ouverte. Korner a son propre groupe, avec un jeune batteur jazz remarquable et recherché, du nom de Charlie Watts, et parmi les chanteurs qu’il accueille (mais ce n’est pas très important, le chanteur) un étudiant totalement inconnu, au visage et au corps anguleux, Michael Philipp Jagger. Brian Jones aussi a joué dans le groupe de Korner, mais ils sont nombreux, ceux qui rêvent de guitare électrique, et on ne peut jamais y être que le deuxième.

Brian Jones trouve un second guitariste, essaye plusieurs chanteurs, mais n’a pas de batteur (ils sont rares, et le matériel cher). Mick Jagger ne pourra rester longtemps dans l’ombre de Korner : il postule auprès de Brian. Et lui demande d’intégrer aussi son copain guitariste de Dartford, en banlieue, Keith Richards. Le répertoire : Jimmy Reed, Bo Diddley. « J’espère qu’on ne va pas nous prendre pour un de ces groupes de rock’n roll », déclare Mick au New Musical Express.

Pour les musiciens jazz, la radio c’est le vrai poumon de la diffusion : on y joue en direct. Ce 12 juillet 1962, Korner et son Blues Incorporated sont invités à la BBC. Il annule son passage au Marquee, et choisit lui-même les remplaçants : l’occasion enfin d’accorder à Brian Jones (Elmo Lewis) et son groupe ce qu’ils lui demandent avec tant d’insistance. On engage pour quelques livres le batteur Mick Avory. Le 12 juillet 1962, les Rollin’ Stones sont montés sur scène pour la première fois. Mais quand Keith Richards lance les accords d’un morceau de Chuck Berry, la réaction des amateurs de jazz du Marquee est violente – Richards ne pardonnera jamais à son directeur, Harold Pendleton.

Dans les six mois à venir, le but ce sera jouer, jouer, jouer. Qu’importent les conditions : le dimanche après-midi dans un salon d’hôtel vide, et dans ces tout petits clubs, le Flamingo, le Piccadilly Jazz Club, le Red Lion pub. Mais une fois par mois on joue au Ealing, et ils seront quand même invités une nouvelle fois au Marquee en septembre.

Aucun d’eux pour savoir que ça va durer un demi-siècle.

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Comment devenir Mick Jagger ?


Et si le vrai départ de la carrière des Rolling Stones, c’était ce jour d’avril 1961, sur le quai de la gare de Dartford, au sud-est de Londres, banlieue tranquille ?

Mick Jagger n’a jamais voulu s’expliquer vraiment sur son enfance et son adolescence : à nous de comprendre. Enfant sans problème, un plus jeune frère. Le père est prof de gym, la mère vend aux coiffeurs leurs shampoings et gels. C’est elle, née Eva Scutts, qui lègue à son fils les fameuses lèvres.

Fin des années cinquante, le grand essor de la télévision. Joe, le père de Mick, propose chaque dimanche matin une émission de culture physique. Démonstrations de montage de tentes de camping, de matériel de volley-ball, d’escalade : il lui faut un démonstrateur, ce sera son fils. Pour le jeune adolescent, la première expérience de la scène, de jouer pour les autres. Ça n’aurait pas compté ?

Au retour d’un voyage Joe rapporte en Angleterre ce nouveau sport, qui fait fureur aux États-Unis : le basket-ball. Mick sera le premier élève à entrer un jour au lycée chaussé de baskets toutes neuves, et personne n’a les mêmes. Et ça ne compterait pas ?

Sur son éducation musicale, silence : « J’aimais les fanfares. » Alors, ça lui est venu comment, le goût de ces disques noirs qu’il commande pour être seul à les avoir ?

En 1961, il fonde avec trois copains Little Boy Blue and the Blue Boys, et c’est lui, Little Boy Blue, le chanteur. Pourtant, à ce moment-là, la guitare est infiniment plus prestigieuse.

Jouer de son corps, le mettre en avant. La bouche et le micro, les cheveux en rébellion. Plus tard, au contact de Tina Turner et de James Brown, Mick franchira une autre étape et se fera le danseur qu’on connaît. Une gestuelle qui dédouble et accompagne l’extrême précision du décorticage de chaque syllabe dans le chant.

Cette fin d’année 1961, Michael Philipp Jagger, dix-huit ans, a réussi le concours d’entrée à une des meilleures école de Londres : la London School of Economics. Il doit prendre chaque matin le train pour Londres.
Ce matin-là, un ancien copain le salue. Hi... Son nom : Keith Richards. Ils se sont connus à l’école primaire, puis Mick a déménagé. Ils se sont revus de loin : ainsi, Keith se souvient avoir acheté une glace à Mick, dont c’était le job d’été.

Keith, lui, se rend à la prochaine gare de banlieue, au lycée professionnel. Sous son bras, Mick a des 33 tours : Chuck Berry, Muddy Waters...
Keith écarquille les yeux : You’re into Chuck Berry, man, really ? Un, parce que ces disques sont rares, on ne peut se les procurer que par correspondance. Deux, parce que ce n’est pas son idée de l’ancien copain, d’un milieu social si différent du sien.

Les disques ça ne se prête pas. On convient que Mick viendra chez Keith, et qu’ils les écouteront ensemble. En échange, il l’invite à apporter sa guitare (une semi acoustique Hofner) à la prochaine répétition de Little Boy Blue and the Blue Boys.

Keith Richards jouer avec d’autres ? « Il mettait longtemps pour apprendre un morceau, dira Dick Taylor, le bassiste, mais une fois qu’il savait les accords, il pouvait les jouer trois heures sans broncher. » Plus tard, Bobby Keyes le surnommera Mr Keep Rigid.

Keith est heureux : il a un ami, et il joue dans un groupe. Ce même été 1961, Mick rejoint les Richards qui campent sur la côte, lui et Keith feront la manche aux terrasses avec Little Queenie : c’est peut-être bien ça, en fait, le premier concert des Rolling Stones.

Mick Jagger, au mois de septembre 1962, ne sait pas qu’il ne finira pas l’année scolaire. Mais comme dira Eva : « Au moins, ça lui aura été utile, maintenant qu’ils font de l’argent. » Et lorsque l’aventure Rolling Stones décolle, il se dit probablement que c’est bien de vivre ça, que ça va durer deux ou trois ans et puis au revoir. Il aura d’autres tentations : celle du cinéma, par exemple, comme acteur, puis comme producteur. Qui pourra jamais expliquer Mick Jagger ? Il n’y a peut-être pas d’explication. Ce qu’il a compris d’une énigme, entre la danse, ou le mouvement, et le rythme, il en est le dépositaire unique. Entre New York, Londres, Paris ou Amboise, Moustique où sont ses maisons, Mick Jagger est probablement une des personnes au monde les plus secrètes, les plus insaisissables. Mais regardez comment, pour son anniversaire, dans l’île de Moustique, il improvise pour quelques amis, avec quelques musiciens anonymes, un concert de blues, ou regardez comment Muddy Waters ou Solomon Burke, ou Howlin’ Wolf, l’ont considéré comme un égal : jamais Mick Jagger n’a triché avec le soubassement de toute cette histoire. Un soubassement qui tient en douze mesures, et une façon de découper trois mots simples.

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Bert, Doris, Gus et Elvis


« Lequel fait les disques ? », demandera Allen Klein à Andrew Loog Oldham, quand il lui rachètera les Rolling Stones. « Celui-ci... », répond Andrew, en montrant Keith Richards.

Et pour des milliers et milliers d’entre nous, ce mystère : qu’avait-il de plus qu’aucun de nous tous, cet anonyme gamin de banlieue, pour devenir le symbole même du rock’n roll, et le plus élégant de ceux qu’il a jamais dévastés ?

La réponse est complexe. Ainsi cette drôle d’histoire, que raconte tardivement Keith Richards dans Life, son autobiographie. Cette année-là, en 1954, l’ancien chef de choeur de la prestigieuse université d’Oxford vient d’en être chassé pour pédophilie : à cette époque lointaine, on préfère les solutions hors tribunaux, le coupable est muté dans une périphérie ouvrière lointaine de Londres, cela vaut mieux qu’un scandale. Et c’est ainsi que le collège de Dartford hérite de son nouveau professeur de musique, et qu’un petit noyau d’élèves seront partiellement dispensés de cours, deviendront en deux ans une chorale aguerrie : désir de revanche du monsieur ? L’année suivante, au moins de juin, sélectionné parmi les meilleurs chanteurs en costume d’enfant de choeur de tout le grand Londres, Keith chantera un Alleluia en soliste, au Royal Concert Hall, juste deux mille personnes et la reine. Première fois qu’il connaîtra ce vertige d’avancer vers le bord de la scène, devant un public, et ne devoir compter que sur soi-même – il dira avoir revécu cette sensation toute sa vie, à chaque concert. Et quelle meilleure école pour l’oreille ? L’année suivante, c’est la mue, finie la chorale. Et, après deux années quasiment sans aller en cours, le redoublement. Pour cela qu’il finira au lycée professionnel de la ville d’à-côté, le Sidcup Art School. Quant à l’éphémère et anonyme ancien chef de choeur d’Oxford, a-t-il gagné sa réhabilitation ? Sans lui, il n’y aurait jamais eu de Rolling Stones.

Qui sont-ils, les Richards ? Le père est contremaître à l’usine d’ampoules électriques, et la mère fait des remplacements à la boulangerie du quartier. Ils se sont rencontrés à la chorale de la paroisse, et n’auront qu’un fils : Keith.

Une fois par an, en caravane, on va sur les plages de la côte sud, toujours au même endroit. Là-même où, plus tard, il achètera sa maison de Redlands.

Quand naît Keith Richards, le 18 décembre 1943, Londres est sous les bombes, on s’éloigne à la campagne, on emménagera à Dartford après la guerre.

