je n’ai pas le temps, disent-ils

du temps qu’on passe à des bêtises au lieu d’être sur le web


Le réseau est-il chronophage ? Sans doute c’est la phrase qu’on entend le plus souvent, assortie de la version symétrique : « Combien de temps tu y passes par jour ? » Mais justement posant immédiatement la question de la socialité, et de comment elle s’organise. Si je suis comme ces jours-ci en stage ou en cours, j’interviendrai peu sur le réseau. Si je suis requis par une tâche concentrée à l’ordinateur (et ce n’est pas seulement l’écriture), je passerai deux heures ou plus sans quitter l’écran de mon logiciel principal. Il n’est pas imperméable : des « notifications » des e-mails reçus pourront s’afficher dans une lucarne discrète, pour des discussions ou réponses importantes, j’irai y voir ou pas. Je peux connaître aussi des phases d’addiction : qu’on initie soi-même un fil de discussion sur Twitter ou Face Book, et les réponses viendront, et quand on repasse d’un réseau sur un autre de nouvelles pistes sont là qu’on peut suivre. Mais cette addiction paresseuse, je sais la mettre en cause si un travail me requiert, et je sais qu’avant toute phase de travail dense je pourrai avoir de telles semaines de retrait – retrait qui s’exprime d’abord par rapport à soi-même, je n’ai jamais craint de passer de pleines journées à relire de vieux Simenon sur un canapé, ou racler indéfiniment mes guitares, porte soigneusement fermée. Le web, alors, est-il chronophage de quoi ? Se souvenir de Damvix, où les voisins agriculteurs venaient timidement demander à ma grand-mère de téléphoner pour eux à l’inséminateur ou au vétérinaire : c’était la Vendée des années 60, ou de comment le dimanche matin, à Civray où nous habitions, je répondais au téléphone que « non, mon père n’est pas là », une voix d’enfant ça fait plus honnête tandis qu’il faisait de grands gestes à un mètre de là, parce que la voiture d’Untel ou d’Untel ne démarrait pas, et que des quatre garagistes ce n’était pas son tour de permanence : le téléphone en tant qu’outil de proximité sociale avait beau avoir largement soixante-dix ans, son usage n’était pas si massif ni populaire. Combien de fois encore ces temps-ci je reçois des e-mails où on me demande un rendez-vous téléphonique, mais j’ai une phrase toute prête pour répondre – et c’est vrai – que je n’aime pas le téléphone, et que le mail permet de retracer l’historique d’une conversation : je considère le téléphone, temps brutal d’arrachement, passage de la pensée à la voix, comme intrusif, et non pas l’e-mail. Mais dans les professions qui m’entourent, deux décennies où le téléphone est l’instrument principal les séparent du rapport à l’ordinateur comme outil de socialité. Il y a encore quatre ou cinq ans, on nous mettait en garde sur la soi-disant a-socialité que représentaient nos usages numériques : je rétorquais que ces amitiés nouvelles, réseau qui m’aidait à avancer avec une précision incroyable dans mon livre sur Led Zeppelin, chantiers de réflexion ouverts simultanément, à trois ou quatre, entre Nagoya et Montréal, étaient une socialité qui m’importait plus que celles issues de la contrainte géo-localisée. Cela pose quelques problèmes adjacents : le message texte, qui n’a plus sur le web l’apparat et le rituel de la lettre, ni sa médiation temporelle, peut s’amplifier outre-mesure et nous porter à un excès qui surprendra beaucoup celui qui en est moins familier. Ou bien : protégés de la relation directe, la complexité relationnelle qui peut naître de vos échanges réseau vous laissera sans rien avoir à dire à la même personne lors d’une rencontre réelle, parce que cette lucarne sur votre atelier personnel vous ne la laissez accessible que par l’écran à la découpe toujours partielle, heureusement. La question ici, c’est plutôt : comment éduquer collectivement à ce déplacement réel de frontières entre usages privés et usages sociaux ? Me frappe plutôt la vitesse de sédimentation sociale : les ados que nous connaissons (ou les étudiants auxquels professionnellement nous avons affaire, même partageant les mêmes outils réseaux) ont par nécessité inclus cette séparation complexe de strates d’implication et d’échange. Cela n’empêche pas, enjeu considérable, que ces usages soient formulables au niveau d’une société civile, et d’une protection effective de ceux qui pourraient être victimes de leur non-maîtrise de cette séparation : les enjeux d’une régulation y compris juridique de ces usages reviennent constamment sur la place publique (dois-je restreindre une visibilité publique telle que paramétrée par défaut par Face Book, ou bien doivent-ils eux s’astreindre à un contrat minimal que je ne puis élargir qu’en cliquant volontairement ? Depuis quelques semaines, lors d’une création de « groupe » sur Face Book il est possible d’y inclure des personnes non