Le personnage majeur de son enfance, c’est son grand-père maternel, Gus Dupré (anglicisé en Dupree). Gus a été saxophoniste de bal. Ses poumons brûlés par le gaz moutarde pendant la première guerre mondiale, il passe au violon, et joue dans les groupes qui viennent offrir aux soldats américains cantonnés autour de Londres la musique country de leur pays.

C’est parce que tout imprégnée de cette culture populaire, que Doris laisse en permanence la radio allumée sur ces radios américaines. Parfois elle danse, le bébé dans ses bras.

Quand on rend visite aux grands-parents, Gus décroche la guitare. Lui, qui montrera au gamins ses premiers accords, sur Malaguena : « Si tu sais jouer ça, tu peux tout jouer.3 » Il l’emmène en virée à Londres, chez un vieux copain luthier.

Quand Keith réclamera une guitare, Doris lui achètera la moins chère, une guitare espagnole, à la coopérative de Dartford. Pour accroître la résonance, il s’assied en haut de l’escalier. Avec la guitare, il a voulu un électrophone : pour jouer et rejouer sans cesse I’m left you’re right she’s gone d’Elvis Presley, et tenter d’apprendre par coeur toutes les notes du solo.

Qu’on regarde, sur les plus récentes photos de Keith Richards, la déformation des doigts : une vie de guitare, une fidélité à soi-même. Qu’on l’écoute aux côtés des musiciens de légende, blues avec John Lee Hooker, country avec Willy Nelson, ou l’instrument lui-même avec Willie Nelson : il a payé ses dettes. Et pour nous tous, dette à la figure du grand frère éternellement rebelle, éternellement dans le risque.

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102, Edith Grove


Le berceau des Rolling Stones, c’est une adresse. Dans une rue maintenant pimpante, mais en 1962 bien fatiguée, où on partage en colocation un logement à l’étage : le 102, Edith Grove.

En septembre 1962, les Rollin’ Stones jouent à nouveau au Ealing Jazz Club. Entre deux morceaux, le chanteur demande si quelqu’un, dans la salle, serait intéressé par une co-location avec eux ? Et c’est ainsi que James Phelge entre dans la vie du groupe. Deux chambres, une pour Mick et Brian (Mick est encore étudiant, ne sait pas qu’il ne finira pas son année), une pour Keith et Phelge.

Dans la journée, ne restent que Keith et Brian : un micro suspendu au plafond, ils élaborent ce style à deux guitares qui sera leur marque. À Edith Grove aussi que Brian découvre l’harmonica.

À l’étage au-dessus, deux retraités qui mettront longtemps à comprendre que ce ne sont pas les oiseaux et les chats qui leur vident leur garde-manger de grillage suspendu à la fenêtre. À l’étage au-dessous, deux infirmières qui soigneront gentiment (et gratuitement) leurs bobos.

Et de grands événements : en octobre, un ingénieur du son, Glyn Johns, leur fait enregistrer leur premier disque, You can’t judge a book by the cover, assorti d’un contrat d’exclusivité. À Edith Grove, on joue et rejoue sans cesse le disque.

Brian, le chef, le fondateur, se charge des lettres aux journaux et magazines, et de téléphoner aux clubs pour trouver des engagements. Adepte du camping sauvage, Ian Stewart, dit Stu, le pianiste, a une camionnette qui passe elle aussi au service du groupe.

Ce n’est pas le luxe, à Edith Grove : s’il y a trop de vaisselle sale, on la sort dans la cour quand il pleut, puis on range. La maman de Keith Richards apporte de temps en temps à manger. Pour chauffage, il y a un radiateur qui marche à condition de glisser une pièce de 5 pences toutes les 20 minutes. Et Phelge leur donne des leçons d’originalité, qui feront partie de leur image.

Mais les temps changent. Octobre, c’est Love me do, qui lance les Beatles et en fait un phénomène : la musique électrique conquiert droit de cité.
Toujours pas de batteur. Carlo Little n’est pas toujours disponible. On s’entend avec Tony Chapman, un gars de la banlieue nord, mais il ne joue pas vraiment en rythme. Ce soir-là, Chapman a amené avec lui son copain bassiste, William Perks, qui se fait appeler Bill Wyman. Avantage, il a apporté son propre ampli, gros comme une armoire, avec une prise supplémentaire pour un des guitaristes. Mais Wyman n’aime pas le blues, trop répétitif, et porte la banane comme les fidèles à Elvis. C’est ce même soir qu’on dit à Chapman que non, ça ne colle pas, on ne souhaite pas le revoir. Tu viens, dit-il à son copain bassiste. Non, je reste.

En janvier, pour rejouer au Marquee, ils trouvent de quoi enfin payer Charlie Watts. Qui déclarera à son propre groupe, le soir même : – Je joue avec ceux-là, maintenant. Le 18 janvier 1963, pour la première fois les Rollin’Stones jouent au complet : Brian Jones, guitare, harmonica, chant ; Mick Jagger, chant, harmonica ; Keith Richards, guitare ; Bill Wyman, basse, chant, Charlie Watts, batterie.

Brian se démène. Il obtient de Giorgio Gomeslky, le propriétaire de plusieurs clubs, de faire, le dimanche après-midi, l’ouverture d’une de ses salles, quand il n’y a pas encore de public, et qu’il faut attirer le monde. Gomelsky est un inventeur : il sera le premier à éteindre la lumière dans la salle, pendant que les musiciens jouent sous projecteurs, comme au théâtre. Il reprend, en grande banlieue, à Richmond, une salle de bal à l’antique, mais avec de la place. Dave Hunt, le chanteur à succès qu’il y fait jouer chaque dimanche soir le plaque pour partir en tournée, il lui faut un remplaçant : ce 24 février 1963, ils jouent pour la première fois au Station Hotel de Richmond. Et de vingt personnes on passe à quarante, puis cent. On joue un morceau qu’on fait durer 20 minutes. Le Station Hotel est le vrai début du succès des Rolling Stones.

Gomelsky a pris les Stones en main : distribution de tracts aux slogans the thrilling, exhilarating, galvanic, intoxicating, incomparable Rolling Stones, ou bien Hyperheradox R & B voluptuousness from the tempestuously transporting Rolling Stones – et fin de The Rollin’ Stones sans le g. Premier passage à la télévision, dans une émission où ils précèdent les Beatles, qui les raccompagneront Edith Grove, et les inviteront le 18 avril, à leur historique passage au Royal Concert Hall. Brian, qui aide avec les autres Stones à rempiler le matériel dans le camion, à la fin, signe ses premiers autographes : on l’a pris pour un des Beatles, révélation du statut de star, voilà ce qu’il veut être.

Conséquence imprévue : ce début mai, à Liverpool, très loin de Londres, l’homme qui à Decca avait loupé le contrat avec les Beatles se retrouve dans un jury de groupes locaux à côté de George Harrison. On ne vous en veut pas du tout, dit Harrison à Dick Rowe. Et puis : avez-vous entendu parler, à Londres, de ce groupe qui joue au Station Hotel de Richmond ? Quand il se retourne, l’homme a disparu, court vers la gare. Il a loupé les Beatles, il ne loupera pas les Stones.

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Chant pour Brian Jones


« Un buste de taureau du pays de Galles, monté sur de petites jambes », dira Charlie Watts. Il en souffrira beaucoup, Brian Jones, de ses petites jambes.

Au départ, l’enfance confortable d’une famille dont le père est ingénieur dans une usine d’avion, à Cheltenham, tout à l’ouest. On pratique la musique en famille, il y a un orgue à la maison, on fait répéter le choeur de l’église. Brian aura très tôt des leçons de piano.

Il n’a pas 14 ans, qu’il découvre le jazz. Fini le piano, il passe à la clarinette, puis au saxophone, joue le samedi soir. Difficilement conciliable avec le lycée : une copine de classe devient enceinte, on s’arrange avec la famille, mais il doit partir. Il travaillera dans un magasin de lunettes, fera quelques jours d’apprentissage comme chauffeur de bus, puis part en stop à Londres, fera vendeur dans un magasin de disque.

Mais c’est à Cheltenham encore, qu’il a découvert l’intermède blues d’Alexis Korner, et revend le saxophone pour s’offrir la guitare électrique qui ne le quittera plus. Chez Korner qu’il s’héberge à Londres, sous le pseudonyme d’Elmo Lewis, jouant au bottleneck les blues d’Elmore James.
D’autres compagnes, d’autres enfants, une vie qui ne cessera pas d’être infiniment compliquée.

Les Rolling Stones, c’est son affaire. Et lui, le guitariste blond à la mèche impeccable, qui en sera la vedette tout devant. Il l’assume, trouve les concerts, s’occupe des paiements.

Les autres mettront longtemps avant de découvrir qu’il exige une part supplémentaire de cachet pour lui-même, et la fêlure sera définitive.
Flamboyant et fragile. Dès le début de l’aventure Rolling Stones, l’alcool, l’argent facile, les belles voitures, Brian tombera dans tous les pièges. Dès 1965, il manque des concerts, et Keith Richards compense pour les solos.

Brian voudrait écrire comme Mick et Keith, mais ce métier particulier, il n’en vient pas à bout, se sent dépossédé du groupe. Et, désormais, ce n’est plus le guitariste qui tient la vedette, mais le chanteur.

Il compensera par l’invention, la multiplicité des instruments : sitar, dulcimer, flûte, violoncelle, xylophone, synthétiseurs... Il est l’homme-orchestre des Rolling Stones, celui que ses copains appellent Mister Shampoo.

Brian Jones sera celui qui le premier s’aventurera dans les hallucinations chimiques, mêlées d’alcool en quantité extravagante. Devenu le point faible des Stones, se concentrent sur lui les perquisitions. Brian s’isole et s’enferme. Quand Anita Pallenberg le quitte pour suivre Richards, c’est comme une fin. Puis on enverra Charlie Watts lui porter le message : il ne fait plus partie des Rolling Stones.

Il a des projets, enregistre avec John Lennon. Mais l’organisme est usé. Dans la maison de rêve (l’ancienne maison de l’inventeur de Winnie l’Ourson) qu’il fait réaménager, un imbécile se croit malin à l’empêcher de remonter de sa piscine. Tous les gosses ont joué à ça. Seulement Brian est asthmatique.

« Tu n’iras pas jusqu’à trente ans 4 », lui avait dit un jour Keith Richards. Il s’arrêtera à 27 ans, cette nuit du 2 au 3 juillet 1969, quelques jours avant que pour la première fois un homme marche sur la lune. Il est enterré une semaine plus tard, ni Jagger ni Richards ne feront le déplacement.

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L’université du rock’n roll


Trois ans à jouer presque tous les soirs. Le scandale des cheveux longs. Les tournées américaines. Puis écrire soi-même ses chansons... Les Rolling Stones à l’école d’un bouleversement mondial.

Pendant presque trois ans, ils vont jouer presque tous les soirs.
Et dans quelles conditions... On n’a pas encore inventé les « retours », ces haut-parleurs qui permettent aux musiciens de s’entendre. On est submergé par les cris de la foule, à peine si on peut se synchroniser sur la grosse caisse de Charlie Watts.

Les tournées, ce sont encore des spectacles multi-artistes. Sept ou huit, avant la tête d’affiche. On joue dans les salles de bal, deux sets de vingt minutes et au revoir. Les vedettes : Gene Pitney, Neil Christian, Brian Poole, Gerry and the Pacemakers, les Ronettes. Mais avec toujours en vedette un Américain, comme Bo Diddley : les musiciens dont ils déchiffraient les morceaux sur les disques, maintenant ils partagent la loge avec eux, apprennent leurs trucs. C’est ce que Keith Richards nommera : « l’université du rock’n roll ».

Bientôt, le nom des Rolling Stones est le plus gros sur l’affiche, et bientôt ils font le spectacle à eux seuls. On s’enfourne dans le Volkswagen conduit par Ian Stewart. Stu conduit, Mick sur le siège passager tient la carte routière, et Bill Wyman au milieu parce que, paraît-il, il a mal au coeur en voiture – ce n’est pas vrai, mais au moins est-il plus confortable que Charlie, Brian et Keith, qui nichent à l’arrière parmi les instruments. Et pour uriner, on va directement à la vitre arrière.

Bientôt, Brian puis Mick rejoindront les concerts avec leur propre voiture. Puis le problème, c’est pour échapper à la foule. Alors on fait affaire avec un loueur de voiture, Tom Keylock, un homme à qui il ne reste que trois dents mais qui a fait les commandos, et va rester longtemps à leur service.

Et la récompense : première tournée américaine, au printemps 1964. Découvrir enfin les lieux de rêve, s’acheter des disques rêvés, voir le Pacifique. Mais on les a programmés n’importe où : au Texas, dans un spectacle de rodéo. Parfois, des salles entièrement vides, hors le premier rang. Dure école. Une gâterie : à Chicago, on réserve deux jours le grand studio du soul, du blues et du rock, 2020 Michigan Avenue. Les idoles sont là. Et, pour les Stones, un de leur meilleur enregistrement.

Par contre, lorsque James Dean, complètement soûl, les reçoit dans son show télévisé, il en plaisante : « Ce n’est pas qu’ils ont les cheveux longs, juste qu’ils ont le front un peu bas. » Et quand ils s’arrêtent le long des autoroutes, on les traite de « pédés », on leur demande s’ils ont des poux.

Les tournées en Amérique, et l’argent qui les accompagne, seront désormais la ponctuation régulière de la vie du groupe. Musicalement aussi, via les studios de Los Angeles, et le producteur Jack Nitzche : les « single », les disques 45 tours qui sont le métronome du succès, seront tous enregistrés là-bas.

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La signature Jagger-Richard et la non-sainte Trinité


Alors que Gomeslky vient de filmer les légendaires concerts de Richmond, la mort de son père l’éloigne pour quelques semaines de l’Angleterre. Quand il revient, sa place est prise. Il remplacera les Stones par les Yardbirds, mais ne leur pardonnera pas.

Celui qui a pris la place ? Un gars qui a travaillé quelques semaines à Liverpool pour les Beatles, et a compris l’ampleur que pouvait prendre le phénomène. Andrew Loog Oldham est brillant, intuitif. Il récupère le contrat signé par les Stones pour leur premier disque, en signe un autre au culot avec Decca, passe un arrangement avec un producteur de tournées, Eric Easton.

Surtout, il a compris que l’argent des disques venait principalement des droits d’auteur-compositeurs. Le premier 45 tours des Rolling Stones, Come on, est une reprise. Ensuite, la panne : tout le monde fait ça, maintenant. Les Beatles écrivent pour eux, en trois quarts d’heures, I wanna be your man. Quand on l’enregistre, on met sur l’autre face du 45 tours une improvisation, avec pour nom de compositeur un pseudonyme, Nanker-Phelge : voilà comment on se partagera les droits.

Oldham, paraît-il, boucle une première fois Mick et Keith à clé dans la cuisine de l’appartement qu’ils partagent tous les trois désormais, jusqu’à ce que leur première chanson soit écrite. C’est un métier, cela s’apprend. Pendant des mois, bien avant que d’être jouées par les Stones, les chansons Jagger-Richard (Oldham a supprimé le s final) serviront à lancer des chanteurs de variété sur fond d’orchestre, et tant pis si peu survivent au premier disque. C’est ainsi qu’on fera la connaissance de Marianne Faithfull.

Il fait tout, Oldham. Il les habille : ou plutôt, s’occupe que les habits aussi soient de la provocation. L’image d’abord. Ainsi, Stu, le pianiste, avec son physique de sportif et son menton en galoche, ça ne fait pas Rolling Stones. Il le vire, les autres se taisent. Stu restera jusqu’à sa mort, en 1983, mais chauffeur et logisticien.

Oldham s’occupe de la presse, aussi. Quand la fédération des coiffeurs veut s’en prendre aux cheveux longs, pas question de critiquer les Beatles, ils offrent dans la presse une coupe de cheveux gratuite aux Rolling Stones.

« Accepteriez-vous que votre fille épouse un Rolling Stones ? », rétorque Oldham : les mauvaises nouvelles, ça nous arrange6. Jagger, Richards, Oldham : on les appelle « la non-sainte Trinité ». Si les Beatles resteront du côté sage, les Rolling Stones ont endossé pour toujours leurs habits de mauvais garçons.

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Portrait : Bill Wyman


On revient d’un concert, à quatre heures de voiture au nord de Londres. Deux limousines qui foncent dans la nuit. L’aube paraît, on a faim. On s’arrête dans un restaurant routier. Une trentaine de gars, qui commencent leur journée. Ils n’aiment pas ces oiseaux maigres, habillés de toutes les couleurs, avec des lunettes noires et des colifichets de luxe. Wyman demande un oeuf à la coque. Le serveur le regarde de travers : ce n’est pas très marrant à faire, oeuf à la coque. Les insultes arrivent des tables de routiers. Alors Bill Wyman sort un gros billet, regarde le serveur dans les yeux, et commande trente oeufs à la coque, un pour chacun des types dans la salle. C’est gagné, et c’est aussi sa revanche.

On ne soulignera jamais assez le rôle de Bill Wyman dans l’ascension des Rolling Stones.

Sur scène, une immobilité impassible. L’homme qui ne rit jamais. Mais William Perks, dit Bill Wyman, n’a pas été un Rolling Stones de l’arrière-plan.

Naissance à Penge, quartier ouvrier de Londres. Le père, ouvrier maçon, un drôle d’homme, qui cherchera la clé magique de la fortune, à travers les paris sportifs ou les pigeons voyageurs, mais c’est chaque fois lui qui se fera avoir. Le grand-père par contre donne un conseil : savoir jouer de l’accordéon, et on se débrouillera toujours, même dans la pire misère – le fils aura des leçons de piano.

Souvenirs de la maison Perks : les soirs où en famille on épluche les oignons, pour les restaurants du quartier. Avoir les mains jaunes, et l’odeur encore sur soi quand on arrive à l’école. À l’issue de l’école secondaire, Bill obtient une bourse d’études : son père le retirera du lycée pour lui avoir trouvé un emploi de magasinier. Probablement la plus forte frustration que l’enfant éprouvera de toute sa vie.

L’échappée : le service militaire en Allemagne occupée. Et la découverte : Elvis, les guitares électriques. Dès son retour, il joue dans des groupes, porte la « banane ». Mais des guitaristes il y en a à foison, quand il tombe en arrêt devant le son d’un instrument encore rare : la basse électrique. Il se construira sa première lui-même, ainsi que l’ampli. Magasinier le jour, marié, un enfant, bassiste la nuit.

Au début qu’il joue avec les Stones, il a trois ans d’expérience de plus qu’eux, énormément à leur apprendre. Mais il ne sera jamais de leur monde.

Sur scène, un style faussement simple : syncopes, gammes blues, contrepoints aux guitares, et synchronisation instinctive avec Charlie Watts, sa sûreté mélodique fait partie intégrante de la force rythmique des Stones, et leur signature.

Relégué aux seconds rôles en studio (Richards tient souvent la basse lui-même), se tenant hors de leurs problèmes de drogue, et plus vieux qu’eux de sept années, Wyman sera toujours pour eux « Ernie », prénom méprisant.

Il les quitte en 1993, pour revenir à ses expériences d’historien du rythm’n blues. Et les Rolling Stones depuis lors, officiellement, ne sont plus que quatre.