sollicitées : je déteste être soumis à cet embrigadement faible, mais qui inonde soudain ma boîte mail : nous ne sommes pas dégagés de ces problématiques). Avec ceux qui me disent « J’ai pas le temps » ou « Combien de temps tu y passes par jour », j’aime bien qu’on y regarde de plus près : le temps que j’y passe par jour, je ne sais plus le mesurer. Je viens de faire, là dans la rue, la photographie d’une boîte aux lettres et d’une sonnette sur une vieille maison, l’absence de nom, sur deux fonctions sociales aussi intimes, avait déclenché ce geste qui tient à la fois de notre rapport global au monde et du carnet de note personnel. Mais l’outil dont je me suis servi fait partie de mon arsenal numérique. Si je lis le journal, sur un point politique ou scientifique qui me concerne en tant que citoyen ou dans cette curiosité que nous avons sans cesse à réveiller, je passe par mes outils numériques. Mais le livre que je lirai tard le soir, ou ce morceau de piano avec quatuor à cordes de Morton Feldman qui m’a accompagné hier durant tout ce temps de travail, c’était aussi l’usage numérique. On dirait donc, réellement, qu’Internet en tant que tel a commencé de se dissoudre, devenir transparent. Tel ami libraire qui me dit n’avoir pas le temps confère téléphoniquement avec ses collègues, sur des questions strictement professionnelles, une moyenne d’une heure et demie par jour, me dit-il, et accompagne cette réflexion de nombreux articles, tribunes, ou interventions directes : la présence réseau que j’aurais de ces trois niveaux ne serait pas, de mon côté, un temps supplémentaire, et les outils dont je dispose, il en dispose aussi. Ou discussion l’autre vendredi avec deux amis enseignants, l’un avec pratique réseau et l’autre sans – pour chacun de nous, le temps de relation avec les étudiants est à peu près le même (avec ce paramètre lui complètement changé : la relation avec nos étudiants n’est plus limitée au temps de présence à la fac, et souvent l’essentiel passe par l’échange virtuel). L’ami sans réseaux nous dit consacrer deux heures par jour sur son logiciel mail, dossiers, relations individuelles aux étudiants – c’est dans ce même temps fixe que l’ami avec réseau ou moi-même avons transféré une part dans la communication de groupe, constitution de liste, groupe FaceBook et, pour nos propres rapports entre enseignants, échange Twitter. Cela aussi pose beaucoup de problèmes adjacents : la séparation grandissante entre ceux qui pratiquent les outils réseaux et ceux qui s’en tiennent à distance – alors que, côté étudiants, aucun pour s’en tenir à distance, uniquement par le fait que leurs usages privés les y ancrent. Ou bien : pour ma part, désaffection grandissante de la boîte e-mail, huit messages sur dix émanant de personnes qui n’ont pas compris que transmettre des informations collectives par ce biais ne sert à rien, gestion accrue des discussions en temps réel, mise en attente de réponses qui demandent plus d’écart. Mais la socialité, elle, est accrue : il paraît que le pont sur la Loire doit prochainement être interdit aux vélos, le voisin d’en face m’en instruit par e-mail, ça n’empêche pas que lorsqu’il passe dans la rue, sur son vélo, il jette un oeil à ma petite fenêtre sur bureau et qu’on se salue d’un grand geste de la main, qui ne m’interrompt pas plus dans mon travail qu’un message twitter (est-ce qu’on ne pense pas, en même temps qu’on travaille : c’est cette voix off que j’expédie dans la petite boîte en cent quarante caractères). L’ami libraire le confirme : son site Internet, ce sont les clients qu’il voit le plus souvent dans son magasin qui l’utilisent. La socialité de proximité s’est installée dans le numérique, et tout ce que nous faisons, concernant le numérique, c’est le dissoudre : dans le décalage horaire du Québec, j’étais spectateur – de loin – du web des insomniaques, qui ne ressemble en rien au web diurne. Le numérique n’est pas du temps en plus : il est seulement la recomposition de notre temps social, avec l’enjeu pour nous considérable d’une relation accrue de ce temps avec notre temps artistique ou professionnel, et une relation complexifiée, avec tous les dangers mais toutes les ouvertures que cela induit, de notre temps social et de notre temps privé. Une phrase qui me marque, dans le livre, que je lis, un mouvement du pouce sur l’écran de l’iPad et elle est sur le réseau, c’est là que moi-même j’irai la piocher pour la retrouver. « Combien de temps tu y passes par jour ? – Je n’y passe pas un temps spécial », je réponds, maintenant, évasivement.

 

Temps qui passe et temps qu’il fait : Blois, stage "de l’écrit à l’écran", Guénaël Boutouillet, coordonnateur du site de Livre au Centre, twitte qu’il neige.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 novembre 2010
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