Au fait : tout au long de l’aventure Rolling Stones, Bill Wyman a tenu un journal, collectionné tickets, affiches, articles. Si on connaît aujourd’hui l’histoire des Rolling Stones, c’est parce que l’un d’entre eux y avait pensé, dans les pires furies du présent.

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Portrait : Charlie Watts


« C’est le groupe de Charlie Watts », dit Keith Richards. Et quand chaque fois, sur scène, Mick Jagger présente les musiciens, c’est par Charlie Watts qu’il termine.

Un être singulier, qui n’aime pas parler. « Je laisse faire les copains, je sais qu’ils ne diront jamais quelque chose qui puisse me choquer. »
Un musicien qui dit n’avoir jamais aimé le rock’n roll, et quand il monte ses propres groupes, ne joue que du jazz.

Un homme qui est capable de reprendre un avion, dès lors qu’en tournée ils ont 48 heures d’intervalle entre deux concerts, revenir à sa ferme d’Angleterre, passer dix heures avec ses chevaux et repartir.

Un homme qui déteste travailler la batterie : ce n’est pas un instrument solitaire, dit-il, il faut être en studio ou sur scène pour jouer.
 Et conséquence, dit-il : « vingt ans avec les Rolling Stones, deux ans à jouer, dix-huit ans à s’ennuyer ». Ou bien, une poignée d’années plus tard : « trente ans avec les Rolling Stones, cinq ans à jouer, vingt-cinq ans à s’ennuyer ».

Un original, qui n’aura jamais le permis de conduire mais collectionnera les voitures début de siècle. Qui s’habillera chez les meilleurs tailleurs de Saville Row, et vient régulièrement à l’heure aux répétitions, même sachant que Keith Richards n’arrivera que quatre ou cinq heures plus tard.
Mais quand Mick et Keith se retrouvent avant un album pour composer les nouveaux titres, le troisième à les rejoindre c’est Charlie Watts. Et pour les décisions concernant la scénographie, les graphismes, s’il chuchote son avis à l’oreille de Mick, lui qui a le dernier mot.

Charlie Watts élève des chevaux, y aura peut-être consacré plus de temps qu’à la musique. En tournée, il dessine : chaque chambre d’hôtel dans laquelle il aura dormi.

Mais écoutez n’importe quel titre des Stones, la légèreté avec laquelle les cymbales et la caisse claire épousent la voix de Jagger et l’exacerbent.

Son père était livreur de colis pour une compagnie de chemins de fer. Né en 1941, deux ans avant Jagger et Richards, il a le souvenir des bombardements sur Londres. Quand il a dix ans, il demande qu’on lui offre un banjo. Trois jours plus tard, le banjo est démonté, il joue de la batterie sur la peau. Ce qu’il cherche : ce son des bombes sur la ville.
Il fait des études de graphiste, commence déjà à gagner sa vie dans la publicité, lorsqu’Alexis Korner le recrute. Korner veut emmener son groupe en tournée dans les villes de Grande-Bretagne, Watts démissionne, ce serait gênant pour son travail. Quand Brian le sollicite, pas question de jouer si on ne le paye pas.

Et pourtant, mystère : ce mois de janvier 1963, où pour la première fois il joue derrière Brian Jones et Keith Richards, Bill Wyman à la basse, il plaque tout et les suit. La fascination du rythme suffit.

Watts a compris deux choses : se synchroniser, lui, sur la guitare de Richards, alors que partout ailleurs le guitariste suit la batterie. Et pousser ce jeu à contretemps, qui est un privilège de jazzman et non de rocker, mais qui donnera aux Rolling Stones leur définitif envol.

Il ne sera mal dans sa peau qu’une seule période, dans sa vie : lors de la brouille de Jagger et Richards, « mes amis du blues », comme il les appelle.

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Satisfaction


L’histoire des Rolling Stones, c’est l’histoire de leurs titres à succès. La capacité, dira Richards, d’avoir des antennes et capter ce qui traîne en l’air. La vieille tradition du blues et du folk : la chanson devient vôtre, parce qu’on la rechante. »

Ainsi, ce printemps 1965, Keith est nomade : à Londres il s’héberge à l’hôtel. Sur le bout du lit, sa Gibson acoustique, et sur la table de chevet un magnétophone portatif. La chanson à la mode : Dancing in the street, de Martha and the Vandellas. Au milieu du morceau, la voix continue seule sur une ligne de basse qui se répète. Dans la nuit, Keith se réveille, et enregistre 45 secondes de ce son qui l’obsède. Au matin, il ne s’en souvient plus. Le reste de la bande : lui qui ronfle. Départ pour la nouvelle tournée américaine, le riff prend forme. À Chicago, premier enregistrement. Lui, il voit une version soul, un peu lente. Désaccord avec le groupe. En studio, à Los Angeles, on lui passe une petite boîte de distorsion, toute neuve. Nouvel enregistrement. Keith Richards dit que pour lui c’était juste une version de travail, qu’il n’avait pas prévu qu’Oldham la sortirait en 45 tours.

Avec Satisfaction, les Stones changent d’échelle : d’abord parce que la chanson provoque. Nous pouvons avoir raison sur le vieux monde, parce que tel est notre plaisir. Et puis ce riff, en avant, et telle sera désormais la marque de Richards.

Il le dira plus tard de Jumping Jack Flash : chaque fois que tu commences à le jouer, l’impression que cela t’emporte...

Chaque 45 tours est comme une miniature, d’orchestration, d’invention. Mais, toujours, le riff de Richards qui le signe. Et si les Stones continuent imperturbablement d’aligner des paroles d’un machisme pas franchement drôle pour les filles (Get off my cloud, « descends de mon nuage », ou Under my thumb, « cette fille c’est le plus gentil petit animal que je garde sous la main ») de nouvelles chansons, comme Ruby Tuesday ou Mother’s Little Helper (« les enfants ne sont plus pareils aujourd’hui, se plaignent toutes les mères... ») deviennent les baromètres de l’époque, érigeant les Stones comme symbole de ce qui change.

Quant aux Stones, voitures, maisons, c’est à partir de Satisfaction qu’on va commencer de l’oublier, le monde des gens ordinaires. Un 45 tours chaque deux mois, et un 33 tours qui les rassemble deux fois par an, la recette vaut pour tout le monde. Revolver, des Beatles, amorce un virage : les deux fois 22 ou 24 minutes des 33 tours sont un parcours, et même presque un récit. L’album doit être un concept. C’est ce qui différencie radicalement ce disque au titre magnifique, December’s Children, de ce qu’amorce Aftermath, en avril 1966, notamment avec les 11 minutes de Goin’ Home. Suivra Between the buttons, dont la version américaine met en avant le travail sonore fait à Los Angeles sur les nouveaux « tubes » (Let’s Spend The Night Together, Yesterday’s Papers, Ruby Tuesday). Alors que les Beatles amorcent le travail de leur Sergeant Pepper’s, qu’arrive avec Cream aussi un nouveau concept de « super groupe », et qu’un jeune prodige inconnu nommé Hendrix commence à se produire à Londres, comment les Stones pourraient-ils répondre sinon en s’enfermant eux aussi en studio pour montrer ce qu’ils savent faire ?

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Leurs majestés sataniques


I can remember virtually nothing of the Satanic Majesties sessions. God knows what the sounds were like. We are pretty much the way we look on the cover, dira Keith Richards (« Je ne me rappelle à peu près rien de l’enregistrement de Satanic Majesties. Dieu sait ce qu’on pouvait jouer. On était à peu près dans l’état auquel on ressemble sur la pochette »).

Ils ont changé de vie, les Rolling Stones. Keith a son permis de conduire et s’est offert une Bentley. Mick vit avec Marianne Faithfull face Tamise, dans une des belles maisons anciennes de Cheyne Walk. Leurs amis font partie du monde des clubs et de la mode, comme le galeriste Robert Frazer ou Stash, le fils du peintre Balthus.

Irruption aussi d’Anita Pallenberg : mannequin, actrice, issue du monde artiste, elle fond sa vie avec celle de Brian.

Fumer de la marijuana était depuis longtemps un rituel des musiciens américains. Prendre des pilules qui vous aident à ne pas dormir (upper) ou au contraire vous endorment pour une nuit de rattrapage après trois jours éveillés (downers), une habitude qu’ils ont depuis longtemps. Avec le LSD et les acides, nouvelle étape : mondes intérieurs qui remplacent le monde réel. Et le chemin vers toujours plus dangereux : la cocaïne, l’héroïne qu’on insuffle.

Prérogatives du monde artiste, mais qui, ces années-là, basculent dans le champ d’une société qui n’a pas appris à réagir. Le premier procès qu’on intente aux Rolling Stones, c’est pour avoir, une nuit de retour après concert, pissé sur le mur d’une station-service dont le gérant prétendait leur interdire l’accès aux toilettes : « Rolling Stones piss everywhere, man », lancera Mick.

L’acide, on fait ça entre soi. Les Beatles enregistrent Lucy in the sky with diamonds. Le magazine à potins News of the world a attaqué Mick, en produisant des témoignages de sa consommation de drogue – mais en le confondant avec Brian. Procès qu’il gagne. Bruit de provocation qui se mêle à la musique : à la télé américaine, on forcera Mick à prononcer Let’s spend the time together au lieu de Let’s spend the night together.

Redlands, la ferme du XVe siècle au toit de chaume qu’a achetée Keith Richards, au bord de la mer, est une base pour le groupe. On y est venu pour le week-end : Mick et Marianne, deux ou trois de leurs parasites ou courtisans habituels, et un type qu’on ne connaît pas, Schneidermann, qui paraît-il a rapporté de San Francisco des pilules incroyables. L’après-midi, George et Patti Harrison leur rendent visite. À peine leur Rolls s’éloigne que la police fait irruption : on ne voulait pas mêler un Beatle à l’affaire. Les policiers ne savent pas ce qu’ils cherchent : ils saisissent même les petits échantillons de moutarde qu’on distribue aux passagers dans les avions. On a eu le temps d’évacuer dans les toilettes l’essentiel de la marchandise de Schneidermann, dont le rôle reste bien mystérieux. Mais dans les poches de Mick on trouvera des amphétamines, soi-disant obtenues en Italie sur ordonnance.

Même s’ils ne passeront qu’une nuit en prison, provoquant le déchaînement de toute la jeunesse d’Angleterre, ce sera pour Mick et Keith une secousse intérieure profonde. Le Times et la vieille société s’en émeuvent : « Qui veut écraser un papillon sur la roue ? » Ils apprennent à se défendre. Brian, dans sa bulle de fourrures et peluches, subira perquisition sur perquisition, contribuant à son effondrement.

Their Satanic Majesties Request, qui paraît en décembre 1967, portera les traces de ces perturbations. Enfermé dans ses orchestrations compliquées, il sera comme le chant du cygne de Brian Jones poly-instrumentiste (y compris de cet étrange instrument des années psychédéliques, le mellotron). Retenons 2000 light years from home, où on entend les portes de la prison se refermer, comme témoignage d’une époque plutôt que des Stones eux-mêmes.

En avril, pour souffler, Keith, Brian et Anita partent pour le Maroc dans la Bentley de Keith, conduite par Tom Keylock. Souffrant d’asthme, on doit laisser Brian à Albi. À Barcelone, c’est Keith qui se retrouve au commissariat, parce qu’on trouve louche un type de 24 ans qui se promène en Bentley avec une carte de crédit, mais pieds nus. Le temps d’arriver à Tanger, Anita est passée de Brian à Keith. Ils auront trois enfants ensemble, et, pour les dix ans à venir, l’histoire des Rolling Stones se pliera au rythme de leur double addiction à l’héroïne. La fissure créée avec Brian, beaucoup plus que l’échec de Satanic Majesties Request, sonne réellement la fin de la première époque du groupe.

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Stones Mach 2


Eux parlent parfois de « résurrection ». Nouvelle manière de s’affirmer sur scène, retour au blues, changement de guitariste. Et probablement le sommet de toute leur musique.

Comme s’il fallait tout reprendre. Tout recommencer. Keith s’est remis à la guitare acoustique. Il reprend le chemin de Robert Johnson, et des vieux bluesmen qui jouaient en accord ouvert. Sur sa Les Paul, accordée en sol, il enlève la sixième corde, et invente ses propres accords.

Les Beatles auront Abbey Road : eux réservent le vieux studio Olympic. Au printemps 1968, ils s’y enferment. Un jour que Keith arrive, en retard comme à son habitude, Bill Wyman improvise à l’orgue, tandis que Charlie Watts tient la batterie. Keith prend la guitare : « C’est pas mal, ce truc... » Mick rajoutera des paroles décousues, s’inspirant du jardinier un peu simple employé par Keith à Redlands.

Ainsi naît Jumping Jack Flash, et la période que Keith nomme Stones Mach 2 – « Mach 1 », on en parlait beaucoup, à cette époque où les avions apprenaient à passer « le mur du son ».

Dans Jumping Jack Flash, Keith Richards fait toutes les pistes de guitare, et Brian Jones se contente des maraccas. Dans les trois mois à suivre, va naître Beggars Banquet, un album dépouillé, presque basique dans sa tension la plus simple, et probablement un sommet, revenant au blues de Robert Johnson (No Expectations) mais qui ouvre la « période de crête » des Rolling Stones, avec des hymnes comme Street Fighting Man qui vont les accompagner sur scène pour les trente ans à venir.

Fin mai, ils acceptent de se prêter à l’expérience proposée par le cinéaste Jean-Luc Godard (que Keith continue à croire français, en non suisse, surpris qu’il ressemble autant à « un employé de banque »). L’album est fini, mais Mick a en réserve un rythme de samba brésilienne, et un thème qui lui vient de ses lectures de Baudelaire, auquel l’a initié Marianne Faithfull. Le film de Godard, One + One est un jalon dans l’histoire des films de rock en suivant étape par étape, guitare acoustique, rythmes de la basse tenue par Keith, jusqu’aux choeurs de la fin, en se tenant aux épaules, tandis qu’à côté les techniciens dorment ou bavardent, la gestation d’une chanson essentielle. Auraient-ils été si loin, si Godard ne les avait pas filmés ?

Construire le retour n’est pas si facile. On décide en décembre d’un Rock’n Roll Circus qui sera filmé par la télévision, mêlant des numéros de cirque à des groupes comme les Who ou Jethro Tull, ou l’éphémère Dirty Mac composé de John Lennon, Eric Clapton, Keith Richards à la basse et Mitch Mitchell, le batteur de Jimi Hendrix. Et les Stones tout à la fin, sauf que c’est bientôt l’aube, qu’il ne reste plus grand-monde, qu’eux-mêmes sont épuisés.

Mais le signal est passé : les Stones veulent reprendre la route. préparer une tournée américaine destinée aussi à bien montrer qui est le patron, maintenant qu’aux États-Unis ou dans la vieille Angleterre prolifèrent tous ces groupes qui n’ont eu, à leurs yeux, qu’à franchir la porte qu’ils avaient ouverte – Doors, Jefferson Airplane, Who, Cream ou Led Zeppelin...

La tournée débutera en octobre, mais Brian Jones est définitivement incapable de scène. On lui signifie son exclusion, et on recrute pour les concerts un jeune type de dix-neuf ans, au toucher d’une très grande fluidité et qui aura surtout la capacité de fondre son rythme à celui de Keith : Mick Taylor.

L’événement public prévu : un concert gratuit à Hyde Park. Les Stones répètent, quand, l’avant-veille du concert, un coup de téléphone leur annonce le décès de Brian. On jouera cependant. Jagger a commandé des cartons de papillons blancs, qu’il relâchera en hommage (mais les trois quarts sont morts dans la boîte).

Bizarre concert, l’événement Hyde Park : on s’accorde dans une caravane climatisée, tandis que dehors il fait si chaud que la guitare Flying V (la Gibson à forme de V) qu’utilise Keith sonnera faux d’un bout à l’autre.

Mais les Stones à nouveau sont sur la route.

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Les années Mick Taylor


Les Rolling Stones sont une formation basée sur un jeu à deux guitares, non pas une rythmique et une soliste, mais deux guitares jumelles échangeant sans cesse les rôles.

En studio, Keith Richards se débrouille seul, fait toutes les pistes de guitare. Pour repartir en tournée, il faut remplacer Brian Jones.

Un guitariste compétent, mais un guitariste qui n’aille pas faire de l’ombre à Keith Richards – l’équation n’est pas facile. Les grands Anglais, Jimmy Page, Eric Clapton sont pris. Justement, le pianiste et harmoniciste John Mayall, dans son groupe The Bluesbreakers, a remplacé Eric Clapton par un tout jeune guitariste, vingt ans tout juste ce printemps 1969.

Une silhouette timide, aux cheveux blonds frisés, presque effacé derrière sa Gibson SG rouge à deux pointes, mais instantanément Taylor a trouvé la clé magique : une synchronisation parfaite avec Keith Richards.

S’il n’apparaît quasiment pas dans l’album Let it bleed, il est aux côtés des Stones pour la première fois sur la pochette du 45 tours Honky Tonk Women. Un style flamboyant, des solos magiques, avec des circonvolutions à la Clapton, mais chaque fois capable de s’enserrer dans la rigide armature rythmique de Richards. Pas une rature sur scène. Mick Taylor restera un employé des Rolling Stones, rémunéré à la prestation, et pas du tout leur égal. Et sa signature ne figurera quasiment jamais, même sur les morceaux auxquels il aura contribué en profondeur.

Lorsque Keith Richards s’enfonce dans l’héroïne, après Exile on main street, Mick Jagger reprend la machine avec l’aide de Jimmy Page ou Ron Wood, et le rôle de Mick Taylor s’affirme encore.

Dans la tournée de 1972, les Stones produisent un son durci, acéré, un tempo plus tendu et rapide : sur scène, Taylor partout au premier rôle. Écouter le double concert de Bruxelles, en 1973...

Pourtant, en décembre 1974, alors que les Stones se sont rassemblés à Munich pour répéter, Mick Taylor manque à l’appel. Joint par le bureau des Stones, il annonce sa démission. Frustration de n’être pas reconnu dans son vrai rôle, lésé par l’absence de droits d’auteur sur les titres qu’il a fait naître (Sway, Waiting for a friend) besoin, alors qu’il vient de se marier et a un enfant, de se protéger de l’héroïne destructrice et omniprésente ?

Mick Taylor succèdera à Eric Clapton une nouvelle fois pour jouer avec le légendaire bassiste de Cream, Jack Bruce, et accompagnera Bob Dylan dans sa période Indifdels. Et puis du blues, dans les petits clubs, les festivals.

Il remontera une fois sur scène avec les Stones, lors d’une tournée, Richards pestant contre ce type qui joue trop fort. Et personne jamais n’aura compris pourquoi et comment celui qui offrira aux Rolling Stones le faîte de leur carrière, s’en détachera pour faire ensuite aussi peu...

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Gimme Shelter : la cassure Altamont


Octobre 1969 : retour en Amérique. Pour compléter l’album Let It Bleed avec des musiciens rassemblés sur place, on s’installe à Los Angeles. Keith Richards se fait deux amis : Bobby Keyes, un saxophoniste qui est né le 18 décembre 1943, comme lui – et a commencé à jouer sur scène dès ses seize ans, en accompagnant Buddy Holly. Et Gram Parsons, qui connaît toutes les chansons de la country américaine, et avec The Birds puis The Flying Burrito Brothers, a inauguré le mélange du country et du rock.

On veut une tournée événement. Chuck Berry, Tina Turner joueront en première partie, on rêve d’un double album « live », avec un enregistrement public au Madison Square Garden de New York (le fabuleux Get Yer Ya Ya’s Out, disque noir et monobloc). Les frères Maysles les accompagnent, et en tireront un documentaire-culte de l’histoire du film de rock, Gimme Shelter. L’été précédent, il y a eu Woodstock, festival gratuit (les frais étaient compensés par les droits de diffusion télé), tandis que les Stones vendent très cher leurs billets. D’où l’idée de conclure par un concert gratuit, sur le lieu même du renouveau rock américain, à San Francisco.

On trouve dans l’urgence un lieu, puis un autre : un circuit de course automobile, à l’écart de tout, The Altamont Speedway. Jefferson Airplane, Gram Parsons et d’autres viendront jouer aussi. On confie le service d’ordre à un gang de motards, les Hell’s Angels, qui viennent avec vin rouge et cannes de billard. Toute la nuit, des bagarres. Et quand les Stones jouent, le drame : Meredith Hunter, un jeune noir, poignardé à deux mètres de la scène, devant les caméras des Maysles, par un des Hell’s Angels.

Les Stones sont évacués par hélicoptère. Le lendemain, Jagger arrive à Genève, avec à la main un attaché-case renfermant 6 millions de dollars. Mais les questions concernent toutes la mort de Meredith Hunter, ce 6 décembre 1969 : triste fin d’une belle décennie. Les Stones devront attendre 1972 pour retourner aux USA.

De retour en Angleterre, ils ramènent avec eux Bobby Keyes et le trompettiste Jim Price. Désormais, et pour toujours, les Rolling Stones joueront sur scène en grande formation.

Mick Jagger avait acheté, à proximité de Londres, une grande bâtisse un peu déglinguée, et qui deviendra l’abri de hippies de toutes sortes, et même d’un cirque : Stargroves, qu’il préférera revendre pour s’en débarrasser. Mais c’est à Stargroves, ce printemps 1970, qu’ils enregistreront l’essentiel de Sticky Fingers. À nouveau une escalade dans la provocation, avec les deux titres enregistrés dans ce studio de légende, au bord du désert : Muscle Schoals, lors de la tournée US, Brown sugar (c’est la couleur du haschich) et Wild Horses (écrit par Keith avec Gram Parsons). Bitch et Sway pour le rock, et une immense chanson, Sister Morphine (écrite à l’origine par et avec Marianne Faithfull) qui fera elle aussi référence à l’influence grandissante de la drogue. Sticky : collant, gluant, poisseux. Quelle audace, dans ces années sages, qu’une pochette transformée en braguette qui s’ouvre... Et, accessoirement, les Stones ont désormais leur propre maison de disque.

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L’enfoncement drogue : Exile on main street.


Pour échapper à leurs impôts britanniques, les Rolling Stones annoncent qu’ils vont s’installer un an à l’étranger. Ils porteront leur choix sur la côte d’Azur, au sud de la France. Keith Richards, Anita Pallenberg et leur fils Marlon louent une immense maison face à la mer, Nellcote. On enregistrera dans les caves, grâce au camion équipé par Ian Stewart en studio mobile.

Charlie Watts achète une propriété à Saint-Jean du Gard (il l’a toujours), et Bill Wyman, à Saint-Paul de Vence, découvre que son voisin s’appelle Marc Chagall : il en résultera un magnifique livre, le vieux peintre photographié par le rocker. Temps plus trouble pour les héros : le tournage de Performance avec Mick Jagger et Anita Pallenberg a mis une première ombre entre le guitariste et le chanteur, et lors du tournage de Ned Kelly en Australie, Marianne Faithfull a fait une tentative de suicide qui clôt sa relation avec Jagger, qui se mariera le 12 mai 1971 à Saint-Tropez avec une sud-américaine, Bianca Perez Morena de Macias.
Nellcote : mélange d’héroïne circulant en quantité massive, bateau à la dérive avec tous ses passagers musiciens (Bobby Keyes, Gram Parsons) ou habituels parasites. Et dans le fond des nuits, la guitare dépouillée et rageuse de Richards. Jagger est plutôt à Paris auprès de Bianca enceinte, et se rattrapera lors du mixage d’Exile on main street à Los Angeles, ajout de choeurs et contrebasse. Un double album monochrome et rude, qui sera mal reçu : aujourd’hui considéré comme une pièce maîtresse de l’oeuvre Rolling Stones.

Et envol précipité : plainte du cuisinier, Anita ayant proposé de l’héroïne à sa fille adolescente. Descentes de police enfin (mais une fois que tout le monde est parti), et Keith Richards interdit de séjour en France pendant deux ans.

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It’s only rock’n roll (sex, drugs & rock’n roll)


Crise dans la musique : l’arrivée des punks. Crise chez les Rolling Stones : Mick Taylor jette l’éponge. Et Keith ? Dans une autre planète. Mais Angie et It’s only rock’n roll sauvent les meubles.

Image qui reste : Redlands, la maison de Keith Richards, au lendemain de l’incendie, lui et Anita devant, deux junkies égarés.

La vie nomade qui s’installe pour lui, entre une maison à Nassau, aux Bahamas, les séjours à Redlands ou Londres qui ne peuvent excéder quatre mois dans l’année, et la maison louée en Suisse près de Montreux, havre discret pour héroïnomane millionnaire. Il en profitera pour des dents toutes neuves.

Image : la tournée américaine de 1972 dite Stones Touring Party, initiales liées à ce mélange de cocaïne et d’héroïne des speedbalss qu’on ingère, le poste de télévision jeté par la fenêtre de l’hôtel, la fille mise à nu dans le Starship, l’avion qui les convoie de concert à concert. Le film culte de Robert Frank, Cocksucker blues qui en résulte mais dont ils interdisent la projection « en l’absence des Rolling Stones et du réalisateur », ce qui limite quand même grandement la diffusion.

L’album de 1973, Goats Head Soup semble à distance témoigner d’un éclatement, où chacun vit sa vie de son côté. Pourtant, tout le mois de décembre 1972, ils se sont retrouvés au Dynamic Sound Studio de Kingston en Jamaïque, se sont ouverts aux percussionnistes recrutés sur place. Keith dira qu’on n’est pas capable d’écrire un vrai morceau de rock’n roll si on est pas capable aussi d’écrire une vraie ballade : Angie (hommage à sa fille Dandelion, rebaptisée Angela) les propulse à nouveau dans les hauts des hit-parades internationaux. Mais plus possible de savoir qui se cache derrière la pochette aux figures voilées androgynes.

Tandis que son couple avec Anita Pallenberg se fissure, Keith Richards s’achète une maison à Nassau (les Bahamas et le reggae deviendront un ancrage permanent de sa musique depuis lors), et, à Londres, s’héberge dans une annexe de la maison du guitariste des Faces, Ron Wood, sans savoir que dans le studio privé de celui-ci, à quelques mètres, Mick enregistre les maquettes qui doivent permettre aux Stones de durer même si Richards devient définitivement junkie. Mais qui pour le savoir, quand surgissent les ors de It’s only rock’n roll (dont le morceau titre sera enregistré avec Mick Taylor, Ron Wood et Jimmy Page, mais sans Keith) : le titre de l’album nous suffit pour l’équation vitale, Rolling Stones égale rock’n roll. Et Dance Little Sister témoigne que Richards est bien là quand même.

Image qui reste : Gram Parsons mort d’une overdose, dans un motel, en Arizona. Et ses amis volant le cercueil à l’aéroport pour aller le brûler dans le désert.

Image qui reste : décembre 1974, les Rolling Stones à Munich, sans Mick Taylor. Des guitaristes de remplacement qui défilent, l’album Black & Blue décousu. Et ce mélange toujours, une chanson comme Hand of Fate témoignant, même dans le tunnel, que l’alchimie est présente. On aura tenté de jouer avec des guitaristes américains (Wayne Perkins, Harvey Mandel) mais ça ne colle pas. Eric Clapton ? Pas question d’un soliste qui relèguerait Richards en fond de scène. Le seul qui conviendrait, c’est celui qui est un ami à la fois de Keith et de Mick : Ron Wood. Mais on ne va pas tuer les New Faces, dont il est le guitariste.

Seulement, il faut tourner, alors on propose à Ronnie de les rejoindre pour trois mois : une location en somme. Ron Wood a quelques semaines pour apprendre quelques cent cinquante morceaux. Mais Ronnie sera capable, dans les hôtels, de garder Richards debout toute la nuit pour empêcher les overdoses. Le double album de la tournée, Love you live, dont une face est enregistrée au Mocambo, le club blues de Chicago, témoigne du nouvel équilibre.

Il a quatre ans de moins que Jagger et Richards (il est né le 1er juin 1947) mais son frère, Art Wood, saxophoniste, l’avait très tôt mêlé au monde du rythm’n blues. Il est de la génération suivante, celle des mods (qu’illustreront les Who). Il mènera toujours en parallèle une vocation de peintre, qui probablement n’aurait pas suffi à le faire connaître s’il n’était pas devenu un Rolling Stone. Quand Jeff Beck le recrute, il commute de la guitare à la basse. Avec Rod Stewart et les Faces, il revient provisoirement aux premiers rôles. Quand il signe pour trois mois auprès de ses copains de bringue, ce début 1975, il ne sait pas que c’est pour trente-cinq ans : l’ère Ronnie Wood a commencé.

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Toronto, punition et rédemption


1977 : Keith Richards arrêté pour possession de drogue, une vraie cassure pour les Stones. Un avertissement. Au redémarrage, Paris, une musique toute neuve avec Some Girls, la disco de Miss You et l’artillerie lourde de Start Me Up.

Toronto, la ville canadienne des grands lacs, est une ville américaine à part : plus cosmopolite, plus tonique. Elle est de chaque tournée des Rolling Stones, et plus tard, ils aimeront s’y installer pour répéter.
C’est le cas, ce mois de février 1977. Mais pas possible de décider Richards et Anita à quitter Londres. Télégramme sur télégramme : les autres Stones attendent. Enfoncés dans leur propre réalité, lorsqu’ils passent à la douane, ce 24 février, dans les vingt-huit valises d’Anita on trouve du haschisch et des traces d’héroïne. Les précautions ont été prises. Mais lorsque la police perquisitionne suite 32, au 32ème étage de l’hôtel Harbour Castle, les provisions ont été refaites. Vingt-deux grammes d’héroïne. « Et encore, c’était juste la dose du week-end », plaisantera Richards.

Mais la justice canadienne ne plaisante pas. Et une condamnation canadienne, c’est l’interdiction aussi de pénétrer ou travailler aux États-Unis, et Richards encourt cinq ans de prison. Le 9 mars, les Stones s’envolent pour New York en laissant Keith et Anita à Toronto.

Richards obtiendra un compromis : en l’attente du jugement, assigné à résidence dans le Connecticut, il devra suivre un traitement contre son addiction à l’héroïne. Tout l’avenir des Rolling Stones est en balance.
Chacun roule déjà de son côté. Mick enregistre à la « Fabrique » d’Andy Warhol, où il rencontre Jerry Hall, qui deviendra sa nouvelle épouse et avec laquelle il aura quatre enfants.

Le procès est reporté, et Richards continue son traitement. S’il va mieux ? « La seule différence, c’est la taille de nos pupilles », dit-il. Après tout, on peut se droguer aux limites de soi-même et réaliser Exile on main street, prétend-il. Mais s’il aura quelques rechutes, s’il ne guérira pas de l’alcool (« J’ai été soûl pendant 27 ans8 », dira-t-il), il y a bien pour Richards un avant et un après Toronto. Dans sa maison de Woodstock, avec l’assistance de Stewart, il enregistre des maquettes qui pourront servir en cas d’emprisonnement. Sa liaison avec Anita Pallenberg n’y survivra pas, et sa vie personnelle sera une dérive nocturne et flottante jusqu’à sa rencontre de Patti Hansen et un nouvel équilibre.

En octobre, Toronto accepte son départ pour Paris, où les Stones s’enferment dans le beau studio Pathé-Marconi : un studio à l’ancienne, fait pour les grands orchestres, où on peut jouer avec un son de concert. Fin de l’épisode canadien en décembre : Richards devra donner un concert au bénéfice des aveugles, ce dont il s’acquittera avec ce qui deviendra sa première expérience hors Rolling Stones, les First Barbarians de Ronnie Wood.

Et commence une des périodes les plus créatives des Rolling Stones. Le pianiste à tout faire Billy Preston, qui compensait les absences de Keith, définitivement évincé, les compositions s’appuient sur le double jeu de guitare de Woods et Richards, multipliant les pistes superposées.

De ce soubresaut, surgira le légendaire Some Girls, pour lequel les Stones renouent avec l’art des pochettes délibérément provocantes. Et à nouveau une antienne qui déferle sur la totalité des discothèques tout autour du monde : la mode est au disco, Mick Jagger a composé Miss You, les Stones en font un hymne qui relaye tout le reste de la disco à l’arrière-plan. Y compris avec l’apport d’un joueur d’harmonica, Sugar Blue, paraît-il entendu dans le métro et amené ce soir-là au studio. Et dans les morceaux non utilisés, on laisse dormir ce qui se révèlera un prochain bulldozer du même ordre : Start me up (qui n’apparaîtra que plus tard, dans Tattoo You).

Difficile même de suivre, dans ces trois ans, la gestation des morceaux : on les dirait tous venus d’un bloc, pour une trilogie qui est un nouvel épisode majeur sur la route des Rolling Stones, après Some Girls (1978) viendront Emotional Rescue (1979) et Tattoo You (1980), que prolongeront Undercover of the night (1983) très électronique, et dont Charlie Watts boudera souvent les séances, et l’album Still Life témoignant de comment, sur scène, les Stones s’enracinent à nouveau dans une musique tout près des bases du rock.

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Une brouille (sale boulot)


Dirty work : le sale boulot. Un album qui passera relativement au second plan, sous le bruit de cette brouille qui sépare Jagger de Richards. Pourtant, les Stones qu’on les aime : ça racle, c’est rauque.

On dit, on dit... On dit qu’après des années à avoir tenu le groupe à bout de bras, Mick n’apprécie pas que Keith, rescapé de l’héroïne, veuille à nouveau décider de tout. Les chanteurs sont une légende à eux seuls, les grandes icônes des foules. D’Iggy Pop à David Bowie ou Michael Jackson, l’heure n’est plus aux groupes : une tentation pour Mick Jagger ? Qui l’empêcherait de produire ses propres chansons (Lonely at the top, titre emblématique d’une des premières) et de les chanter en concert ?
Cela pèse sur l’enregistrement de Dirty Work. En deux séjours de plusieurs semaines à Paris, Keith est plus souvent aux commandes que Mick, pris par le lancement de son disque solo. Qui plus est, sur scène, il reprendra les hits des Stones, soutenu par le guitariste des Who, Pete Townsend.

Comme par revanche, Keith Richards accepte lui aussi un projet solo : en 1986, Chuck Berry aura soixante ans. Le légendaire inventeur du rock, toute sa vie, arrive sur le lieu du concert avec sa guitare, se fait payer cash, et chante cinquante minutes sans même avoir répété avec le groupe recruté pour l’occasion. Pour le film Hail ! Hail ! Rock’n roll !, on offre au vieux lion un groupe digne de ce nom. Eric Clapton, Julian Lennon et bien d’autres viendront exprimer leur dette. On découvre un autre Richards, technicien impeccable. Quelques scènes historiques, lorsque Chuck Berry fait reprendre cinq fois à Keith l’intro de Carol, ou bien qu’en plein concert il change brusquement de tonalité. Richards découvre qu’il y a une vie hors des Rolling Stones : ce sera la naissance de son groupe parallèle, le X-Pensive Winos.

Les Rolling Stones se reformeront-ils un jour ? Ronnie Wood se consacre à sa peinture, Charlie Watts réalise son rêve de créer un big-band de jazz, et Bill Wyman enregistre avec ses Rythm Kings.

Darling, this thing is bigger than both of us (« Mon vieux, ce truc c’est beaucoup plus que toi et moi »), dira Richards à Mick Jagger, quand ils se retrouveront : la longévité inépuisable des Rolling Stones, c’est leur alchimie.

Qu’on ne se supporte plus dans la vie, après vingt-cinq ans de travail commun, c’est une chose : aucun d’eux n’obtiendra seul ce qui se passe ensemble.

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Salon vaudou : l’expérience studio


1989-2009 : ce n’est pas qu’on se fréquente beaucoup dans la vie. Mais jamais les tournées n’auront été si majestueuses, et même inventives. Avec retour en studio chaque fois pour se refaire les doigts.

Autrefois, avant même le temps des CD, on savait dans chaque ville quelle boutique, étroite et sombre, proposait des disques interdits, les bootlegs, et cela valait de Londres, dans les rues de Soho que les Stones aussi connurent, jusqu’à Tokyo – Amsterdam était la plus richement fournie. À la sortie des concerts, des camionnettes déballaient une table de camping, et on les trouvait pareillement, les 14 volumes des outtakes de studio, ou les glorieux concerts (Leeds, Bruxelles). Internet progressivement a pris le relais. Les disques « pirate » n’ont pas lésé l’oeuvre principale, ils en ont donné le contexte, les variations.

C’est par eux que nous connaissons un peu mieux les Rolling Stones en studio. Les versions préliminaires, les improvisations, les reprises. Avec leur complicité tacite ?

Les rituels de composition des Rolling Stones sont liés aux phases de leur histoire. D’abord, être chez soi. Louer pour soi seul le studio, si possible là où on peut vivre à proximité dans des conditions confortables, comme si longtemps ils l’ont fait aux studios Olympic de Londres. Ce début des années 80, ils aiment ainsi les vieux studios Pathé-Marconi à Paris : utilisés pour la musique de film et l’enregistrement des grands orchestres, on peut jouer très fort avec un son naturel. On ne se retrouve qu’au début de la nuit, et on travaillera jusqu’au matin : les Stones n’ont jamais été des oiseaux de jour. La légende veut que Keith Richards soit toujours le dernier à paraître. Dans chaque période, une reprise de rythm’n blues devient comme un fétiche, pour se remettre ensemble. Ainsi, dans la période Dirty Work, le Harlem Shuffle créé en 1963 par le duo Bob & Earl.

L’élément déterminant, c’est le riff. La ligne simple de guitare, qui confèrera à Keith Richards son surnom de The human riff. Parfois une variation très simple sur la guitare à cinq cordes accordée en sol. Et souvent, Richards reste des heures à développer ce germe rythmique, le compléter du bridge de milieu de morceau. Les autres doivent bien s’y plier, toute la nuit s’il faut.

On enregistre une première maquette, sur laquelle Mick Jagger chantera (c’est son expression) en yaourt, ligne vocale sans texte, mais dont le titre est souvent venu dès le riff. Ensuite, la superposition des pistes de guitare, facilement six ou huit, où Richards et Wood sans cesse échangent leurs rôles.

Ils ont leurs guitares fétiches. Pour Keith, une Fender Telecaster de 1953 qu’il surnomme Micawber, du nom de cet étrange personnage de Dickens, jamais complètement dans la réalité. Il surnomme Malcom et Sonny deux autres Telecaster, de 1956 et de 1966, moins fragiles et qu’il utilise sur scène. Sa favorite, aussi bien sur scène que pour le travail personnel, lorsqu’il reste accordé de façon standard, une Gibson ES-355 de 1959.
La légende veut aussi que Keith Richards ait collectionné un par un les plus anciens numéros de série des amplis Fender Twin, au son particulièrement clair : préférant un son saturé sur un petit amplificateur, pour donner sa signature au son Rolling Stones.

Pour les ultimes maquettes, on retrouve parfois une version où tout est en place, mais chantée par Keith Richards. Et, dès les années 70, Mick Jagger enregistre alors sa partie chantée, seul dans le studio, toutes lumières éteintes.

L’histoire des albums des Rolling Stones, c’est aussi la liste des producteurs qu’invitent les Glimmer Twins (le nom que Jagger et Richards utilise pour produire en commun) : après Jimmy Miller pour Let it bleed et Sticky Fingers, on invitera Bob Clearmountain, Chris Kimsey, Don Was – mais comment imaginer qu’une quelconque décision musicale échappe aux maîtres d’oeuvre ? Combien de photographies, toute leur carrière, où ils sont côté console, à écouter le mixage, et décider des prises ?

En 1989, après la brouille, on viendra s’installer dans les Bahamas, à Nassau, Air Studio. Mick et Keith se retrouvent d’abord seuls. Ensemble pour trouver la base rythmique et mélodique. Quand les premières idées se stabilisent, Charlie Watts les rejoint : l’apport du batteur se faisant donc dans cette toute première phase de gestation. Mais on enregistrera le morceau d’ouverture, Continental Drift, là où l’histoire s’était arrêtée avec Brian Jones : au Maroc.

En 1994, ils choisissent Dublin. Et ce sera le premier album sans Bill Wyman. Il y a longtemps que Keith Richards enregistre lui-même les principales pistes de basse. Mais quand ils décident de jouer avec Darryl Jones, celui-ci prendra vite sa place aussi en studio.

Les trois disques de cette période, Steel Wheels, Voodoo Lounge, Bridges to Babylon, contiennent chaque fois une de ces perles dures qui sont comme une continuité directe et inchangée des Stones.

Et s’ils ont retrouvé Los Angeles pour Bridges to Babylon, le dernier disque studio à ce jour, The Bigger Bang, sera enregistré comme à la maison, dans le studio aménagé par Mick Jagger dans la falaise de calcaire de son château des bords de Loire, près d’Amboise. Et c’est eux-mêmes, dans cette ultime période, qui font circuler des traces filmées de la gestation du disque, depuis le premier germe à deux, Jagger et Richards, puis à trois avec Charlie Watts.

Pour nous qui considérons ces cinquante ans d’histoire des Rolling Stones comme une oeuvre d’un seul tenant, ces prises, ébauches, variations sont un univers quasi infini. L’alchimie des Rolling Stones n’est pas dans la performance technique, ni dans la virtuosité, mais dans cet ancrage mille fois répété d’un seul rythme, d’une syncope.

Souvent, le triple de morceaux enregistrés, que ceux qui figureront sur le disque. Et on rêve à ces réserves de bandes magnétiques et bobines accumulées sur cinq décennies.

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« Is everybody having fun ? »


« Je suis une des rares personnes au monde à n’avoir jamais vu les Rolling Stones en concert », plaisante Keith Richards.

La vie en tournée et la vie ordinaire, ce sont deux fils pour chacun entremêlés. Sur une aussi longue durée, les destins de vie divergent. Et certainement pourtant une façon d’être ensemble qui, dès lors qu’on se retrouve, en appelle aux premières années, à toute une connaissance instinctive. Chacun des Rolling Stones dira à sa façon, à tel moment ou telle occasion, que ce qui passe lorsqu’ils sont en groupe est toujours plus fort que ce qu’ils expérimentent chacun de leur côté.

« Le secret des Rolling Stones, c’est d’être d’abord un groupe de scène », affirme Keith. C’est dans l’expérience directe du public qu’ils trouveront leur solidité, et leur permanence.

Bien sûr, tout est fixé et précisé : l’ordre des morceaux, le rythme et le tempo. Mais, sur scène, Richards ou Ronnie Wood, ou Darryl Jones, restent à chaque instant capables de s’embarquer dans une piste imprévue.

Depuis 1989, les tournées des Rolling Stones voguent autour du monde comme un gigantesque spectacle, où chacun a sa place. On affronte les plus grands stades, mais on sera toujours les mains nues sur la guitare. Quelle fascination à regarder Mick Jagger, dans une chorégraphie sèche et impeccable, modulant chaque syllabe du chant que tous connaissent par coeur, mais soudain réglant à sa ceinture le dispositif auditif, presque invisible dans l’oreille, qui lui sert de retour.

S’ils ne concevaient pas la scène comme un exercice chaque fois funambule et en déséquilibre, y trouveraient-ils leur bonheur ? On révise bien plus de morceaux qu’on en a besoin. On se retrouve pour cinq à six semaines de répétitions qu’on veut déjà à l’échelle du public. Ainsi les bandes magnétiques enregistrées à Woodstock, préparant la tournée de 1981. Ainsi, ceux qui viennent passer la nuit sur le parking de l’école qu’ils louent à Toronto avant la tournée de 2002.

Un autre rituel : le premier concert. Celui où rien encore n’est trop sûr. Quitte à s’annoncer sous un faux nom, ou par surprise, comptant seulement sur le bouche à oreille. Au Double Door Club de Chicago, le 17 septembre 1997, ils commenceront par le Little Queenie de Chuck Berry que Little Boy Blue & the Blue Boys avait déjà enregistré en 1961, et qui est aussi du concert au Madison Square Garden de 1969.

Les rituels sont immuables. Merci aux vidéos amateur de nous en délivrer souvent des détails : ainsi, en début d’après-midi d’avant le concert, lorsque les assistants des Stones règlent guitares et amplificateurs, jouant les morceaux des patrons. Ou bien lorsqu’eux-mêmes prennent possession de la scène, comme font traditionnellement les acteurs, arpentant le territoire, devant l’immense étendue des places vides.

En 1995, en pleine tournée géante, ils retrouvent à Paris l’Olympia de leurs débuts : jouer en club, dit Keith Richards, c’est parfois plus difficile que sur la sono des stades. Le disque Stripped témoigne de cette maîtrise. Alors, en 2003, ce sera d’emblée le vocabulaire : dans chaque ville, on jouera dans le grand stade, dans la salle moyenne de concert, et en club. Four licks, quatre DVD vont en témoigner, incluant même une caméra sur le manche de la guitare de Ron Wood.

Rituel aussi en coulisses. Déjà, dans les années 70, Bill Wyman exigeait dans les coulisses une table de ping-pong : exercice de rapidité et de concentration qui lui est favorable. Et il emporte lui-même, d’une ville à l’autre, son thé anglais préféré. Les boissons, fruits, plats sont définis par liste. Ainsi, cette tourte traditionnelle aux pommes de terre et viande hachée, le Shepherd Pie, qui pour Keith Richards est un souvenir d’enfance mais aussi, dans une vie où la gastronomie n’a pas été la préoccupation essentielle, une façon de retrouver un peu d’enfance ou les heures d’Edith Grove alors qu’on est cloîtré près de la scène, et que s’accumule la marée humaine.

Rituelle aussi la préparation : dans la loge que Keith partage avec Ron Wood, les deux musiciens ont gardé la guitare préférée, celle qu’on n’emmènera pas sur la scène, et sur un tout petit ampli ils jouent du blues. Et, quelque photo qu’on regarde, Charlie Watts n’est jamais loin. Parfois accompagnant d’une baguette sur le rebord d’une table ou directement sur sa jambe.

La préparation de Mick Jagger lui impose un autre rythme physique, avec discipline de fer pour l’alimentation, la course à pied, la danse. Richards répond, lui, qu’il « entraîne juste les doigts ». Dans les documents filmés, l’évidence aussi que Mick Jagger, même dans ces heures d’avant le spectacle, continue de gérer la machine, dans tous ses aspects.

La scène est un univers. Un des personnages principaux, pour ces deux dernières décennies, c’est le pianiste. Après Nicky Hopkins dans la période 69-73, et la permanence de Ian Stewart dès lors qu’il s’agit de bon rock’n roll (lui qui les appelle « mes petits chéris à trois accords »), ce sera Billy Preston, puis l’ancien Faces Ian McLagan, enfin Chuck Leavell. Appui direct de Mick sur la scène, en charge de l’harmonie, il est aussi celui qui organise le choeur (et ses deux piliers, Bernard Fowler et Lisa Fischer), ou l’orchestration des cuivres (parmi lesquels l’inusable Bobby Keyes). De quoi laisser leur liberté aux deux ferrailleurs que sont Richards et Wood pour inventer les contrepoints, ou les accords à contretemps qui vont déchirer le ciel.

« Is everybody allright, is everybody having fun », dira rituellement Mick Jagger, pour qui c’est un exercice obligé. Le concert fini, ils seront dans l’avion, où les rituels sont aussi précis, Wood et Richards dans leur rangée, un rideau de séparation, Jagger et Watts dans la suivante, un rideau de séparation et puis les autres musiciens, gestionnaires, attachés de presse. Mais comment concevoir, dans l’immense son des Rolling Stones, la battue précise de Charlie Watts, et le duo parfois ennemi mais constamment fusionnel de Jagger et Richards, que cinquante ans d’histoire n’aient pas tenu d’abord, sur scène, à une vérité ?

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1ère mise en ligne et dernière modification le 28 mai 2012
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